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Je ne crois pas qu'il se rencontre dans toute l'histoire de l'hu-
manité un peuple sur lequel le malheur se soit acharné sans répit
et sans trêve comme sur le peuple irlandais. D'autres nations as-
surément, toutes, on peut le dire, ont eu leurs jours troublés,
leur période d'infortune cruelle, d'oppression ou de misère. Mais
à la souffrance succédait un épanouissement de vie et de prospé-
rité, à l'abaissement la gloire, à l'esclavage la liberté. L'Irlande a
souffert, a été écrasée, broyée, asservie, elle a été mise en lam-
beaux, déchiquetée comme une proie, couverte de ruines et de
sang, et ces calamités se sont succédé sans interruption, renais-
sant en quelque sorte l'une de l'autre, durant un espace de
sept siècles entiers.

Ce n'était pas assez encore. Le peuple irlandais ne devait
échapper à aucune des douleurs, à aucune des humiliations de la
défaite. Son vainqueur ne l'a pas seulement foulé aux pieds, il l'a

(1) Cours d'ouverture fait le vendredi 8 décembre 1882.

REVUE DE L'ENSEIGNEMENT.

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couvert d'opprobre, il a déversé sur lui à pleines mains les calomnies et les outrages. Était-ce ignorance ou mépris? Était-ce un raffinement de cruauté ou un besoin de justifier aux yeux du monde des actes indignes d'un peuple civilisé? Je laisse à la conscience anglaise le soin de répondre. Lord Fitzwilliam avait, en tout cas, raison de dire, en 1846, en pleine Chambre des lords:

L'Irlande est une contrée que les Anglais ne connaissent absolument pas. Elle est un miroir dans lequel l'Angleterre n'aime pas à se regarder et dont elle ne peut pourtant détourner le regard, malgré toutes les causes de regret et de honte qui s'y reflètent.

Quand on ignore, ou qu'on est censé ignorer les affirmations intéressées ne coûtent guère; l'orgueil peut se donner libre jeu. A tous les reproches qui frappent leurs oreilles, à toutes les plaintes qui s'élèvent, à toutes les compassions que la situation de l'Irlande. provoque, les Anglais répondent avec leur flegme imperturbable : « L'Irlande est à elle-même la cause première de tous ses maux. Si l'Irlandais est pauvre, c'est qu'il ne travaille pas, c'est qu'il n'économise pas, qu'il est intempérant, imprévoyant, plongé dans l'ignorance et dans le vice, et, pour tout résumer en en mot, c'est qu'il est d'une race inférieure. » Tel était le langage qu'entendait déjà, en 1835, M. de Beaumont voyageant en Angleterre; tel est le langage que vous pouvez entendre aujourd'hui encore. On ne s'est pas tenu là. Non content d'accuser l'habitant, on a accusé le sol. L'Irlande, a-t-on dit, est un pays humide et peu propre à l'agriculture. Elle peut servir tout au plus à l'élevage du bétail; c'est là sa véritable destination. La verte Érin est une grande prairie. Tout au plus encore peut-elle produire des pommes de terre pour nourrir les indigènes !

Eh bien, Messieurs, je n'hésite pas à l'affirmer les reproches adressés à l'homme, comme ceux qui atteignent la nature, sont, dans leur ensemble, de pures calomnies. Je voudrais, dès le début de ce cours, en faire sommaire justice.

L'Irlandais est paresseux et indolent. Mais l'est-il de nature? Voyez-le quand, sur la terre libre d'Amérique, il peut travailler avec la certitude de travailler pour lui, de profiter des fruits de son travail, voyez quelle activité et quelle intelligence il déploie et comme il s'élève parfois aux plus hautes fortunes. C'est par millions que se chiffrent les seuls subsides que les Irlandais d'Amérique envoient chaque année à leurs frères pauvres restés sur le sol natal. Voyez-le même quand il loue ses services au dehors, en Angleterre ou sur le continent. Un ingénieur anglais déclarait, il y a quarante ans déjà, qu'il lui était impossible d'assigner

une supériorité quelconque aux ouvriers anglais sur les ouvriers irlandais.

L'Irlandais est imprévoyant, il n'amasse pas, tandis que sa famille se multiplie avec une désespérante fécondité. Amasser! grand problème pour l'homme qui non seulement n'a rien, mais ne peut rien acquérir! L'Irlandais, nous le verrons, tant qu'il reste en Irlande, est rivé au sol; il ne peut trouver que là sa subsistance, et s'il l'y trouve, elle est si maigre qu'à peine lui suffitelle à vivre.

Quant à cette prodigieuse fécondité des mariages irlandais, elle est, comme nombre de griefs du même genre, une simple illusion d'optique. La population irlandaise est si malheureuse, si misérable que chaque enfant qui naît semble un surcroît inutile. Quand le voyageur rencontre dans une hutte de boue, accroupis sur le sol nu, trois ou quatre petits êtres déguenillés et mourant de faim, il ne peut que regretter leur naissance. Mais cette impression, si légitime et humaine, ne saurait prévaloir sur les chiffres. Savez-vous quelle est, à l'heure présente, l'excédent des naissances sur les décès dans les trois pays constituant le Royaume-Uni ? En Angleterre, il est de 15 pour 1,000;

En Écosse, de 14 pour 1,000;

En Irlande, de 7 pour 1,000, moins que la moitié, en proportion de l'Angleterre (1).

L'Irlandais est ignorant, mais à qui la faute? Au moyen âge, l'Irlande n'est-elle pas appelée l'ILE DES SAINTS ET DES SAVANTS? N'est-ce pas d'elle que sont sortis les premiers missionnaires de la civilisation continentale? Un pays qui a produit, au 1x° siècle, le fondateur de la scolastique, Jean Scot Érigène, qui plus tard a compté parmi ses enfants des littérateurs comme Swift et Sheridan, des poètes comme Thomas Moore, des orateurs comme Henry Grattan et O'Connell, un tel pays serait-il fatalement voué à l'ignorance? Mais ceux qui l'en accusent oublient donc que jusqu'à la fin du siècle dernier l'Irlandais n'avait d'autre ressource que de convertir ses enfants à l'anglicanisme ou de les priver d'instruction? Ils oublient que le territoire était interdit, sous peine de mort, à tout catholique faisant le métier d'instituteur, et que le moindre mal qui pût lui arriver, était d'être déporté aux Indes occidentales.

(1) Les chiffres exacts sont : pour l'Angleterre, 14,83; pour l'Écosse, 14,27; pour l'Irlande, 7,002. Si l'on considère la seule proportion des naissances à la population, on trouve en Angleterre 33 naissances pour 1,000 habitants; en Ecosse, 35; en Irlande, 24. Ces calculs sont basés sur la statistique officielle anglaise de 1882. (Statistical Abstract for the United Kingdom (1867-1881), p. 159.)

Et quand les Anglais, pour finir cette énumération de griefs, réunissent tous les outrages en un seul pour le jeter à la face de leur ennemi, quand ils le déclarent arrogamment d'une race inférieure, ne s'aperçoivent-ils pas qu'ils renient leurs propres ancêtres? Dès le XVIIe siècle, un Anglais, John Davis, constatait que la population anglo-saxonne, immigrée en Irlande et assimilée aux Irlandais, l'emportait en nombre sur les indigènes. Aujourd'hui, cela est bien plus vrai encore. Ce ne sont donc pas seulement des Celtes qui habitent l'Irlande, ce sont surtout des descendants d'Anglo-Saxons.

Disons-le, du reste, hautement : les détracteurs les plus systématiques des Irlandais ont été forcés de rendre hommage à leur honnêteté, leur charité, leur bravoure. Ils ont dû reconnaître que l'Irlandais avait le culte de la foi jurée, qu'il savait souffrir sans se plaindre, cacher sa misère jusqu'au moment où il tombe d'épuisement, qu'il savait se priver du plus indispensable nécessaire pour secourir ceux qu'il croit plus pauvres que lui. Quand on rencontre de telles qualités chez un peuple, il faut se garder des jugements téméraires, et se demander si ceux-là mêmes qui lui adressent les plus sanglants reproches ne sont pas les premiers auteurs des vices qu'ils lui imputent.

ses

La nature, je vous l'ai dit, a été, en Irlande, calomniée comme l'homme. Vous rencontrez facilement chez les écrivains anglais des descriptions enthousiastes de la pittoresque Irlande, lacs et ses montagnes, ses côtes et ses récifs ont fourni matière à des amplifications brillantes. Mais sous les fleurs vous sentez l'aiguillon. « Ce pays n'est fait que pour le charme des yeux », dit le poète, et, ajoute le marchand, « pour l'élève du bétail ». Il est, conclut l'économiste, insuffisant pour nourrir la population qui s'y presse. La population qui s'y presse! Elle est bien réduite pourtant, cette population, car elle ne s'élève plus guère aujourd'hui qu'à 5 millions d'habitants. Or, si nous consultons les agronomes, ils nous apprennent que le sol de l'Irlande, sol plus fertile que celui de l'Angleterre elle-même, nourrirait, s'il était draîné et aménagé, comme il peut l'être, une population sept fois plus considérable, une population de 35 millions d'habitants (1). Ce n'est donc pas là qu'il faut chercher les causes du malheur de l'Irlande.

Faut-il les chercher dans le mode d'exploitation du sol, dans la culture des pommes de terre? C'est en effet une opinion trop

(1) Rob. KANE, Industrial ressources of Ireland, p. 300.

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