I MICHEL BAKOUNINE La figure étrange du révolutionnaire russe Michel Bakounine était restée jusqu'ici presque inconnue du grand public. Tandis que le nom de son âpre rival, dans l'Internationale, Karl Marx, avait atteint une célébrité universelle, la renommée de Bakounine n'avait pas dépassé le cercle étroit de quelques fidèles. Ce fut pourtant une personnalité extraordinaire, dont la vie aventureuse mérite d'être contée. On le peut maintenant, grâce à l'éditeur de ses œuvres, M. James Guillaume, qui fut l'un de ses principaux compagnons. Sans doute on avait bien la Correspondance de Michel Bakounine avec Herzen et Ogareff, recueillie par M. Dragomanoff (1) mais, si elle nous renseigne sur les plus curieux épisodes de cette vie singulièrement dramatique, elle est impuissante à nous en donner une impression d'ensemble. Il y avait aussi la volumineuse étude manuscrite édifiée par la pieuse patience de M. Nettlau, et qu'on trouve à la Bibliothèque Nationale (2); mais sa forme même ne la rend accessible qu'aux seuls érudits. Désormais, avec le nouveau volume que M. James Guillaume vient d'ajouter aux deux premiers tomes des OEuvres de Michel Bakounine (3); et avec les Documents et Souvenirs qu'il publie lui-même sur l'Internationāle (4) et dont trois parties ont déjà paru, il est facile de reconstituer la physionomie passionnante de l'agitateur slave. Agitateur, Bakounine ne fut, en effet, que cela. Lui-même s'est défini, « non pas un savant, non pas un philosophe, non pas même un écrivain, mais un amant passionné de la liberté ». De fait, il n'a laissé à quelques exceptions près que des études inachevées, écrites au hasard des circonstances, images exactes de sa (1) Perrin, éditeur, 1896. (2) Le travail de M. Nettlau a été tiré à cinquante exemplaires autocopiés, presque tous destinés aux grandes bibliothèques publiques d'Europe. (3) Stock, 1908. (4) Société Nouvelle de Librairie et d'édition et Edouard Cornély, éditeurs, 1905 et 1907. Stock, éditeur, 1909. propre existence, dont il a pu dire qu'elle n'était aussi qu'un « fragment ». Dans ses Œuvres posthumes, son ami Herzen nous a laissé de lui ce vivant portrait : « Son activité, comme son oisiveté, sa stature puissante, son appétit, tout chez lui prend des proportions gigantesques et dépasse de beaucoup ce qu'on voit chez les autres. Sa figure est celle d'un titan à tête de lion, avec un superbe hérissement de crinière... Toute sa personnalité apparaît si bien en relief et s'annonce partout d'une façon si puissante et si excentrique au milieu de la jeunesse de Moscou comme devant l'auditoire de l'Université de Berlin, parmi les communistes de Weitling, comme chez les montagnards de Caussidière; dans ses discours de Prague, durant son commandement en chef, pendant l'insurrection à Dresde; dans son procès, ses prisons; devant l'arrêt de mort et toutes ses tortures, en Autriche; enfin devant l'extradition en Russie, où il disparut pour de longues années derrière les terribles murailles du ravelin d'Alexis, tout cela fait placer Bakounine au rang des hommes qui ne peuvent rester inaperçus de leurs contemporains, ni être oubliés par l'histoire... Au fond de la nature de cet homme, se trouve le germe d'une activité colossale, pour laquelle il n'y eut pas d'emploi. Bakounine porte en lui la possibilité de se faire agitateur, tribun, apôtre, chef de parti ou de secte, prêtre hérésiarque, lutteur. Placez-le dans le camp qui vous plaira parmi les anabaptistes ou les jacobins, à côté d'Anacharsis Clootz ou dans l'intimité de Babeuf, mais toujours à l'extrême gauche, et il entraînera les masses et agira sur les destinées des peuples (1). » C'est à ce besoin insatiable d'action qu'il dût d'être un type si représentatif des milieux révolutionnaires qu'il traversa. Toute sa signification historique est là, dans cette puissance unique à répercuter les idées ambiantes et à leur donner, par le rayonnement de sa personne, un relief exceptionnel. Michel Bakounine naquit en 1814, à Priamouchino, district de Torjok, dans le gouvernement de Tver, d'une famille aristocratique touchée par les idées libérales. Son père, qui avait été dans la diplomatie, s'était trouvé sous l'influence de ce premier mouvement révolutionnaire qui atteignit si fortement, en Russie, les couches militaires et qui, parce qu'il éclata en décembre 1825, porta le nom de « décabrisme » ou « décembrisme ». Destiné à la vie militaire, Bakounine entra à l'école d'artillerie de Pétersbourg. De là, il fut envoyé en garnison dans le gouver(1) DRAGOMANOFF, Correspondance de Michel Bakounine, pp. 100 et 101. nement de Minsk, où il vit de près le sort de la Pologne sous le joug russe. Le spectacle d'une nation asservie, joint à ses idées natives de liberté et à l'influence du libéralisme familial, aida sans doute puissamment à la formation du caractère de Bakounine. Vite fatigué du métier militaire, il démissionna en 1834 et vint se fixer à Moscou. Il y resta les six années qui suivirent et s'y comporta comme se comportaient à cette époque et se comportent encore aujourd'hui beaucoup de Russes, passant les jours et les nuits, plutôt les nuits, à discuter les thèses philosophiques venues de l'Occident. La Russie n'a pas de culture traditionnelle, et, dans son impuissance à alimenter elle-même ses propres spéculations, elle a toujours avidement emprunté à l'Europe ses conceptions nouvelles. C'était le moment où, après les idées de Fichte, la philosophie de Hegel était l'objet d'un furieux engouement. Bakounine devint aussitôt un hégelien passionné, non pas encore un hégelien de gauche, mais un hégelien de droite, trouvant dans les thèses du maître juste le contraire de ce qu'il en tirera plus tard : la légitimation de l'Etat. D'ailleurs, à Moscou, Bakounine discute Hegel non pas avec les premiers venus, mais avec des hommes dont quelques-uns vont avoir en Russie et hors de Russie une action prépondérante. Il y a là le publiciste Nicolas Stankévitch, l'âme du cercle; l'écrivain Bielinski, qui, après 1840, portera si haut la critique littéraire et artistique en Russie; Katkoff, le futur panslaviste; puis Ogareff et Herzen, avec qui Bakounine se liera si fortement pour la vie. En 1840, Bakounine va à Pétersbourg, puis à Berlin, où il entend compléter ses études philosophiques, et où il rencontre, dans les mêmes préoccupations, son compatriote Tourgueneff. L'ancien officier se destine à l'enseignement universitaire. Mais, au bout de deux ans, emporté par ce désir de connaissances et de voyages qui va le pousser toute sa vie, il passe à Dresde, où il s'attache plus intimement à Ruge, qui y rédige ses Deutsche Iahrbucher. C'est dans cette revue que, sous le pseudonyme de Jules Elisard, et se donnant pour un Français, il publie, sur la réaction en Allemagne, un article célèbre, où apparaissent pour la première fois, les conclusions révolutionnaires de ses conceptions hégeliennes. A Dresde, il se lie encore avec le poète révolutionnaire Herwegh, qui caractérise si bien ce moment romantique de l'histoire allemande, et avec le musicien Reichel, qui deviendra son meilleur ami et entre les bras duquel il mourra. En 1843, il est en Suisse et subit l'influence des idées commu nistes du tailleur-philosophe Weitling. En 1844, poursuivi par police suisse, à l'instigation du gouvernement russe qui lui avait adressé des sommations réitérées d'avoir à rentrer dans son pays, il quitte Berne et son ami Adolf Vogt,et se rend à Bruxelles, puis à Paris, où il se fixe jusqu'en 1847. Ces trois années de séjour à Paris vont exercer une action singulière sur Bakounine. 1844-1847, époque incomparable, où fermentent sourdement les idées et les passions qui éclateront subitement en gerbe, en février 1848 ! Quelle floraison de théories, quel bouillonnement de systèmes, les uns issus du sol français, les autres importés de l'étranger! Bakounine se plonge au plein de cette vie ardente et heurtée, se mêlant à tout et à tous, approchant George Sand, Pierre Leroux, Lamennais, Chopin, etc., etc., et rencontrant enfin les deux hommes dont la pensée dominera le socialisme contemporain : Marx et Proudhon. Bakounine a raconté l'impression profonde que Marx produisit sur lui, et dans cette première rencontre se trouvent déjà les germes de leurs dissentiments ultérieurs. J'emprunte à la notice biographique si complète que M. James Guillaume a placée en tête du second volume des OEuvres de Bakounine, cette citation, où le grand révolutionnaire russe a fixé ses souvenirs à ce sujet : «< Marx, écrit-il en 1871, était beaucoup plus avancé que je ne l'étais, comme il l'est encore du reste aujourd'hui, non pas plus avancé, mais incomparablement plus savant que moi. Je ne savais alors rien de l'économie politique, je ne m'étais pas encore défait des abstractions métaphysiques et mon socialisme n'était que d'instinct. Lui, quoique plus jeune que moi, était déjà un athée, un matérialiste savant et un socialiste réfléchi. Ce fut précisément à cette époque qu'il élabora les premiers fondements de son système actuel. Nous nous vimes assez souvent, car je le respectais beaucoup pour sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours mêlé de vanité personnelle, à la cause du prolétariat, et je recherchais avec avidité sa conversation toujours instructive et spirituelle lorsqu'elle ne s'inspirait pas de haine mesquine, ce qui arrivait, hélas ! trop souvent. Jamais pourtant il n'y eut d'intimité franche entre nous. Nos tempéraments ne la comportaient pas. Il m'appelait un idéaliste sentimental, et il avait raison; je l'appelais un vaniteux perfide et sournois, et j'avais raison aussi. » Ce sera là, dans cette opposition des caractères, et non pas dans une divergence d'opinions plus apparente que réelle, qu'il faudra chercher l'explication de l'implacable duel des dernières années de l'Internationale. Chez Proudhon, l'homme exerça sur Bakounine plus d'impression que le penseur. Leur liaison semble avoir été solide. Nous sa vons, par une page célèbre de Herzen, quelles interminables controverses, toujours sur l'éternelle philosophie hégelienne, mettaient les deux discuteurs aux prises. « J'ai rencontré Proudhon, raconte Herzen, deux ou trois fois chez Bakounine, avec lequel il était intimement lié. Bakounine demeurait alors chez A. Reichel, un musicien, occupant un très modeste appartement dans la rue de Bourgogne, sur la rive gauche de la Seine. Dans ce temps, Proudhon se plaisait à y aller souvent, pour entendre la musique de Reichel et le Hegel de Bakounine; mais les débats philosophiques l'emportaient sur les symphonies. Un soir (c'était en 1847), Karl Vogt, qui demeurait aussi dans la rue de Bourgogne, et rendait souvent visite à Reichel et Bakounine, parut ennuyé d'éconter les discussions éternelles sur la phénoménologie, et s'en alla chez lui. Le lendemain matin, il revint pour chercher Reichel, avec lequel il devait aller au Jardin des Plantes. Etonné d'entendre à cette heure matinale une conversation animée dans la chambre de Bakounine, il ouvre la porte et que voit-il? Proudhon et Bakounine assis à la même place où il les avait laissés la veille, devant le feu éteint de la cheminée, terminant par quelques phrases brèves les débats qu'ils avaient entamés le soir. »> Dans ce milieu intellectuel et politique surchauffé, Bakounine se serait sans nul doute attardé, si un événement, provoqué par son ardeur révolutionnaire, ne l'avait fait expulser par le gouvernement de M. Guizot. Dans un banquet en commémoration du dixseptième anniversaire de l'insurrection polonaise de 1830, il n avait appelé, en un brûlant discours, à l'union des Polonais et des Russes, pour renverser le Tsar et émanciper du même coup « tous les peuples slaves qui languissent sous le joug étranger ». C'était l'affirmation bruyante de cette idée slavo-polonaise qu'il appellera plus tard, en 1861, son « idée fixe ». Il n'en fallait naturellement pas plus pour être expulsé de France, surtout après la requête de l'ambassadeur de Russie, M. Kisseleff. Chassé de Paris, Bakounine se retire à Bruxelles. Il y retrouve Marx, et leur antipathie réciproque ne fait que s'accroître. Il refuse d'entrer dans la Ligue des communistes de Marx et d'Engels, et se plaint que ceux-ci se livrent contre lui à des attaques sourdes. Dès ce moment, au reste, commence pour Bakounine, cette série de calomnies qui surgiront sous chacun de ses pas et qui lui rendront la vie si difficile. M. Kisseleff avait vaguement laissé entendre qu'il l'avait employé autrefois, mais qu'il avait dû s'en séparer, parce que Bakounine jouait trop mal son rôle d'agent de la Russie. Cette accusation devait être nécessairement ramassée par ses ennemis, et ils n'y manquèrent pas. |