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imprimer par millions d'exemplaires, illustré d'effarantes images où l'on voit l'Europe impérialiste dévorant les bébés chinois, avec des variantes. Le cercle écoute, attentif. L'orateur s'exalte. Ce calme Chinois, en dix minutes, atteindra à la fureur hystérique. Il hurlera sur un ton aigu, multipliera les gestes, se griffera le visage, tandis que ses auditeurs, enfiévrés, conquis sans avoir compris, par cette seule comédie, feront chorus.

Mais un agent de police, Chinois à notre service, survient. Dix coups de matraque sur ceux qui crient le plus fort. Incident clos. A côté, les joueurs, accroupis autour d'un tas 'de sapèques, n'ont même pas levé les yeux.

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et

Par deux, un long bambou qui plie d'une épaule à l'autre, supportant la caisse ou le sac, grimaçants courbés, ils avancent à petits pas et, pour se donner du cœur, ils jettent à tour de rôle un cri bref, sur deux tons.

Quand ces coolies ignoraient leur qualité de citoyens libres, ils travaillaient, gagnaient de quoi vivre et s'en trouvaient fort heureux, songeant à leurs pères qui crevaient de faim avant que les Blancs eussent bâti, sur les bords du marécageux Whampou, cette ville immense.

D'autres hommes sont venus qui se sont dits leurs frères et qui leur ont appris qu'ils étaient au moins les égaux des < diables étrangers » et non les serfs. Ils ont ri tout d'abord, puis ils l'ont admis et, depuis ce jour, citoyens conscients, ils peuvent parce qu'il leur plaît à eux et à leurs chefs, ces nouveaux maîtres plus impitoyables que les anciens, qui commandent mais ne paient pas tout à leur aise mourir 'de faim devant les bateaux où pourrissent les stocks de mar chandises qu'ils refusent de décharger.

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Alors, naïvement, ils vont dans la cité chinoise, où, à toute heure du jour, des orateurs, jeunes hommes méprisants et diserts revenus d'Europe et d'Amérique, leur parlent de leurs droits et les excitent à se jeter sur cette ville magnifique qui, prise, leur donnera tout ce qu'ils peuvent désirer: de quoi calmer leur faim, leur soif et jusqu'au plus fou de leur désir.

Misérables coolies que leurs chefs voudraient lancer à l'attaque des concessions, on imagine cette boucherie : ces masses mal armées sous le feu des mitrailleuses anglaises, françaises, sous les bombes de nos avions, sous le canon de nos bateaux.

On put craindre, dans les premiers jours d'avril, que la foule chinoise, chauffée à blanc, obéirait enfin. Des barrières de fer qui fermaient les voies d'accès vers la conces

ENVOYEZ

ALLEZ AU

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sion française avaient été abattues. Jour et nuit, les troupes stationnaient à leurs emplacements de combat.

Ce sont les heures tragiques où Chang Kaï Chek joue sa partie contre Hankéou. Qu'il échoue et c'est l'assaut.

Notre consul et son lieutenant, le chef de la garde municipale, ancien officier de renseignements au Maroc, pour qui la diplomatie familière n'a plus de secrets, entretiennent des intelligences auprès du général sudiste, le réconfortent, le stimulent, le soumettent à un dopage continu alternatives d'espoir et de découragement, dont la conclusion sera le coup d'Etat de Nankin.

Changhaï, entre autres somptuosités, s'est donné le luxe d'un hippodrome en plein cœur de la ville. Champ de courses où, dans la première quinzaine de mai, se court une épreuve fameuse dont le gagnant touche entre deux et trois millions de francs; terrain de polo où, tous les jours qu'il fait soleil, les poneys ébouriffés que le jeu grise, s'acharnent à poursuivre la balle; golf pour les gentlemen d'âge; tennis et champ d'aviation.

Le porte-avions anglais « Argus » y a installé ses escadrilles sous de grands hangars de bambous élevés en une nuit par des Chinois industrieux. Chaque matin et chaque soir, les avions planent sur les deux villes au grand ébahissement du bon peuple chinois pour qui l'avion n'a point cessé d'être le dragon de l'air. Il a fallu cette guerre pour vulgariser, en Chine, les machines volantes.

Vexé de cette inquisition quotidienne sur son P. C. et ses Arsenaux, le commandement cantonais envoie au commandant britannique notes sur notes, toutes menaçantes. En représailles, il annonce l'envoi sur les concessions européennes de toute sa flotte aérienne: deux avions ou trois qui sont très loin, nul ne sait où, sur le front du Yang-Tsé, et peu soucieux de livrer bataille.

Le parc de Jessfield, à la limite extrême de la concession anglaise rocailles et gazons reçoit, à la belle saison, tous les babrés et tous les amoureux de Changhaï. Depuis la guerre, les Anglais y ont installé un camp et les soldats ont pris possession, pour leurs jeux, de belles pelouses à l'herbe rase. Attraction nouvelle que ces jeunes hommes vigoureux, jouant huit heures sur dix au foot-ball. Les Changaïens, qui n'étaient pas tous en Europe pendant la guerre, adorent les soldats, et ne se lassent pas de les admirer, si jeunes, si nets et, en fin de compte, à peine diffétents du commun des mortels.

Maintenant que la guerre interdit la circulation des autos hors les limites de la concession, Jessfield Park est devenu l'excursion de chaque jour. Une demi-heure d'auco,

vos LETTRES ET COLIS MAROC, en ALGÉRIE et à DAKAR PAR LES LIGNES AÉRIENNES LATÉCOÈRE, 79, Avenue Marceau

· PARIS

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Traduit du russe par G. d'Ostoya G. d'Ostoya et Gustave Masson (Suite)

Il semblait vraiment qu'il ne lui fût pas possible de donner des renseignements plus précis.

- Ja'i entendu dire, ajouta-t-il simplement, que Monsieur avait fait apposer les scellés et que, de ce fait, les Juifs avaient trouvé une ruse pour lui nuire.

Pendant ce temps, Pimène était arrivé et, tout confus, n'osait lever les yeux. Quant à Lucas, il dit à notre camarade :

Maintenant, tu n'as qu'à chercher le remède au mal que tu as fait.

Pimène et le soldat montèrent dans la barque et partirent. Revenu une heure après, notre élégant paraissait plus rassuré mais il ne semblait tout de même pas à son aise.

Lucas l'interrogea :

j'ai donné des ordres à la police pour les perquisitions. » Les autres recommencèrent entre eux leur discussion, et voilà que le plus vieux dit : « Votre Excellence, ça ne fait rien que vous ayez donné des ordres à la police. Nous vous comptons vingtcinq mille roubles, et vous n'avez qu'à nous prêter votre sceau jusqu'à demain. Vous pouvez vous coucher tranquillement. Nous n'avons besoin de rien de plus. >>

Le monsieur réfléchit longuement. Bien qu'il se considérât comme un très haut personnage, il se montrait néanmoins accessible à certains raisonnements. Il prit les vingt-cinq mille roubles, donna aux Juifs le sceau dont il s'était servi et se coucha.

Les Juifs, bien entendu, se hâtèrent avant le jour d'arracher les scellés et de sortir de leurs boutiques toute la marchandise litigieuse. Après quoi, ils apposèrent de nouveaux scellés, et, dès le matin, revinrent dans l'antichambre du dignitaire. Aussitôt qu'ils furent entrés, ils se confondirent en remerciements. Maintenant, Votre Excellence, vous pouvez venir faire la perquisition.

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Rendez-nous notre argent !

Le dignitaire sursauta : « Quoi ? Comment ?

Mais nous vous avons laissé de l'argent en dépôt.
Comment, en dépôt ?

Bien entendu que c'était en dépôt.

Vous mentez, tas de lâches, cria le dignitaire. Ah! les voilà bien ceux qui ont vendu le Christ! Vous voulez me reprendre l'argent que vous m'avez donné.

Se poussant du coude, les Juifs ricanaient :

Tu entends? se disaient-ils entre eux. Il paraît que nous lui avons donné de l'argent. Nous croyez-vous donc aussi bêtes que vos moujiks? Oh! nous comprenons la politique : Nous n'oserions jamais proposer un pot-de-vin à un si haut fonctionnaire.

Ne trouvez-vous pas que l'histoire devenait drôle, sauf pour

— Dis donc la vérité, une fois. Peut-être pourrait-on remédier le dignitaire ? Il se rendait bien compte qu'il n'avait rien de aux bêtises que tu as faites.

L'autre répondit :

-Ce n'est rien.

CHAPITRE VII

Le fonctionnaire pour lequel Pimène, sur les instances de la dame, devait ordonner des prières, se trouvait en assez mauvaise posture. Ainsi que je vous l'ai dit, il était allé faire une inspection dans une ville juive et, arrivé de nuit sans que personne s'en doutât, il avait vite repéré tous les magasins, apposé les scellés et donné des ordres à la police pour qu'elle fût prête à l'accompagner le lendemain matin, dans sa tournée d'enquête.

Les Juifs ayant appris cette intrusion, prirent peur. La nuit même, ils vinrent à l'hôtel où était descendu le fonctionnaire pour lui proposer une transaction on voit qu'ils avaient beaucoup de marchandises de contrebande dans leurs boutiques. Ils offraient dix mille roubles, de la main à la main. Le fonctionnaire répondit : « Je ne puis vous écouter: je suis grand dignitaire; j'ai la confiance de mon gouvernement, et je n'accepte pas de pot-de-vin. Les Juifs se concertèrent entre eux, dans leur langue, et offrirent quinze mille. « Je ne puis rien », dit l'autre. Les Juifs allèrent jusqu'à vingt mille. « Vous ne comprenez donc point? répondit le dignitaire. Je ne puis rien faire ;

(1) Copyright by Kra, 6, rue Blanche, Paris.

mieux à faire que de rendre l'argent, mais c'est cette dernière opération surtout qui lui paraissait désagréable.

Le matin arriva. Toutes les maisons de commerce étaient fermées; les gens se promenaient. La police exigeait le sceau et les Juifs criaient :

- Oïe ! Oïe ! Oïe ! Qu'est-ce que c'est que ce gouvernement? Ce grand fonctionnaire, il veut nous ruiner.

L'Excellence resta dans sa chambre tout le jour, sentant monter la folie à son cerveau bouillonnant. Enfin, le soir, notre homme fit appeler les Juifs.

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C'est impossible, dirent-ils. Notre commerce a été arrêté pendant toute la journée; il faut que vous nous donniez cinquante mille roubles. Et voilà !... Et si vous ne donnez pas aujourd'hui cinquante, demain ce sera vingt-cinq mille de plus. Le seigneur ne dormit point de la nuit. Le matin, il envoya chercher les Juifs, pour leur donner, non seulement l'argent qu'il avait reçu d'eux, mais encore une traite de vingt-cinq mille. La perquisition eut lieu. Et, n'ayant, comme de juste, rien trouvé, voilà notre enquêteur rentré chez lui et criant contre sa femme: Où veux-tu que je trouve tout de suite vingt-cinq mille

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roubles, pour retirer la traite ? Il va me falloir maintenant vendre le bien que j'ai reçu pour ta dot.

Pour rien au monde, j'y tiens trop.

Mais pourtant, c'est de ta faute si cette histoire est arrivée, grogna le dignitaire. Tu m'avais mis en tête d'aller là-bas, en me disant que l'Ange de fes Vieux Croyants aiderait mon entreprise. Et voilà comme il m'a aidé !

- C'est toi qui es le coupable dit la femme. Tu n'avais qu'à faire arrêter tous ces Juifs et dire qu'ils t'avaient volé le sceau. Maintenant, tu n'as qu'à te taire et à attendre que j'arrange les choses. Ce sont les autres qui vont payer pour ton manque d'intelligence.

C'est alors que son envoyé vint chez nous et s'en retourna avec notre Pimène, à qui la dame dit, sans ambages :

Vous comprenez, je sais que vous êtes un homme intelligent et que vous saisirez tout de suite ce qu'il me faut. Mon mari a eu un malheur : ces canailles de Juifs l'ont dévalisé, et maintenant il nous faut vingt-cinq mille roubles. Je ne les ai pas en ce moment; aussi vous ai-je appelé, et me voilà tranquille. Je sais que les Vieux Croyants sont des gens intelligents et riches, et, comme je me suis assurée que Dieu vous aidait, je vous prie de me donner ces vingt-cinq mille roubles. En revanche, je vais parler de vous à toutes les dames de ma connaissance; je leur raconterai les miracles que font vos icones et vous verrez combien d'argent vous allez recevoir pour la cire et pour les huiles.

Vous pouvez vous imaginer dans quelle situation se trouva notre élégant. Je ne sais pas les mots qu'il a pu trouver pour expliquer à la dame que nous étions pauvres et ne pouvions lui donner une pareille somme, mais ce que je ne sais que trop, c'est qu'elle n'a pas voulu en démordre.

--

.

Non, non, disait-elle, je sais bien que les hérétiques sont des gens riches, et que, pour eux, vingt-cinq mille roubles, ce n'est rien. Quand mon père habitait et servait à Moscou, les Vieux Croyants lui ont rendu bien d'autres services que cela.

Pimène assaie encore de lui faire comprendre que les Vieux Croyants de Moscou sont des capitalistes et que nous, pauvres ouvriers errants, nous ne pouvons pas nous comparer à eux. La dame, cependant, précipitait son attaque:

- Qu'est-ce que vous me racontez là ? Je sais combien Vous avez d'icones miraculeuses, et vous m'avez dit vous-même qu'on vous envoyait de l'argent de tous les coins de la Russie. Non, je ne veux rien savoir. L'argent sera apporté ici, ou bien mon mari va aller trouver le gouverneur pour lui raconter toutes vos hérésies, et alors ça ira mal pour vous.

Le pauvre Pimène ne sut pas comment il s'était trouvé de retour à la maison. Il errait d'un coin dans l'autre, rouge comme s'il sortait du bain. Enfin, Lucas Kirilov arriva à lui tirer les vers du nez. Mais n'osant point dire toute la vérité, Pimène mur

mura :

- Cette dame me demande de lui prêter cinq mille roubles. Lucas se mit à le gronder:

-Ah! vaurien que tu es ! dit-il; tu avais bien besoin de Dover des relations et d'amener tes connaissances ici ! Sommesnous donc des richards, pour avoir une somme pareille ? Et pourquoi, encore, faudrait-il la donner ?... D'ailleurs, comme c'est toi qui as embrouillé l'écheveau, tu n'as qu'à le démêler maintenant.

Et Lucas retourna à son travail. Quant à Pimène, nous le imes sortir la barque des roseaux et s'en aller vers la ville. Micheline supposa que c'était pour supplier et calmer la dame. Mais il était trop tard; déjà une foule accostait le rivage, et j'entendis des voix nombreuses, et je vis des hommes, des tchiNovicks, des gendarmes et des soldats. En un clin d'œil, tous

se précipitèrent vers la chambre aux icones, et placèrent à la porte deux sentinelles sabre au clair.

Micheline se démenait en vain pour écarter les soldats. Un gendarme l'assomma avec la garde de son sabre et elle roula par terre.

J'allais en hâte chercher Lucas, lorsqu'en route, je rencontrai toute notre équipe, armée de pics et de pelles. Tous accouraient pour défendre notre sanctuaire. Les soldats avaient beau être plus de vingt, et bien armés, les nôtres étaient une cinquantaine, soulevés par leur foi ardente. On ne pouvait savoir comment l'affaire allait tourner.

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Nous n'en avons point.

Comment, vous n'avez pas de Pope ? Comment oses-tu même proférer des choses pareilles ?

Maroï tenta bien de leur expliquer que dans notre religion. il n'y a pas de prêtres ; mais le chef ordonna de le lier et de le tenir sous garde.

Pendant ce temps, les tchinovnicks, ayant allumé des bougies, apposaient les scellés sur les icones. D'autres en faisaient la loste, cependant que certains d'entre eux trouaient les revêtements de métal pour les enfiler avec une corde.

Maroï contemplait cette profanation d'un œil stupéfait. Mais, résigné, il songeait qu'il était sans doute, dans les desseins du Seigneur de permettre pareille barbarie.

Tout à coup, un gendarme cria; la porte venait de s'ouvrir et toute notre équipe entrait dans la pièce, Lucas Kirilov en tête.

Assez, chrétiens! Ne commettez pas ce sacrilège ! s'écria-t-il, en désignant les tchinovnicks qui perçaient les trous. Pourquoi, Messieurs les chefs, détériorer ces objets sacrés ? Si vous avez le droit de nous les prendre, nous ne nous y opposerons point. Mais pourquoi abîmer ces œuvres d'art qui nous viennent de nos aïeux ?

Aussitôt, le gros fonctionnaire, le mari de la dame, entra en scène, hurlant de sa plus belle voix :

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barques. Cependant, Micheline, qui s'était faufilée dans la chambre, s'approcha doucement de l'icone qui représentait notre Ange, et l'ayant recouverte de son fichu, voulut la cacher dans l'alcôve. Mais mal lui en prit, car notre tortionnaire l'ayant vue, se met à nous traiter de voleurs, d'escrocs et de canailles.

Ah! vous vouliez soustraire celle-là ! Bien ! Attendez ! Et saisissant un bâton de cire, il l'alluma et posa le sceau juste sur le visage angélique.

Messieurs, vous ne m'en voudrez pas si je ne puis vous conter comme il le faudrait ce qui se passa, alors que la cire ardente touchait la sainte image. Un cri unanime jaillit de nos poitrines. Nous étions tous à la torture, et, les soldats partis, nous pleurâmes longuement sur les ruines de notre sanctuaire. Puis, désirant sauver d'une nouvelle profanation, toujours possible, notre saint Gardien, nous tînmes conseil et deux d'entre nous furent désignés pour exécuter l'ordre de la communauté : moi et un tout jeune homme, nommé Léonce, un brave garçon, bien pieux et bien obéissant.

On ne pouvait me donner de meilleur auxiliaire pour cette entreprise dangereuse.

CHAPITRE IX

Je ne vous fatiguerai point, Messieurs, par le récit des difficultés que nous rencontrâmes sur notre route. Mais comment vous peindre la douleur que toute notre communauté ressentit, le jour où nous sûmes que toutes les icones avaient été portées au Consistoire de l'église officielle et enfermées dans une cave. Il nous fut néanmoins agréable d'apprendre que l'archevêque luimême avait blâmé cet acte de sauvagerie.

A quoi bon tout cela ? avait-il dit.

Puis, il prit la défense de notre art antique : « Ce sont de belles vieilles choses, et il faut, au contraire, les mettre à l'abri. » On nous conta que ce même archevêque, arrêté devant notre Ange, l'avait longuement contemplé et s'était retourné pour dire :

Quels barbares! abîmer pareillement une chose aussi belle! Ne mettez pas cette icone à la cave; portez-la-moi à l'église, pour la placer derrière l'autel, près de la fenêtre.

Ainsi fut fait, mais, bien que très heureux de cette décision, nous comprenions cependant quels obstacles se dressaient maintenant devant nous. Nous ne pouvions songer à voler l'icone. Le dernier moyen sur lequel nous fûmes vite d'accord, c'était de soudoyer les serviteurs de l'archevêque pour échanger avec leur complicité, l'Ange véritable contre un faux.

Pour exécuter ce plan, il nous fallait une image qui ressemblât à notre saint Gardien, mais où trouver un peintre qui saurait donner à sa copie l'exacte ressemblance? Ce n'est pas dans le pays où nous vivions que résident pareils artistes ?

Une tristesse immense envahit notre communauté. Et voilà qu'une épidémie, une maladie d'yeux vint à sévir dans la contrée, et toute la population, atteinte par ce fléau, s'en allait : << C'est une vengeance de Dieu, à cause de l'Ange des Vieux Croyants les tchinovitchs l'ont aveuglé avec la cire brûlante, et, tous, nous deviendrons aveugles. »

:

Vous voyez, Messieurs, que non seulement nous, Vieux Croyants, nous étions atteints par ce sacrilège, mais qu'en outre, les autres, les chrétiens de l'église officielle, accablés aussi, étaient prêts à se révolter.

Nos patrons anglais avaient beau nous amener des médecins, personne ne voulait suivre les conseils qu'ils donnaient. On refusait les médicaments. La voix populaire dominait tout:

Apportez-nous notre Ange sous scellés. Nous allons prier et il nous guérira.

L'Anglais Iacov Iacovlevitch, ému de cet état d'esprit, fit une visite à l'archevêque.

-La foi est une grande chose, Votre Sainteté, dit-il. Celui qui croit sera sauvé. Rendez-leur cet Ange et qu'on le transporte sur l'autre rive.

Mais le prélat s'y refusa :

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Nous ne pouvons pas tolérer ce schisme.

Ce mot nous avait d'abord paru féroce. Mais, plus tard, nous comprîmes que ce fléau qui pesait sur nous, c'était Dieu lui-même qui nous l'envoyait.

Oui, la main du Seigneur s'appesantissait sur nous. Elle toucha d'abord le premier fautif de cette histoire, notre Pimène, qui avait disparu de notre rive. On nous apprit qu'il s'était réfugié en ville et qu'il s'était converti au culte officiel. Je le rencontrai un jour, dans une rue, et, comme il me saluait, je lui rendis son salut.

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C'est l'affaire du Seigneur de savoir à quelle religion nous devons appartenir. Mais comme tu as vendu ton pauvre frère pour trente deniers, je suis obligé de t'en accuser. Nous nous quittâmes ainsi.

Les signes célestes se faisaient de plus en plus nombreux. A la fin, les glaces qui, à l'automne, avaient commencé à se former, furent chassées par le dégel et vinrent détruire nos baraquements. Les dommages grandirent encore un jour, une arche du pont, qui avait coûté tant de jours de travail et des sommes considérables, s'écroula.

Ces faits impressionnèrent jusqu'à nos patrons, les Anglais, qui soufflèrent à notre chef, Iacov Iacovlevitch, l'idée de chasser les Vieux Croyants. Mais, comme c'était un homme bon et juste, il n'en voulut rien faire. Bien au contraire, il envoya chercher Lucas Kirilov.

Donnez-moi votre avis, dit-il. Peut-être pourrai-je vous aider utilement.

Lucas répondit que, tant que l'image de l'Ange serait sous scellés, nous ne pourrions nous consoler et que l'état de choses ne ferait qu'empirer.

-Que comptez-vous faire, en ce cas ? demanda l'Anglais. -Nous nous disposons à le reprendre par ruse, pour enlever la cire dont la main sacrilège des tchinovitchs a souillé son pur visage.

Pourquoi vous est-il si cher ? insista l'autre, et pourquoi ne le remplacez-vous pas par une autre image?

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- Il nous est cher, répondit Lucas, non seulement parce qu'il nous protégeait, mais encore parce qu'il a été béni par les anciens prêtres de notre foi, qui aujourd'hui sont morts.

- Et comment allez-vous faire pour enlever le sceau qui lui a presque brûlé le visage ?

- Pour ça, ne vous en inquiétez pas. Pourvu qu'il soit entre nos mains, notre Gardien lui-même saura se défendre. Il n'est pas l'œuvre de vils commerçants, mais l'oeuvre d'artistes de chez Strogonov. L'huile qu'on fabriquait à cette époque-là ne craint pas le feu, et le vernis ne laissa pas la flamme atteindre les dessous.

- En êtes-vous bien sûrs?

Comme de nous-mêmes ! Ce vernis est aussi fort que la vieille foi russe.

L'Anglais eut quelques dures paroles à l'adresse de ceux qui ne savent pas conserver les œuvres d'art. Puis, nous tendant la main :

- Allons! Ne vous désolez pas. Je vais vous aider de mon mieux et nous allons tâcher d'avoir votre Ange. Pour combien de temps en avez-vous besoin ?

- Pour quelques jours seulement.

-Bon. Je dirai donc que je voudrais confectionner pour l'Ange un riche revêtement en or, et quand on me le livrera, nous l'échangerons. Je vais m'y mettre dès demain.

Nous le remerciâmes, en disant :

- Ce n'est ni demain, ni après-demain que vous pourrez le faire, Monsieur.

- Et pourquoi donc, demanda-t-il ?

Il nous faut, Monsieur, avoir avant tout une icone qui ressemble absolument à notre saint Gardien. Et les maîtres, pour faire ces choses-là. ne se trouvent pas ici, ni même dans les environs.

Bêtises que tout cela ! répondis-. En ville, on peut trouver un peintre capable non seulement de faire une copie, mais aussi un beau portrait.

- Ah! non, dîmes-nous. Ne faites pas cela; car, premièrement, un artiste laïque pourrait vendre la mèche, et deuxièmement il ne serait pas capable de faire un tableau pareil.

Comme l'Anglais ne voulait point croire nos paroles, je sortis du rang pour mieux expliquer notre sentiment :

- Non seulement les artistes laïques ne possèdent pas l'art des anciens, mais leurs couleurs sont à l'huile, tandis que les anciennes couleurs étaient à l'oeuf délayé. L'artiste laïque ne pourra reproduire ce dessin, car il est habitué à représenter des hommes d'une vie terre à terre, tandis que nos vieux imagiers russes donnaient aux saints visages une expression supra-terrestre telle que l'homme attaché à la matière ne peut s'en figurer de pareille.

Notre patron semblait intéressé par mes paroles.

- Et où voulez-vous trouver les maîtres qui comprennent cette manière de travailler ?

Ils sont, il est vrai, très rares. Au moment de la persécution, ils étaient obligés de se cacher. Il y a dans la ville de Mstir le maître Khokhlov, mais c'est un homme très vieux et il ne peut faire un si grand voyage. Il y en a bien aussi deux autres à Palikov, mais peut-être ne voudraient-ils pas venir, et d'ailleurs leur genre ne nous convient guère.

Que faire, alors ?

Je n'en sais rien moi-même. J'ai entendu dire qu'il y a à Moscou, un bon maître, Silatev, qui est connu par toute la Russie. Cependant, son genre est plutôt celui de Novgorod ou celui des anciens peintres des tsars de Moscou. Tandis que notre icone est du dessin de Strogonov dont seul le maître Sébastien du Volga a gardé le secret. Mais c'est un grand voya

geur, il est tout le temps par monts et par vaux à réparer les icones des Vieux Croyants, et il nous serait très difficile de le

trouver.

L'Anglais paraissait prendre plaisir à nos explications. Quand j'eus finis, il sourit et dit :

Vous êtes des gens vraiment étranges. Quand on vous entend, on est étonné de voir combien vous êtes savants dans cette partie et combien cet art vous est familier.

Pourquoi voulez-vous, monsieur, que l'art ne nous soit pas familier? L'art est un don de Dieu. Nous avons parmi nous de simples moujiks illettrés qui savent reconnaître les différences d'exécution des écoles russes de peinture, de Oustug ou de Novgorod, de Moscou ou de Vologda, de Sibérie comme de Strogonov. Et j'ajouterai même que pour chacun des différents maîtres du vieil art russe, on peut distinguer la facture.

Est-ce possible ? s'étonna l'Anglais. A quoi reconnaissent-ils tout cela ?

Je continuai en lui parlant de l'ancien artiste Paramchine, dont les œuvres avaient été léguées par les vieux tsars et les princes régnants à leurs enfants, avec la recommandation de les garder comme la prunelle de leurs yeux.

L'Anglais sortit son carnet et son crayon, en me demandant de répéter le nom du peintre et de lui dire où l'on pouvait voir

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