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ment » c'est, de bonne foi, une pensée non discursive, qu'il est impossible de communiquer et d'expliquer. Avouons que nous croyons sur parole mais avec méfiance, les mystiques de tous ordres qui prétendent atteindre une connaissance supérieure en se fondant au sein de Dieu ou de Brahma. Le conflit entre la pensée exprimable et l'autre ne sera donc jamais résolu. Le passager vulgaire de M. Paul Morand s'écrie: << Ils parleraient ! » D'autres nous disent : « Ils pensent sans mots, sans catégories, sans conscience, sans Moi. » Allez-y voir !

La question métaphysique est donc assez oiseuse en pratique. Tout le problème se ramène à celui du bonheur. Les philosophes de l'action ne nous ont pas absolument persuadés que l'action soit utile en soi : cela dépend trop des fins dernières, ni agréable: cela dépend trop des tempéraments, que dis-je, des climats ! L'action intérieure à savoir la pensée, prête aux mêmes critiques. La conscience accrue accroît aussi les souffrances, sans mesure peut-être avec les plaisirs. « Je voudrais être la matière », dit un personnage de la Tentation de Saint Antoine, à qui l'huître, le catoblepas, le végétal paraissent encore suspects de pouvoir souffrir. Mais on ne peut pas devenir la matière, sauf en mourant, ce qui est une solution facile, mais peu élégante, et au surplus d'un pessimisme intransigeant, qui forme pétition de principe. Reste à savoir, dans les degrés variés de la culture et de l'activité, si la douleur physique ne tend pas à se réduire par l'effet du progrès matériel, si la conscience primitive, toute proche (par hypothèse) de l'animalité, n'en est pas plus envahie que la civilisée, quand elle la ressent par hasard; car on ne peut disputer de l'intensité d'une sensation, ni d'un sentiment, choses qualitatives; on peut du moins supposer que l'être simple leur appartient en entier, les émousse moins vite ou y succombe plus tôt, alors que le civilisé, plus harcelé par les pointes du destin, s'en gare mieux, leur offre moins de surface. A part cela, essayez un peu de comparer une rage de dents, avant l'invention des anesthésiques, et les ennuis du jeune Werther...

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l'esprit du prince Jâli; d'ailleurs, rien n'est formel en lui, et c'est bien vraisemblable: mais rien n'est moins propre à un roman. Une doctrine négative comme la sienne, qui incline à diminuer l'importance de la personnalité, est impossible à faire vive. M. Paul Morand ne s'y est pas essayé. Son Jâli reste un fantoche, dont la vie spirituelle nous est tout à fait inconnue. Son illumination ne nous touche pas. Sa déception, nullement expliquée, annoncée avec désinvolture, moins encore. Ce n'est pas la faute de l'auteur. Il faudrait du génie, ou une sympathie inouïe au personnage, ou un lyrisme puissant pour conter un peu humainement cette histoire. Les « analyses mystiques » de M. Paul Morand (et je sens le contradictoire de ces termes) sont d'une faiblesse et d'une froideur extrêmes. Il nos dit :

« Sa voie (de Jâli) est tracée. Il ne va plus chercher que l'illumination, porte de l'anéantissement final. Il a une mission à remplir. Tous liens rompus avec hier, il entre dans le monde pour y offrir la délivrance, l'apaisement, la béatitude. »

Ou bien « Jâli se récita la phrase qui lui paraissait la plus belle de toutes. C'était une description du Nirvâna... (négative, bien entendu). Tout le bouddhisme était là, avec son néant, ni grimaçant ni tragique, son apaisement infini. Jâli se la répêta deux mille fois. A force de se la redire, le grain de sa pensée devint si fin, qu'il ne le sentit plus au toucher. »

Cela est bien dit, l'image est jolie, mais il y a plus de bouddhisme vivant dans telles tirades de Lamartine, et plus de psychologie probable dans le moindre écrit de Jeande-la-Croix. Vous me direz qu'il ne faut justement pas de psychologie, rien d'anthropocentrique, rien d'intelligible... Mais alors une impression vertigineuse de profondeur, et vide, de repos! Lisez plutôt les dernières pages du premier tome du Monde comme Volonté et comme représentation, et ce pauvre Jâli vous paraîtra une bien pauvre esquisse, une silhouette d'album...

Certes, Schopenhauer dans ces pages à demi dialec. Ces problèmes insolubles ne hantent pas formellement tiques est beaucoup moins bouddhiste que chrétien (malgre

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la légende) et il s'en confesse nettement aux toutes dernières lignes. Mais quelle terrible chose si le bouddhisme se réduit à un bâillement, à un flatus vocis, à une torpeur ennuyée! En tout cas, quel terrible sujet pour un auteur européen, pour un romancier, pour M. Paul Morand! Je ne dis pas qu'on pu faire mieux avec d'autres exemples d'illuminisme. Le Sabbaï Zévi de MM. Poliakoff et Kessel n'était pas moins baroque et glacial. Le Gandhi de M. Romain Rolland n'était pas plus clair ni plus émouvant. Et si quelqu'un tente jamais d'écrire l'histoire d'Alcyone, le joli pupille de Mme Anni Besant, le messie des théosophes, je n'en augure pas beaucoup mieux. Encore une fois, le sujet a de telles servitudes que l'auteur de Bouddha vivant, moins que personne, ne pouvait les rompre.

Il restait à faire un conte moral, bien agréable à lui seul. renouvelé du Huron, d'Amabed et de cent autres héros célèbres, à représenter Jâli perdu dans les mœurs européennes comme une colombe chez les vautours. Le sujet a

été traité plusieurs fois avec passion ou avec esprit : il y deu a eu Don Quichotte, il y a eu le Berger extravagant de Charles Sorel, qui vivait près de Nanterre comme Jâli dans le Bois de Saint-Cloud; il y a même eu effectivement saint Benoît Labre qui se traînait comme un nouveau Job dans la Rome de Casanova, et il y a eu, si vous voulez, saint Magloire. Malheureusement, M. Paul Morand a plutôt l'humour indocile. En sorte qu'on ne sait si le roman de son petit prince jaune relève plus de Voltaire que d'Alphonse Allais. Voici l'un : Les tramways (à Karastra), l'armée, la marine, les égouts, considérés comme des maux nécessaires, sont cédés à des Européens salariés. Mais voici l'autre Il pensa mettre le feu au château maternel, afin d'être un vrai enfant prodigue, de la race de ceux qui ne reviennent pas pour manger du veau.

On voit aussi une intrigue bouffe, que M. Dekobra ne désavouerait point, une petite grue française, qui trouvée dans un taudis, à Londres, couverte de perles par Jâli, se retrouve à Paris grande courtisane et habitant « 3, rue Pierre-Benoît »>. M. Paul Morand n'a vraiment pas dépouillé le vieil homme; et c'est bien sa faute si le roman ne peut être pris au sérieux dans la seconde partie, il semble se contraindre. Dans la troisième, il court la poste, cède à la blague, et nous lui en voulons; car certains épisodes qui sont graves, qui sont tristes, qui sont lugubres, donnent le ton d'un beau livre qui aurait pu être: l'un est la nuit chez la prostituée de Londres, l'autre la rencontre d'un sage chinois à San-Francisco. Ajoutons la mort de Renaud, où passe un vrai frisson, et très souvent ailleurs, telle formule fine, neuve, forte, poignante, de celles qui marquent un écrivain.

Est-ce que M. Paul Morand souffre encore d'avoir fait si mal ses écoles? peut-être. Son roman avance par soubresauts, ses personnages se dissolvent sous le regard; la fiction pure, la fantaisie, s'entrelacent à l'observation. Il y a de l'incohérent et des gaucheries pour tout dire. Jâli voit les Anglais : « sous des dehors rigides, il les devine mous, inertes, bégayants, de pensée comme de parole. » Vraiment, c'est Jâli qui devine cela? Et presque tous les dialogues sont aussi peu naturels que possible. Renaud, son ami, et même Rosemary l'Américaine, parlent comme M. Paul Morand écrit : on ne se doute pas à quel point cela ruine la torce romancière. Sur les images qui sont toujours belles ou piquantes, on ferait la même observation. S'il y a des cas où il faut dire « Paris » et d'autres «< capitale du royaume » et d'autres où on peut dire « cabochon sur le ruban de la Seine », tout l'art consiste à ne mêler point ces cas. Lorsque Jâli dévoré de nostalgie et vaincu par l'amour, s'embarque pour l'Amérique, M. Paul Morand nous spécifie que « les bassins des ports sont jonchés de plumes de mouettes comme une écritoire », que la mer « tire à blancs boulets dans les côtes du navire », etc... Comme nous aimerions mieux voir ce spectacle avec les yeux et le cœur de Jâli! Enfin, quand il joue au moraliste, M. Paul Merand paraît moins désireux de gagner à tout coup: l'arbitraire le fantasque le contentent autant que la vérité. Ses formules ne font pas toujours illusion. Il nous dit, par exemple, que l'Angleterre est la nation « la plus bête et la plus sensée

d'Europe ». On sourit, on réfléchit qu'il en dirait autant de n'importe quel autre peuple. Pour la France, elle est joliment éreintée, par la bouche de Renaud, jeune homme ultra-moderne. « Mais c'est une coquetterie bien française, et ce qu'on reproche à ce Renaud, c'est d'être si original qu'il ressemble à un poncif. Si l'on peut dire, il est « finde-monde », comme il y a trente ans on était fin-de-siècle. M. Paul Morand, habitué à des éloges qui ne coûtent pas cher, aime sans doute mieux les critiques raisonnées : car il choisit, avec Bouddha vivant, une voie difficile où son grand honneur est déjà d'être entré, où sa gloire sera de continuer.

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ANDRÉ THÉRIVE.

Enquête sur les romantiques (1)

Réponses de MM. Henry Bordeaux, de l'Académie française, Albert Thibaudet, Alexandre Arnoux, Tristan Derême, André Billy et Gaston Picard.

Lamartine semble décidément tenir la corde. Voici que deux nouvelles voix lui sont acquises. Elles ne nous étonnent pas d'ailleurs, venant, l'une de la Savoie, l'autre du Mâconnais.

M. Henry Bordeaux, de l'Académie française Si vous voulez me faire figurer dans votre enquête sur les romantiques, nous écrit-il, inscrivez-moi pour Lamartine. Lamartine, pour la pureté classique des Méditations et pour les magnifiques vers de Jocelyn sur la montagne.

Après l'hommage savoyard de M. Henry Bordeaux, voici l'éloge que nous recevons en droite ligne de Tournus, agréable ville aux toits vermeils, où l'église est belle où l'on mange fort bien et où l'on verra plus tard (le plus tard possible, espérons-le), inaugurer la place Albert Thibaudet. C'est à un « pay» » de Lamartine que nous donnons la parole.

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Sans doute Lamartine. Il était la voix de notre Mâconnais, notre futur député, notre patron naturel. Comme Bruyn, Boochard ou Henri de Lacretelle, il devait peut-être payer à la postérité comme dédicataire de l'une de ces belles odes de SaintPoint, qu'il écrivait pour répondre à l'enthousiasme balbutiant d'un barde local. Ainsi Glasco échangeait ses armes d'or contre des armes d'airain.

Et l'ayant choisi pour échevin de voisinage et de pays en 1830, pourquoi ne le choisirais-je pas cent ans après ? Il n'a pas démérité. Au contraire.

Je lui aurais donné ma voix comme député en 1840. Je la lui donne aujourd'hui au scrutin de l'Opinion. Puissé-je, en mai prochain, voter aussi bien l

M. Alexandre Arnoux

Peut-être M. Alexandre Arnoux n'a-t-il pas beaucoup de sympathie personnelle pour les auteurs romantiques et (1) Voir l'Opinion des 16, 23 et 30 juillet.

cela s'admet. Mais il nous était précieux de recueillir l'avis d'un écrivain si riche et si savoureux que lui, et, d'ail leurs, n'y a-t-il pas du romantisme dans Abisag, cette éton nante histoire où s'animent les figures de pierre d'une église? Quoi qu'il en soit, M. Arnoux choisit Gérard de Nerval. le pauvre Gérard, à qui l'on ne peut vraiment rien reprocher. Il lui reconnaît justement le mérite d'avoir mené une vie essentiellement romantique.

Parmi les romantiques, je nourris une prédilection particulière pour Gérard de Nerval. Ce n'est peut-être pas le plus grand, mais c'est le plus pur. Il est, en tout cas, le seul qui ait vécu une vie parfaitement romantique. Il a réussi, de plus, ce tour de force, de nous apparaître à la fois comme le dernier auteur classique, et comme le premier poète symboliste. On peut beaucoup rêver à son sujet.

M. .Tristan Derême

Le poète Tristan Derême court à Musset comme l'eau court à la rivière. Mais ce n'est pas sans s'attarder en chemin pour notre plus grand plaisir.

C'est une confession que vous me demandez, mon cher confrère. Je le crois, du moins, car si je vous désigne une âme à qui j'accorde ma sympathie, n'est-ce point vous livrer les secrets de cette sympathie, qui sont précisément les miens ?

Je pense que nous n'aimons vraiment que les gens qui nous ressemblent ou à qui nous ressemblons. Ce n'est point à dire que nous devions imiter Narcisse, qui ne se plaisait plus que devant les miroirs; mais il nous est infiniment doux de rencontrer des personnes dont les sentiments et les pensées soient tout pareils aux nôtres. Il est bien entendu qu'en cette affaire, et comme vous l'indiquez en votre lettre, on laisse soigneusement de côté tout ce qui touche au génie, comme au talent; car, si nous ne faisions cette réserve, vous me mettriez dans la situation la plus ridicule du monde.

Eh bien des écrivains romantiques, c'est Musset que je préfère. C'est un homme de notre temps et de tous les temps, sans doute, ainsi que, dans un département voisin, La Fontaine et Régnier. Il n'est point comme un dieu parmi nous, mais comme un ami. Son cœur est plein de chimère, mais sa tête est pleine de raison. On retrouve en lui toutes nos inquiétudes, et Laforgue est un neveu de Fantasio.

Si j'avais l'âme d'un demi-dieu, j'aimerais peut-être mieux Hugo; mais j'ai le coeur à la Musset, si l'on peut dire. Rolla était inquiet comme nous. sommes, aussi fol que tout le romantisme et ce n'est pas peu dire! mais il aimait Shakespeare et Boileau, et il n'est que de relire ses vers ses pires frénésies sont tout éclairées des sourires de l'intelligence.

Ame double, si l'on veut; disons tout simplement âme complète, âme humaine, qui s'élance ou qui gémit, et qui sait, au même instant, qu'il est aussi vain de bondir que de pleurer. L'un de nous, vous dis-je — mais il chantait mieux.

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lycanthropie des gilets rouges et des luttes contre les bousingots.

Petrus Borel. A cause de son nom. Est-ce que ce nom : Petrus Borel, ne respire pas quelque chose de magique ? Dès l'enfance, je prenais une joie grande à répéter les syllabes: Pe-trus-Bo-rel. Aussi je souhaite que Petrus Borel revive parmi nous, pour lui dire : « Petrus Borel, bonjour. » « Comment allez-vous, Petrus Borel ? » Sans doute, Victor Hugo avait bien plus de génie. Mais à Victor Hugo je devrais dire: < Cher maître. » Quelle banalité ! Tandis que « Petrus Borel » ferait mon enchantement.

Nous publierons samedi prochain les dernières réponses et la conclusion de cette enquête.

ROBERT BOURGET-PAILLERON.

La mort de Robert de Flers.

M. Robert de Flers, de l'Académie française, est mort samedi dernier à Vittel, d'une violente attaque de phlébite, qui avait suivi un début de congestion pulmonaire. Il était âgé de cinquante-trois ans.

Son nom évoque une des périodes les plus brillantes de l'esprit parisien: celle de quinze années qui précédèrent la dernière guerre et pendant lesquelles, en collaboration avec son ami, Gaston A. de Caillavet, il écrivit ces opérettes et ces pièces charmantes, parmi lesquelles il faut citer le Sire de Vergy, Monsieur de la Palisse, les Sentiers de la vertu, Miquelle et sa mère, l'Ane de Buridan, Papa, la Belle aventure (cette dernière avec notre collaborateur Etienne Rey), Monsieur Bro

tonneau.

Ce fut, pour le public, la révélation d'une fantaisie, d'une finesse, d'une grâce étonnante que celles de ces deux collaborateurs dont la rencontre fut si heureuse.

Ajoutons que sous le couvert de la bouffonnerie, ils s'élevaient parfois à une satire de la société très vive, comme on put le voir dans le Roi, le Bois sacré, l'Habit vert, où l'observation juste enchante et touche chaque fois au but sans jamais blesser.

Pendant la guerre, Robert de Flers, officier d'état-major détaché en Roumanie, remplit un rôle diplomatique de premier ordre, non sans s'exposer aussi à des dangers qui lui valurent plusieurs citations à l'ordre du jour.

Après la mort de Gaston de Caillavet, Robert de Flers écrivit et fit jouer, en collaboration avec M. Francis de Croisset, le Retour, les Vignes du Seigneur, les Nouveaux Messieurs et Le Docteur Miracle.

Il était membre de l'Académie française depuis 1920 et directeur littéraire du Figaro.

Mémoires de vedettes.

Sa

Cette année aura été marquée par une foison extraordinaire de mémoire écrits ou signés par les gens de théâtre. Ce furent d'abord ceux de Mme Caroline Otero; puis, Du théâtre à Dieu, mis sous le nom de Mlle Eve Lavallière, sans parler des spirituels souvenirs de Mme Moreno. Mme Yvette Guilbert publie sous le titre : la Chanson de ma vie, son autobiographie, qui est d'un romantisme charmant, sentimental et surtout très bien pensant. M. André Rivollet a écrit les pseudo-mémoires de Maurice Chevalier (De Ménilmontant au Casino de Paris). M. Marcel Sauvage a rédigé ceux de Joséphine Baker qui va avoir vingt-deux ans, tandis que M. Pierre Lazareff annonce qu'il met au point ceux de Mistinguett — ici, c'est le biographe qui a un peu dépassé la vingtième année. Et il y a aussi une vie de Rudolph Valentino, et deux ou trois livres sur Charlie Chaplin, dont le dernier est dû à M. Henry Poulaille.

Les grands hommes ne comptent plus sur la gloire d'outretombe...

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HISTOIRE

La fin shakespearienne de Junot, duc d'Abrantès (1)

Décidément, la duchesse d'Abrantès est à la mode cet 'été. Après les volumes de M. Henri Malo, voici celui du docteur Robert Chantemesse, bourré d'inédits et spécialement consacré à la liaison de Laure avec Maurice de Balincourt. Simple détail de la romanesque histoire dont je donnais la dernière fois un aperçu, soit, mais si l'on devait mettre en balance le mérite littéraire des deux ouvrages, celui de M. Chantemesse l'emporterait sans hésiter, car au même sérieux fonds de documentation, il joint un agrément d'écriture tout à fait personnel.

Documentation d'ailleurs unique M. Chantemesse a eu la bonne fortune d'ouvrir l'enveloppe jaunie, conservée par la famille Balincourt et portant de la main du beau Maurice cette suscription : « Lettres de Laure d'Abrantès, contenant diverses choses curieuses. »

A ces lettres et aux « choses curieuses » qu'elles renferment, il a fait de nombreux emprunts fort suggestifs. Je ne sais si vraiment l'idylle de Laure a changé la face du monde, je sais seulement qu'elle lui a inspiré de beaux cris d'amour qui font oublier la « femme collante » qu'au fond elle dut être, et puis ce n'est pas de cette idylle que je voudrais parler, mais du chapitre le plus curieux, à mon avis, du livre de M. Chantemesse celui qui a trait à la fin tragique et comique du pauvre Junot.

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J'ai dit comique, et je m'en excuse, mais cependant... Je m'étonne que nul (et j'entends nul historien « sérieux >>) n'ait songé à écrire l'histoire comique du Premier Empire. Il y aurait un livre prodigieux à faire et d'effet un peu facile sans doute, mais sûr à retracer la véritable histoire des parvenus glorieux et nouveaux riches » de l'Empire. Un sul écrivain et on peut dire que celui-là avait le sens du théâtre y a songé c'est Victorien Sardou. Je n'ai pas sous les yeux le texte de Madame Sans-Gêne et je fais abstraction de tout ce qu'il y a de « gros » et de prévu dans cette grande machine remarquablement bâtie. Je veux seulement un souvenir d'une scène qui celle-là sonna « vrai » : celle de l'empereur et de ses soeurs « s'empoignant en patois italien. Celle aussi de la réception chez Caroline, je crois.

Grattez les majestés et les maréchaux vous trouvez les femmes du peuple et les briscards. A Andoche Junot, duc

(1) Robert Chantemesse, La roman inconnu de la duchesse Abrantes (Plon).

d'Abrantès, enlevez son aigrette de colonel-général des hussards et ses plaques de brillants de gouverneur de Paris, vous retrouvez le sergent La Tempête du siège de Toulon.

Dans mon dernier article, j'ai seulement indiqué la fin lamentable de celui-ci. Il est fort juste qu'elle ait retenu l'attention du médecin qu'est M. Chantemesse qui, avec beaucoup d'autres de ses confrères, diagnostique ici un cas type de paralysie générale. Du point de vue littéraire, c'est une histoire shakespearienne.

On sait que c'est en Russie qu'il subit les premières atteintes du mal. L'empereur a dit plus tard : « En Russie, Junot était déjà fou. » Et M. Chantemesse en veut déjà trouver une première preuve dans la lecture des lettres saisies en octobre 1812 par les Cosaques.

Une estafette, qui quitte l'armée avec un sac de lettres pour la France, les Cosaques qui surgissent, la poursuite dans la steppe, l'homme sabré et les lettres prises. On les a publiées en 1912 cent ans après, un record en matière de retard postal, a-t-on remarqué.

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Or, dans ce courrier, il y a cinq lettres de Junot, toutes écrites le même jour, 13 octobre.

Une pour Laure, tendre, et datée de Moscou. Une autre pour Mme Foy, sa maîtresse, datée de Mojaïsk et signée : Alexandre; une troisième qui se termine par l'envoi d'un baiser à « Calo », Caroline Lallemand, « aimable créatu.», signée : le Duc; une quatrième plus longue à Laure; une cinquième enfin à son secrétaire lui indiquant dans quel ordre et à quels jours d'intervalle il doit remettre ces lettres, toutes écrites en même temps, à leurs différentes destinataires, Lorsqu'en 1814, le tzar Alexandre fit visite à Paris à Mme la duchesse d'Abrantès, celle-ci ne devait pas comprendre les allusions discrètes qu'il se permit au sujet de

ce courrier intercepté...

Maintenant, il est peut-être excessif de voir là un signe de folie; les précautions prises et les instructions données au secrétaire dénoteraient plutôt quelque bon sens.

Le premier signe certain de dérangement, il l'avait donné quelque temps avant, dans la journée du 19 août, où grâce à son inexplicable inaction l'armée russe avait échappé à un désastre sur le Dnieper. Si ce jour-là il avait comme toujours marché au canon, c'était pour Napoléon un nouvel Austerlitz. Le sort de la bataille fut dans les mains de Junot tout le monde le pressait d'intervenir, de couper

l'ennemi en retraite, Murat lui-même s'en mêla, Murat qui, nous dit M. Chantemesse, oublia ce jour-là ses griefs contre Junot et qu'il était l'amant de sa femme, ayant épuisé tous les arguments lui jeta ce dernier, décisif :

Marche donc, imbécile, ton bâton de maréchal est

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Paris ne le reconnut pas le brillant cavalier de parade, i le rude soldat des conquêtes ne tenait plus en selle, et courbé sur une canne, traînait péniblement les pieds. Il n'avait que quarante ans. On le plaignait, on attribuait son mal aux fatigues de la terrible retraite, à ses blessures du crâne. Seul Napoléon porta un diagnostic exact:

Son mal avait trouvé sa source dans ses excès ! Junot, ajoute le docteur Chantemesse, « faisait » de la paralysie générale.

Il ne gênait pas beaucoup sa femme. Après une tentative d'empoisonnement à la suite des infidélités de son amant, après la scène terrible qu'elle fit à l'empereur qui lui adressait à ce sujet des observations (... Une langue! ah mais une langue ! » disait-il ensuite, et la postérité peut ratifier ce jugement concis mais éloquent), elle filait à nouveau le parfait amour avec Maurice de Balincourt.

Non, il ne la gênait pas. Il restait seul des journées entières dans sa chambre, et à sa table d'une grosse écriture il traçait interminablement sur des feuilles de papier

ces mots :

- Nous, duc d'Abrantes, grand officier de l'Empire, colonel-général des hussards, gouverneur de Paris, grandaigle de la Légion d'honneur, grand-croix de l'Ordre du Christ, commandeur de l'Ordre royal de la Couronne de Fer, ex-gouverneur général et général en chef de l'armée française en Portugal... Nous, duc d'Abrantès, grand officier de l'Empire, colonel-général...

Ainsi pendant des heures. Et puis, parfois, un éclair de lucidité, et alors il était triste; parfois une crise violente, et alors il devenait dangereux. Un créancier trop hardi parvenait-il à l'atteindre ? Le duc saisissait soudain un sabre et par tout l'hôtel, avec des cris de carnage, au triple galop il lançait à la poursuite du pauvre homme terrifié la charge de ses escadrons. Dans la cour, les valets se tordaient de rire à l'entendre hurler ses commandements...

Et c'est alors que l'aventure la plus ahurissante surgit : brusquement, en février 1813, Napoléon qui connaît pourtant cette déchéance, nomme Junot gouverneur de Venise et des provinces illyriennes!

Moyen habile de s'en débarrasser ? Non, il avait de l'affection pour son vieux compagnon de gloire ; moyen plutôt de se débarrasser de l'insupportable épouse de celui-ci, car il est bien entendu, n'est-ce pas ? qu'elle l'accompagnera. (J'en demande pardon au biographe de Mme d'Abrantès, mais comme on comprend le désir de l'empereur !)

Oui, mais cette décision qui la sépare de Maurice de Balincourt ne saurait lui convenir: elle refuse net de s'en alleret Junot part tout seul. Tant pis pour Rovigo, le ministre de la police, c'est à lui qu'elle fera la vie intenable désormais. Il faut toujours que cette femme gêne quelqu'un: quand ce n'est pas son amant, c'est son mari, quand ce n'est pas l'empereur, c'est un de ses ministres! Mais revenons à Junot.

Le voilà (complètement fou) maître absolu, et pour trois mois, des provinces illyriennes. Autre explication de l'aventure? Napoléon savait fort bien qu'il ne les garderait pas,

et négociait même leur échange: peut-être la désignation de Junot offrait-elle dans ces conditions peu d'inconvénients.

Il débute par un coup de maître en offrant un grand bal à la haute société de Trieste, et lorsque dans les salons illuminés de sa résidence princière toutes les autorités civiles, militaires et religieuses, toutes les dames en toilettes de gala se pressent, une porte s'ouvre à deux battants et un huissier solennel annonce :

- Monseigneur le duc d'Abrantès, gouverneur général et lieutenant de Sa Majesté l'Empereur et Roi !

Hurlement de stupeur et fuite éperdue des invités : le sourire sur les lèvres, le lieutenant de l'Empereur et Roi s'encadre dans la porte. Il est ganté de blanc, frisé au petit fer, chaussé d'escarpins vernis et toutes ses cravates de commandeur s'enroulent à son cou; sur son bras gauche replié repose la coquille de son sabre surmonté du chapeau à plumes, mais à part cela, il est... nu comme un ver! Arthur Chuquet a nié l'authenticité de l'histoire, que M. Chantemesse croit absolument vraie.

Il y en a d'ailleurs beaucoup d'autres du même tonneau celle de l'avocat qu'il rosse sans raison, de l'autre fou qu'il décore, parce que fou. Et un jour, il fait sonner le tocsin, battre la générale, mobiliser toute la garnison de Trieste pour mettre en déroute un rossignol; et un soir, après dîner, il corse le programme des liqueurs en faisant servir de l'acide sulfurique et en avale un verre pour donner l'exemple.

Evidemment, toutes ces initiatives faisaient mauvais effet. Le jour où, accompagné de son chasseur, il monta sur le siège d'une voiture, lança les chevaux ventre à terre par la ville, acclamant les femmes qui se montraient aux fenê tres et << descendant » à coups de pistolet les bouteilles vides que son compagnon lançait en l'air, la mesure parut comble, et l'empereur alerté commença de s'inquiéter.

Ce qui fit déborder la coupe, ce fut les lettres que dans son désir ardent d'une paix durable (ce désir seul n'était-il pas chez lui surprenant ?) il écrivit au prince Eugène, vice-roi d'Italie, et, chose plus grave, à l'amiral anglais croisant devant Venise.

Il avait, leur dit-il, un « projet immense », et d'en exposer les grandes lignes d'abord, il nomme Eugène, roi depuis l'Adige jusqu'à Cattaro, lui donnant généreusement en outre une île dans l'Adriatique, une dans la mer Noire, une dans la mer Rouge, une dans la Méditerranée, une dans l'Océan, une dans l'Inde (sic); puis il distribue des portions d'or, d'argent et de diamants à Napoléon et aux principaux souverains et les emmène tous, escortés de 10.000 soldats, se faire couronner à Pékin.

Du coup, Napoléon comprend qu'il n'y a plus un instant à perdre et somme Eugène de renvoyer Junot d'extrême-urgence chez lui.

Le départ fut épique : il fallut lui jeter sur la tête un sạc

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