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des forces de l'« intelligence ». Toutes ces formules nouvelles qui, là-bas, semblent d'une hardiesse folle, paraissent ici des vérités élémentaires.

<< N'oubliez pas », écrivait à ce propos un correspondant avisé placé en pleine effervescence intellectuelle, << combien il est effrayant, autant que nouveau, pour les Anglais, de s'analyser ainsi >>.

Tout est encore confusion apparente dans ce grand remue-ménage d'une maison, autrefois parfaitement ordonnée, que la guerre vint surprendre en pleine sécurité, qu'elle ébranla jusque dans ses assises et qu'il faut rapidement adapter aux circonstances, avant que les circonstances ne la détruisent.

Chacun s'y met, avec une telle énergie, que la formule de l'avenir sortira peut-être, encore une fois, de ces brumes froides derrière lesquelles travaille - avec une inlassable bonne humeur le plus industrieux, le plus obstiné des peuples.

Il découvre par lui-même, qu'en fin de compte, l'idée l'emporte sur le fait.

BERTHE GEORGES GALLIS

Contes et Nouvelles

Youyou, chien de légionnaire

La carriole nous cahotait brutalement dans les ornieres du chemin de terre taillé au flanc du bois montueux, à pic sur le ruisseau où se lavaient des hommes nus, parmi des ilots d'iris jaunes. Au loin dormait, entre deux eaux, une saucisse ballonnée, pareille à quelque grosse carpe bleuâtre. Journée de caime chaleur et de vent paisible ! On eût dit la guerre dissoute dans la lumière et la voix des canons étouitée par l'abondance des fleurs. Le conducteur chantonnait je ne sais quelle gutturale complainte languedocienne; les cytises pendants fouettaient le chantrein des chevaux ; et nous étions trois, dans la voiture, sous la bâche délavée, couleur de turquoise Youyou, chien de légionnaire, son maître et moi.

Youyou, roulé sur le ventre de l'homme étendu, se soulevait et s'abimait avec son souffle. J'étais assis à croppetons, les paupières mi-closes, traversées par l'éclat d'émeraude du sous-bois. Le chien me considérait avec une indulgente insolence, le museau entre les pattes, les yeux plissés par une diabolique ironie ; et il me sembla que, par une sorte d'illumination soudaine, je comprenais le langage canin, et qu'il me parlait len

tement.

« Tu te crois soldat, disait-il, et tu n'es qu'un civil qui fait la guerre. Regarde ton fusil et rougis: tu n'as pas briqué la plaque de couche. Tes molletières se débandent, ton bidon de deux litres ne tient que huit quarts. Saurais-tu le gonfler avec du sable humide, le détendre progressivement, sans faire éclater la soudure jusqu'à neuf quarts bien tassés ? As-tu été en prison pour rixe, pour absence illégale, pour ivresse ? Combien d'artilleurs as-tu assommés à coups de bouteilles, te trouvant d'humeur joviale? Tu ignorais peut-être que tous les artilleurs sont des fainéants, de fondation et par principe, sans que personne en ait jamais connu la raison. Combien de jours de cellule ? Tu bois de l'eau, ton garde à vous... ah! parlons-en... une chique, une polka de récupéré !... Les gribouillages du livret, la vigueur sèche et sonnante du gardeà-vous, voilà les pierres de touche du soldat. Toi, tu n'es pas discipliné. »

Le passage d'un ravin semé d'éboulis secoua si inopinément la guimbarde que Youyou, déchu de sa couche, roula jusqu'entre mes jambes et que son maître

lâcha un juron avant de se rendormir. l'us le chien se planta devant moi, amical et meprisant.

« Tu juges la guerre et les buts de guerre et les causes de la guerre; tu es un civil déguise, pas un soldat. Trois choses importent et meritent qu'on s'y applique : calculer et augmenter le taux de sa pension, obeir dans le service, suns hesitation ni murmure, gratter sur l'ordinaire. Mourir ! un accident, pas meme, un moment de service commande, comme lappel, a visite, le tourniquet. il n'y a pas de causes ni de buts de guerre; il y a la guerre, tout court. Le soldat se bat, sans penser ; qui pense retombe dans le civil. Est-ce que je pense, moi Voilà notre grandeur.

«Regarde-moi, tu verras un soldat; un galon de premier canard et quatre brisques ornent mon collier. Mon père était soldat, et tous mes aïeux; les femelles se recrutaient en pays conquis, aux co.onies et en Afrique; je suis issu d'un tox et d'une simple chienne, à Madagascar. Race impure, métissage! Des mots ! On ne trouve de race nette que dans le civil; nous nous battons et nous mêlons au hasard des guerres. Les chiens bourgeois ont des papiers en règie; ils vivent, bichonnés, nourris dans des vitrines chauffées au calorifère; nous, nous mourons afin que les vitres ne soient pas cassées et que les croisements se fassent selon la méthode convenable. J'ai oui dire que les journaux nommaient cela le principe des nationalités ou quelque chose d'approchant.

Cependant, interrompis-je....

Oui, je sais, répliqua le chien d'un ton hargneux, sans me laisser formuler une pensée, je sais : les civils aussi montrent du courage, de lordre, de l'héroïsme même. Te crois-tu soldat pour autant? Vous êtes soutenus par des idées ; il y avait un cuistot chez nous, qui disait toujours en écumant le pot : « Moi, Je travaille pour l'idée. » Il ajoutait parfois : «< Toute cette poudre qu'on dépense, c'est pour l'idée. » Alors, si on cuit tant de bœufs aux carottes et on tire tant d'obus pour les idées, quel mérite avez-vous à mourir pour des choses si glorieuses, si succulentes, si tonnantes? Nous, nous souffrous, obscurément, par fidélité, par esprit militaire. Qui des deux reçoit la plus haute paie ? »

Youyou s'interrompit, happa une mouche et se prit à rire en se pourléchant les babines, à rire véritablement comme un homme. Puis il poursuivit :

«Les chiens civils ne boivent pas; moi, je suis le chien qui boit du pinard. Quand le maître a eu la médaille, j'ai lapé les fonds de bouteille, dans une soucoupe; le maître chantait, titubait, cassait les lanternes à coups de pierres; moi, je bondissais derrière lui, l'arrière-train oblique, fantasque, comme indépendant du reste de moi-même, piquant de la truffe sur toutes les bornes, clabaudant à la lune d'une voix si mélodieuse que je voyais farandoler les étoiles, selon le branle de mes abois. La patrouille nous a arrêtés dans le creux d'une porte cochère où nous lâchions notre eau. J'ai couché dans la paille qui houlait autour de moi ainsi que la mer des Indes pendant une tornade ou la barre de Dakar; un factionnaire se promenait devant nous, baionnette au canon; le maître ronflait ta main serrée sur sa médaille; je regardais luire l'arme quadrangulaire de la sentinelle, dans la nuit, j'entendais sonner le pas des relèves, retentir les crosses sur les dalles, et, sentant toutes choses tourner et vaciller dans la fumée du vin, je ne voyais de fixe et d'indubitable que la discipline et l'honneur.

<< Tout est souffrance, sauf de marcher derrière la clique, quand on traverse un village, un soir d'été, en marquant le pas; sauf de muser sous la table d'une auberge à l'heure où rodent les chiennes qui cherchent

les aventuriers ; car, attachée aux maisons, pour échauiler ses timides pensées, la femelle a besoin des cou= reurs de mer et de brousse, et, avide de sujétion, elie se soumet à celui qui nargué la mort et accueille l'amour avec force et dédain.

« Ecoute-moi, civil déguisé, nous partons ce soir en permission, à Nancy, à Nansbrok, patrie des errants qui ont passé la frontière et ne possèdent, pour terre natale, qu'un bureau de recrutement ; Nansbrok, la cité douce aux mercenaires. Mon collier brille, fringué au tripoli. Là-bas, derrière la Pépinière, quand les avions tournent dans les nuages comme des abeilles perdues parmi les lilas, j'aime à siroter ma soucoupe de bière, à la terrasse d'un petit café où les Africains jouent à la manille. Assis sur mon derrière, le képi de mon inaitre couvrant mes oreilles, la pipe aux dents, l'air mertial, j'attends pour boire qu'il me soit commandé : Repos. Les enfants, à la sortie de l'école, s'attroupent pour m'admirer; la servante demeure ébahie et la monnaie même s'arrête de tinter dans la poche de son tablier blanc. L'air du crépuscule se remplit d'une poudre d'or; là-bas, tonnent des canons lointains ; dans quelque caserne, derrière les arbres, un clairon sonne la soupe, qui est la plus exaltante des musiques. Et les enfants connaissent, à me voir, l'honneur de la subordination et la gloire de l'état militaire. »

La voiture s'arrêta aux premières maisons du village. Je méditais encore, les yeux mal ouverts, sur cette guerrière chiennerie, cherchant à tâtons mon équipement et mes musettes; le légionnaire, déjà, s'éloignait de ce pas allongé, rude et souple, propre aux gens d'Afrique. Youyou défilait, portant beau, la queue au port d'armes, et, parfois, courait sus aux chats sédentaires, casaniers, métaphysiciens, individualistes, qui pensent, à l'abri des maisons, et ont horreur de la discipline. ALEXANDRE ARNOUX.

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Ce « Vieil Américain » (1), c'est un peu l'oncle d'Amérique de nos vieux vaudevilles, qui arrivait au cinquième acte pour assurer l'heureux dénouement de la pièce. Il était sympathique, jovial et bourru, ce qui lui permettait de jouer le rôle de moraliste et de donneur de bons conseils. Dans le drame que nous vivons jourd'hui, l'oncle d'Amérique est encore une fois le redresseur de torts dont l'intervention prépare le châtiment des méchants. En même temps, il nous apporte les précieux conseils de son expérience : il est l'homme de son siècle et nous sommes un peu trop restés des hommes d'autrefois. La routine nous aveugle, le préjugé nous étouffe. Nous sentons nous-mêmes la nécessité de réagir, mais comment? Ecoutons l'oncle d'Amérique.

D'abord il nous dit ceci : « Dans une véritable démocratie, travailler est un titre de noblesse, ne rien faire et vivre du travail des autres est une tare ». Et il est bien vrai qu'il existe toujours dans la société française un préjugé tenace contre le travail. On accepte qu'il y ait des professions nobles, mais elles sont rares. Le Vieil Américain ne comprend pas pourquoi un notaire ou un agent de change jouissent de plus de considération qu'un chef de gare ou un quincaillier. Toute l'échelle des valeurs sociales lui paraît devoir être révisée. Il cite la parole de Joffre à la veille de l'offensive de la Marne « Au moment où s'engage une bataille dont

(1) Lettres d'un Vieil Américain à un Français, traduites par J.-L. Duplan; librairie Payot et Cie, 1917.

>>. Le

dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est pas de regarder en arrière Vieil Américain sait que, la guerre finie, une autre guerre commencera dans le domaine du travail et que nous ne pourrons sauver notre industrie qu'en nous inspirant de la formule de Joffre qui lui a donné la victoire.

Nous sommes en retard le Vieil Américain nous le répète à toutes les pages de son livre et nous sommes bien obligés de le croire quand il nous cite des exempies probants comme celui des usines Ford de Détroit, qui produisent 3.000 automobiles par jour tout en réduisant à six heures la journée de travail avec un salaire minimum d'un doilar par heure, soit environ 35 fr. par jour. Intensifier le travail et en réduire la durée semble bien être la méthode de l'avenir. Nous avons, à ce sujet, beaucoup à apprendre. On travaille beaucoup moins longtemps aux Etats-Unis qu'en France et on produit beaucoup plus on y apprend à ne pas perdre son temps. Le directeur ou l'employé quittent leur bureau à quatre heures et demie au plus tard. De même, l'ouvrier, ayant durement travaillé, devient, à la sortie de l'atelier, « un monsieur qui va chercher son automobile au garage » et rentre chez lui, à la campagne, où il jouit d'un confort qu'ignore notre prolétariat. Il peut alors perdre son temps à sa guise ou cultiver les sports ou les arts qui l'intéressent.

Qu'avons-nous, en France, comme conditions du travail, quand nous les comparons à ces résultats? Le Vieil Américain nous le dit : « Des ouvriers qui ne veulent pas produire et des patrons qui ne veulent pas payer... » Pour sortir de ce malaise qui anémie notre industrie et qui doit la détruire à brève échéance, il n'y a qu'un remède c'est celui que nous apporte l'expérienc américaine. Il faut produire ou disparaître. Pour produire, il faut fabriquer en grandes séries pour abaisser le prix de revient donc les grandes affaires sont seules viables. Renonçons à notre individualisme prudent et à notre esprit de concurrence. Associons nos efforts et organisons-les. Le Vieil Américain cite avec mépris le dicton français : « Mon verre est petit, mais je bois dans mon verre ». Cet esprit d'indépendance n'est que vanité et sot amour-propre nous devons y renoncer si nous ne voulons pas périr.

X

Ce Vieil Américain est un flatteur. Il témoigne à la France un enthousiasme sans bornes et conclut en disant « Le jour où ce sera la mode en France de travailler à l'américaine, les Français seront imbattables ››. La crise actuelle nous fournit une occasion qui ne se retrouvera peut-être jamais au lieu des perfectionnements successifs et lents qui transforment d'une manière insuffisante notre industrie, nous pouvons aujourd'hui faire grand et faire bien d'un seul coup en utilisant l'effort qui a créé nos usines de guerre. Ne regrettons plus le passé. Ne cherchons pas à réparer nos erreurs par des demi-mesures. Ecoutons l'Américain qui nous dit : « Ne pleurez jamais sur le lait renversé ». Reconnaissons que notre activité d'hier pouvait être comparée « à un bon moteur capable d'entraîner une forte machine, dont tous les freins sont bloqués par un système néfaste de suradministration >>.

S'il est vrai qu'un pays a toujours l'administration. qu'il mérite, hâtons-nous de changer la nôtre, dans son esprit et dans ses formes. Le Vieil Américain nous conseille de simplifier et de décentraliser. Pourquoi faire intervenir le pouvoir central dans une multitude de questions qui peuvent être résolues par les fonctionnaires locaux? Pourquoi avons-nous un gouvernement trop souvent impuissant à développer la mise en valeur des ressources de notre pays? Pourquoi avons-nous une administration tyrannique où l'on entre en renonçant à

exercer toute initiative tout en s'arrogeant le droit d'y entraver consciemment et volontairement l'initiative d'autrui? Pourquoi un peuple traditionnel comme le peuple français, qui a l'horreur du changement, changet-il de ministres tous les trois mois? Le Vieil Américain pose ces questions et nous demande d'y réfléchir. Les lecteurs de l'Opinion savent qu'elles ont fait l'objet des études de notre collaborateur Probus, auteur de la Plus grande France, qui, après avoir montré clairement le but à atteindre, a cherché ingénieusement les meilleurs moyens d'accomplir cet effort de rénovation nationale. Les solutions qu'il préconise ont été développées ici : elles sont familières à nos lecteurs. Nous avons tenu à noter que, dans leur ensemble, elles répondent aux critiques du Vieil Américain. Créons, comme il nous le conseille, un état d'esprit qui rende irrésistible l'accomplissement de cette transformaton salutaire...

Pour apprendre à travailler, le meilleur moyen est d'aller voir en Amérique comment on travaille. Le Vieil Américain nous demande d'envoyer nos jeunes gens faire un stage dans les usines ou dans les fabriques américaines. Ils y seront reçus à bras ouverts et nulle part on ne leur fournira plus volontiers les renseignements techniques qui peuvent leur être utiles. Nulle part ils ne seront mieux appréciés parce que le tempérament américain est le même que le tempérament français. L'un et l'autre sont incapables de se plier à n'être que « des machines à l'allemande ». Les jeunes Français trouveront en Amérique une quantité d'améliorations et de progrès qui ne se sont développés que là. Ils y gagneront un esprit d'organisation pratique qui leur manque et on ne pourra plus dire alors ce qu'on répète trop souvent en parlant de nous : « Rien n'égale l'habileté des Français à inventer des choses nouvelles, si ce n'est toutefois leur inhabileté à en tirer profit ».

Apprenons à ne plus être des dupes et, après avoir failli« travailler pour le roi de Prusse », appliquonsnous à travailler pour la France, pour le plus grand développement de toutes ses ressources qui sont inépuisables et incomparables: voilà ce que nous conseille le Vieil Américain.

JACQUES MORLAND.

Beaux-Arts & Curiosité

Le retour des salons

J'avais espéré que cette guerre aurait pour effet de nous débarrasser à jamais des « salons » qui sont une des principales causes de l'état de décrépitude dans lequel se trouve l'art moderne. Hélas, il n'en est rien. Une note parue récemment dans les journaux nous annonce que rien n'est changé dans les habitudes passées, et que ni les peintres, ni les sculpteurs ne peuvent résister au désir d'entasser leurs œuvres dans des sailes toujours trop étroites. Ce désir est même si impérieux qu'il n'a pas cu la patience, pour se satisfaire, d'attendre la fin de la guerre Le renoncement des peintres et des sculpteurs n'a pu durer plus de trois ans. et leur goût d'exhibition leur a fait considérer le retour aux salons, comme une besogne particulièrement urgente. A les entendre, une plus longue abstention prenait les proportions d'une catastrophe nationale capable d'influer sur l'avenir de la France et même sur la victoire finale.

Le public ne partage pas, je crois, ces craintes, et son moral n'eût pas, à mon sens, été atteint par une plus longue suppression des foires annuelles dont il avait perdu l'habitude, je dirais même que l'annonce d'un renouveau des manifestations artistiques passées, a laissé tout le monde parfaitement indifférent. Pour

tant les promoteurs du Salon de 1918 avaient un tel désir de réussir qu'ils ont fini par trouver des arguments convaincants et qu'ils ont obtenu la réalisation de leur rêve le plus cher. On va leur permettre de s'installer à nouveau au Grand Palais et d'y reprendre les chères habitudes de jadis, les petits marchandages, les récompenses, les médailles, toutes les lamentables et mesquines choses qui sont devenues essentielles dans la vie des artistes modernes.

Quand je dis artistes modernes, je pense surtout à ceux qui ont dépassé la quarantaine, car parmi les jeunes gens beaucoup sont loin d'avoir pour les salons un amour aussi immodéré, certains même se refusent à y participer et en condamnent absolument le principe. Ces derniers, qui deviennent de jour en jour plus nombreux, affirment que l'avenir même de la peinture est lié à la suppression de cette vieille et néfaste habitude et que tous les efforts tentés pour rendre à l'art une nouvelle vigueur seront vains si nous maintenons le système des expositions.

J'ai soutenu cette thèse incidemment, chaque fois que j'en ai eu l'occasion ici, je voudrais aujourd'hui traiter la question d'une façon moins rapide et dire quelles sont les raisons profondes qui inclinent certains à regretter le retour des salons. Elles sont multiples, mais peuvent pourtant se résumer en une seule : toute création picturale ou sculpturale doit être conçue pour un but et une destination définie, c'est-à-dire doit avoir une utilité sociale au lieu d'être l'expression d'une personnalité plus ou moins intéressante. A toutes les gran des époques d'art, cet axiome se peut vérifier et on ne le trouve jamais en défaut si on veut bien me concéder que les grandes époques d'art ne sont pas précisément celles où sont apparus quelques génies isolés, mais celles où la valeur moyenne de l'ensemble des œuvres a été la plus élevée.

A toutes ces époques, l'art a eu une utilité religieuse ou sociale et qu'il s'agisse de l'art chaldéen, égyptien, grec ou du moyen âge, il n'a été conçu qu'en vue de certains buts bien définis. Nul alors ne s'intéressait à l'expression d'une personnalité et nul n'aurait eu l'idée de peindre ou de sculpter simplement pour s'exprimer ». On peignait ou on sculptait pour orner des temples ou des habitations, qui elles-mêmes, étaient bâties beaucoup plus avec le désir de faire commode et solide qu'avec des préoccupations d'esthétique. Le peintre qui entreprenait un travail savait sur quel mur il devait l'exécuter et dans quel milieu se trouverait sa composition, il la concevait pour un endroit donné et un éclairage donné. Ainsi il ne travaillait pas au hasard, il ne se livrait pas à un jeu plus ou moins brillant, mais remplissait une fonction nécessaire, avait un métier ni plus utile, ni moins que les autres, en un mot l'art faisait partie de la vie au même titre que toutes les branches de l'activité humaine.

Au contraire, dès qu'apparaît le tableau, qui par définition est exécuté sans but défini, l'art, cessant d'être conçu pour un lieu donné, dégénère rapidement. Certes de grands artistes apparaissent encore, Poussin, Watteau, David, Delacroix, Ingres, Rude, Barye, Puvis de Chavannes, Cezanne, mais ils sont presque isolés parmi des multitudes de médiocrités. Les génics seuls arrivent à maturité dans un système artistique conçu uniquement comme une expression de la personnalité, les autres, ne trouvant pas autour d'eux l'appui nécessaire, sont annihilés. Chacun se débrouille de son côté sans vouloir ni pouvoir demander aide aux autres, l'art au lieu d'être un métier devient un éternel concours. Les salons sont le couronnement et la plus parfaite expression de cette mortelle méthode du concours qui, peu à peu, a conduit l'art moderne aux extrêmes limites de la décadence. Dès l'origine, en cffet, les sa

lons ont eté concours, ils ont mis des personnalues en presence, dans un meme lieu, aim que le public puisse juger et donner la palme aux uns ou aux autres. Primitivement, au temps de Diderot, peut-etre la chose, quoique deplorable en son principe, pouvait encore avoir une apparence de raison, etant donné le nombre tres limité des toiles présentées annuellement. Mais aujourd'hui ou les salons sont des oires immenses composée de mélanges ahurissants, 11 est matériellement impossible de regarder tous les travaux exposés avec une attention suinsante pour porter un jugement quelque peu motivé. Dailleurs, même en admettant qu'un homme plein de bonne volonte, doué d'une puissance d'attention jusqu'ici sans exemple, et d'une robuste constitution, soit capable de passer en revue d'une manière sérieuse tous les travaux exposés, je le défie bien de pouvoir se faire une idée certaine de la valeur d' artiste dont il ne voit qu'une seule toile ou une seule sculpture à la fois. On ne peut vraiment juger de la valeur d'une personnalité, que sur un ensemble. La seulement se montrent clairement sa force, ses faiblesses et le but véritable qu'il poursuit.

Peut-être penserez-vous, qu'à défaut d'avantages d'ordre supérieur, les salons ont du moins un avantage matériel, celui de permettre aux artistes de vendre leurs productions. Pas davantage, car ils sont bien loin les temps légendaires où « l'on vendait » au salon. A l'heure actuelle, il n'est pas un amateur sérieux qui aille au salon pour acheter de la peinture, toutes les transactions ou à peu près se font dans les expositions particulières.

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Jusqu'ici nous n'avons trouvé aux salons aucunes qualités légitimant leur persistance. En revanche, leurs défauts sont légion. Je ne les énumérerai pas en détail, car j'ai donné plus haut, le plus grave de tous, celui qui contient tous les autres. Les salons, en effet, détournent l'art de sa véritable destination qui est d'orner le cadre de la vie humaine, ils font de la peinture et de la sculpture des choses de plus en plus abstraites, au point de les rendre tout à fait inintelligibles et de leur enlever tout intérêt. Ces exhibitions ont écu grâce à un mensonge continuel, elles ont tendu à nous faire croire que l'artiste était d'essence supérieure, quasi divine, elles ont tendu à faire passer l'art du plan matériel au plan métaphysique en donnant la prépondérance absolue à ce dernier. Il serait temps, semble-t-il, que les artistes le comprennent, et au lieu de se lamenter sur les difficultés de l'existence, se donnent la peine de s'apercevoir qu'on vit du produit de son travail, seulement lorsqu'on produit quelque chose d'utile aux autres hommes. Les artistes de jadis artistes de jadis vivaient honorablement parce qu'ils étaient des ouvriers se consacrant à des besognes nécessaires, c'est-àdire ornementales, parce qu'ils ne se croyaient pas d'essence divine. Ils n'attendaient point pour travailler de se trouver dans d'« heureuses dispositions », ils peinaient tout le jour sur un travail, très matériel et très pénible, le soir nettoyaient leurs outils, et, le lendemain, recommençaient. Ainsi ceux qui n'avaient pas de génie créaient tout de même, en respectant les règles de leur métier, des oeuvres agréables à voir, et ceux qui avaient une personnalité la dégageaient et l'affirmaient sans y songer.

Si l'on veut que l'art reprenne vie, redevienne fort et jeune, il faut que les artistes se résignent à gagner quotidiennement le salaire d'un tourneur et à faire leur journée de huit heures. Alors, ils rentreront dans le cadre social, alors il deviendra possible de les employer à orner des maisons et des monuments, l'art ne sera

plus réservé aux riches qui sont le petit nombre et

il sera per

ne peuvent faire vivre tous les artistes mis de le faire servir à orner « d'images et d'histoires »>, comme dit Cennino Cennini, toutes les maisons. Alors l'architecte pourra employer couramment les peintres et les sculpteurs et leur donner les moyens de vivre, comme il le faisait jadis, lorsque la moindre habitation de bourgeois aisé était entièrement peinte et sculptée. A ce moment-là, l'art reprendra cette prodigieuse faculté d'exprimer la vie en soi qu'il puisait jadis dans les contacts continuels et matériels avec son temps et qu'il a perdu en se mettant au service d'une « élite ». Les artistes sont, il est vrai, beaucoup plus nombreux que jadis, mais le monde moderne a une activité infiniment plus grande que celle qu'il avait autrefois, et il est amplement capable d'employer tous ceux qui veulent faire besogne utile. Mais pour cela, il faut abandonner le culte de la personnalité, qui n'est trop souvent qu'une façon de dissimuler l'orgueil ou la paresse, il faut se résigner à travailler de l'aube au soir comme la majorité des hommes, pour le même salaire que la majorité des hommes, et, comme eux, dans un but utile. Pour arriver à cette conception saine, seule capable de nous apporter le salut, il faut com mencer par supprimer les salons, basés sur un principe contraire, et avoir enfin le courage de réaliser une réforme que, déjà en 1830, M. Ingres réclamait pour des raisons à peu près semblables à celles que j'ai exposées aujourd'hui.

La Presse comme elle va

Psychologie du souscripteur

BISSIÈRE.

Si la monographie qui fut un genre littéraire en faveur vers le milieu du dernier siècle, s'avisait de refleu rir, je voudrais voir consacrer une petite brochure au monsieur qui envoie de l'argent aux journaux. C'est un personnage bien intéressant, il y aurait à faire sur lui des observations curieuses. Je n'en ai rencontré aucun dans ma modeste sphère. Mais c'est sans doute que le monsieur qui envoie de l'argent aux journaux ne révèle pas volontiers son identité. On le coudoie dans la rue, au café, en tramway, on s'assied à sa table, on est son parent ou son intime ami et l'on ignore avoir devant soi le monsieur qui envoie de l'argent aux journaux. Comme quoi l'homme que nous croyons le mieux connaître, de qui la conscience paraît être pour nous sans mystère garde souvent au fond de soi un jardin secret, inaccessible à tous, où il cultive religieusement une petite plante à fleur bleue, blanche ou rouge, ou tricolore. Le monsieur qui envoie de l'argent aux journaux appartient à une catégorie d'individus respectable entre toutes, la catégorie des convaincus. Il a des convictions, fortes, il a une foi, il croit aux journaux, à son journal, il se privera, s'il le faut, de cigares pendant un mois pour alléger dans la mesure de moyens le poids des soucis dont est chargé l'administrateur de sa gazette préférée. C'est un brave homme et, comme il ajoute le plus souvent la modestie à la générosité, c'est un héros à sa manière. Le jour où j'en rencontrerai un, je le saluerai très bas.

ses

Autrefois, cest-à-dire il y a longtemps, c'est-à-dire avant la guerre, le monsieur qui envoie de l'argent à son journal ne se proposait point de remédier à la cherté de la pâte. La pâte à cette époque, n'était pas chère. Les souscriptions ouvertes dans la presse avaient pour but, soit de réunir les fonds nécessaires à l'érection de quelque monument commémoratif et littéraire, soit d'offrir une épée d'honneur au général Stoessel, défenseur de Port Arthur, arrêté, peu après déjà !

du

pour trahison, ou des menottes en or au turbulent Max,
Régis,ou une petite gratification à des sergents de ville
particulièrement méritants, etc. Les souscriptions
Figaro se distinguaient entre toutes par l'élévation de
leurs totaux, celles du Gaulois venaient ensuite. Les
colonnes du Figaro et du Gaulois étaient pour cette
raison fort recherchées par les comités d'initiative:
c'était le succès de l'œuvre assuré; c'était 25.000,
50.000, S0.000 francs qu'il suffisait de passer rue
Drouot pour ramasser au bout de trois semaines,
c'était simple et facile: il suffisait d'avoir une
tête qui plût à M. Arthur Meyer, à Calmette, à Ma-
gnard, et de se présenter au bon moment. Une légère
secousse : les souscriptions tombaient comme d'elles-
mêmes. La guerre est venue, et la pâte à papier s'est
transformée peu à peu en une matière extrêmement pré-
cieuse. Et comme la mise à deux sous était insuffisante
à compenser cette augmentation funeste, trois journaux,
l'Action française, le Journal du Peuple et la Victoire,
considérant qu'un organe de parti ne saurait être assi-
milé à une banale entreprise industrielle, mais bien
plutôt à une sorte d'association cultuelle, ont commencé
à faire la quête.

Actuellement donc, trois souscriptions sont ouvertes où affluent avec une vitesse plus ou moins grande l'argent monarchiste, l'argent hervéiste et l'argent humanitaire.

A la date du dimanche 13 janvier, le « million » de l'Action française atteignait 362.440 francs 55 centimes. Pâte à papier ! C'est une somme.

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Un coup d'œil jeté sur la liste provoque tout de suite une remarque générale, à savoir que les souscripteurs de l'Action française répugnent pour la plupart à l'anonymat. C'est que l'œuvre à laquelle ils veulent collaborer n'est pas une œuvre charitable, mais patriotique. Elle a en outre un caractère de protestation. Pour être digne de considération, une protestation doit être signée. Les souscripteurs de l'Action française signent

presque

depuis vingt ans du retour au socialisme français :50.000 francs... Les amis de Millerand vont bien, merci !

Mais pourquoi cet anonymat? Ah ! c'est qu'à la Victoire il ne s'agit pas de protester, comme à l'Action française, il ne s'agit pas avant tout de faire œuvre patriotique, il s'agit principalement de soutenir ce bon Gusreçoit de ses anciens amis plus que sa part d'injures tave Hervé, garçon sympathique et désintéressé et qui quotidiennes et hebdomadaires. Alors, on lui envoie dix sous, cent sous, cinquante mille francs, comme ça, tout bonnement, pour qu'il ne se décourage pas d'agiter le drapean du socialisme idéaliste et français, pour lui faire plaisir...

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« Vous me demandez ce que je vais faire au Journal dont la direction littéraire m'incombe. Oh ! bien peu de chose. Je suis un type dans le genre de M. Stéphen Pichon j'ai le respect des traités, je dois l'avoir, et des traités, ce n'est pas ce qui manque ! Il y en a même de perpétuels et, naturellement, ce sont les plus vénérables.

:

tous. Je paierais pour descendre dans l'âme d'un de ceux
qui ne signent pas. Belle âme, sans doute, âme fervente
et toute brûlante de foi en MM. Maurras et Daudet,
mais humble au point de se complaire dans un parfait
effacement. Qu'importe son nom, qu'importe sa person-
nalité infime et misérable? Deux individus comptent
pour la grande besogne de l'arrière : Daudet, Maurras,
à qui les autres sont tout au plus dignes de payer encre
et papier. Et puis, qui sait? La vie est peu sûre en répu-
blique. On est fonctionnaire, on a des charges de famil-
le, une carrière à faire, des chefs hiérarchiques dont il
ne faut pas s'attirer le courroux et qui vous soupçonne-
raient vite de conspirer contre les institutions bienfaisan- A travers les Revues
tes, dont on est au contraire très heureux de participer.
On n'est pas royaliste, non, pas précisément, on est seu-
lement écœuré... Un républicain écœuré: 5 francs.

Cependant, je suis bien de votre avis: la nouvelle, le conte, la fantaisie, le roman (même populaire), atteints de cachexie, ne peuvent être revivifiés que par la transfusion d'un sang jeune et vermeil. Je sais bien où le prendre..., mais je ne dois faire aux anciens nulle peine, même légère.

« Avec mes remerciements pour vos lignes aimables, recevez, mon cher confrère, l'assurance de mes sentiments dévoués. ››

Le jour où la souscription de l'Action française s'élevait au total de 362.440 fr. 55, celle de la Victoire réunissait 147.647 fr. 50. Infériorité qui s'explique par diverses raisons facilement discernables: clientèle moins abondante, moins riche, campagnes moins retentissantes. Il est vrai que peu de temps avant d'ouvrir son emprunt, Hervé s'est élancé à corps perdu contre Caillaux. Bien lui en a pris.

Remarque générale : les souscripteurs de la Victoire sont en majorité anonymes: un socialiste indépendant à Valentignez o fr. 50; une victime du gallonnarisme au Havre : 5 fr. ; un groupe de soldats et d'officiers d'artillerie belge: 1.000 fr. ; une vieille Française de cœur 2 fr. ; un groupe d'amis de Millerand, partisans

LUCIEN DESCAVES

Le suffrage féminin en 1917

On sait que le gouvernement anglais a décidé de réformer le système électoral suranné du Royaume-Uni. Entre autres innovations, le projet accorde le droit de vote aux femmes âgées de plus de trente ans. Le principe proposé en février 1917, voté par les Communes le 19 juin a été adopté par les Lords le 10 janvier dernier. A ce propos, A. G. dans le Journal de Genève (15 janvier) rappelle les étapes actuelles du suffrage féminin.

Aux Etats-Unis, huit Etats ont admis le suffrage durant l'année qu vient de s'écouler, entre lesquels le plus important de tous, celui de New-York. Cette victoire ouvre la voie à la fédéralisation du vote féminin. 20 Etats sur 44 ont admis déjà celui-ci. M. Wilson, suffragiste déterminé, a fait savoir qu'il serait sympathique à la désignation dans le Congrès d'un comité pour le suffrage. Ce comité a été nommé, il a déjà rapporté, et la Chambre des représentants a adopté, par

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