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22 Juin 1918

expriment avec justesse leur étonnement

de ne

pas

connaître, après quatre années de guerre, les buts de paix de l'Entente. L'autre laisse, avec une franchise qui ne peut pas être une naïveté, transpercer sa crainte d'une coalition économique d'après-guerre entre les alliés. Tous les deux ont raison, et, avec des intentions diverses, montrent la voie à suivre.

L'exemple des tractations auxquelles donnent lieu les négociations relatives à la Société des nations est topique et démonstratif.

Après deux ans de discussions, les alliés ne sont pas parvenus à s'entendre sur quelques articles concrets et parlants qui puissent faire la base d'un projet commun, et résumer la conception occidentale de la liberté.

La raison de cette impuissance, pour autant qu'il s'agit de la France, est trop visible: elle est toute dans cette étrange méthode de gouvernemnt qui fait abdiquer l'essentiel de la fonction gouvernementale entre les mains de commissions spéciales. On confond compétence et technicité. Quelle que soit la valeur de MM. Lavisse, ou Bourgeois, ou Fromageot, n'est-ce pas par une singulière interversion de rôle qu'on leur demande des idées directrices sur cette question capitale de la Société des nations. C'est précisément au gouvernement à apporter ces idées directrices. A la Commission ne doit échoir qu'un rôle de mise au point technique, de coordination ou même, si l'on veut, de consultation.

Nous voulons un gouvernement qui gouverne, a-t-on dit souvent depuis quelques années.

Gouverner, n'est-ce pas aussi apporter, sur les grands probèmes d'ordre international ou intérieur, des conceptions susceptibles de se traduire en impulsions, en accords précis,en formules qui soient un programme, voire en actes ?

PIERRE ALBIN.

NOTES ET FIGURES

Les sans-gloire.

La publicité est pour beaucoup dans la gloire; peutêtre même peut-on dire, qu'elle est pratiquement un facteur de renommée plus propice que le seul mérite?

Dans le coin d'ombre où ils fument leur pipe, j'entends un de nos hommes décrire d'un air entendu : «La Gloire, mon vieux? C'est une bonne femme habillée de voiles avec une trompette!... >>

Sans doute, si elle n'avait pas sa trompette sonore, elle ne serait pas La Gloire. Mais oubli ou caprice de femme, elle ne sonne pas pour tous équitablement. Comme ajoute l'autre, qui achève sa péroraison dans le fond de la sape: «Y en a toujours que pour les mêmes! » Et ces hommes sont de ceux qui souffrent de cet oubli cruel.

A ces déshérités l'occasion a manqué; cela suffit pour n'être pas illustre. Pourtant leur tâche est dure et longue et ils meurent comme les autres à leur poste de combat. Mais c'est qu'il y a toute une hiérarchie de morts au champ d'honneur et certains degrés en demeureront à jamais ignorés de la foule.

Les lauriers sont pour ceux qui «< conquièrent », et pour ceux qui se « battent au ciel » ; mais il n'y a que le triste oubli pour tous ceux qui « maintiennent >> et qui « gardent ».

Ceux-ci suivent les troupes d'attaque, prennent position après elles, organisent le no man's land... Et cela leur serait compté pour rien?

Dans la terre désolée, piétinée, martelée, où l'effroyable duel d'artillerie exhale des odeurs mêlées de

sang et de vase et de gaz, ils ouvrent des tranchées nouvelles, forent des galeries, s'apprêtent précipitamment à résister aux contre-attaques prochaines. Quand ils lâchent le pic ou la pelle, c'est pour s'armer de leur fusil.

Les premières sentinelles se sont allongées entre leur arme et leur bêche, dans les trous des obus. Est-ce la pelle qui fait tort au fusil? On ne sait pas assez ce que coûtent d'abnégation et de sang ces gardes fidèles et vigilantes auprès des marches avancées d'où l'on ne peut pas rompre sans trahison.

Un vieux réserviste m'a dit une fois :

« Ici on meurt autant qu'ailleurs, on y met plus de temps, c'est toute la différence. ››

Il y en a qui vont au-devant de la mort, la baïonnette haute; ceux-ci l'attendent postés au créneau; l'attitude des premiers nous semble plus fière, mais, à la réflexion, cette longue patience n'est-elle pas plus éton

nante encore?

Parmi ces troupes gardiennes, combien aussi de sacrifices individuels, de dévouements qui demeureront anonymes, parce qu'on n'en publiera jamais le récit! «S'il fallait tout raconter! » Alors, on ne raconte plus rien du tout...

Héros sans histoire, parce que l'Histoire ne rapporte que de l'extraordinaire, et pour le reste n'a pas de soins. Ces morts, dont beaucoup méritèrent d'être mémorables, sont l'holocauste quotidien, nécessaire, naturel. Chaque jour enlève ses morts, apportant à la moisson funèbre sa gerbe d'épis mûrs. Ils s'évanouissent, on n'en parle plus. D'autres ont pris leur place au créneau; une nouvelle patrouille est sortie pour reconnaître... L'éternité énorme de la tâche qui doit continuer, quand même, emporte jusqu'à la mémoire des morts. Amère fortune que la leur! Ils ne connaissent pas l'ivresse des grandes mêlées où l'on peut mourir comme dans une fête,

Parmi tout l'appareil des grandes funérailles.

Ces sans-gloire font figure de parents pauvres... Le grand public ne fait pas de cas de ces humbles, dont il ne peut connaître les citations individuelles et qui n'ont ni croix au drapeau, ni fourragère à l'épaule. Leurs frères d'armes plus illustres des régiments de marche traitent un peu de haut en bas ces compagnons sans panache... Pourtant, n'est-ce pas ceux-ci qui, avant tous les autres, tiennent?

<< Tenir »>, verbe tant répété, à tout propos, même hors de propos, et dont le monde pourtant n'a pas encore embrassé tout le sens. Que de devoirs rigoureux enfermés dans ce seul mot; que de menaces suspendues sur la tête du soldat gardien de la glèbe!

à

Tenir, c'est se cramponner de toutes ses forces à la terre reconquise, c'est résister pied à pied, pouce pouce, à toutes les attaques, aux incursions subites, aux bombardements qui s'acharnent; c'est souffrir les harcèlements qui tuent par surprise patrouiller, contre-attaquer; c'est éprouver à découvert le froid, le chaud, la pluie, la grêle, la neige, le soleil, la boue qui transit, la poussière qui assoiffe; sans cesse épier dans la nuit qui glace le veilleur, dans le brouillard hostile, l'ennemi inlassable et attentif qui attend la seconde de défaillance pour foncer. Tenir, c'est encore se montrer plus fortement obstiné que l'adversaire : nulle tâche qui exige plus du moral des hommes.

A peine, à de longs intervalles, de courts repos, tcujours près du front, en alerte. Secteur après secteur, les renforts parvenus, on remonte en ligne; il faut << tenir» encore. Et l'on tiendra, fortement, silencieusement, jusqu'à ce que le taux des morts autorise à s'éloigner pour quelques jours jusqu'au prochain village en ruines.

Quelquefois, pourtant, quand on s'est mis en tête de Sur le Front déterrer le mérite des gens, on leur consent, à ces obscurs, la louange anonyme et toute discrète d'une dernière phrase de communiqué :

« Une attaque allemande sur le saillant de J. a échoué sous les feux des Français >>.

Ce sont eux.

P. M.

Les Scribes accroupis.

III. LA CATASTROPHE DU NORD-SUD

Il y avait autrefois dans l'Indre deux hommes également illustres et qui s'appelaient Patureau. Pour se distinguer l'un de l'autre, ils avaient ajouté à leur nom propre celui de leur tribu. Il y avait Patureau-Mirand et Patureau-Baronnet. Tous deux faisaient de la politique et tous deux étaient de braves gens, représentant bien la moyenne parlementaire et capables de siéger quatre ans au Palais-Bourbon sans faire parler d'eux. Malheureusement ils étaient l'un et l'autre de la première circonscription de Châteauroux, on ne pouvait donc songer à les envoyer tous deux au Parlement. Les électeurs de Châteauroux que Larousse appelle les Castelroussins avaient pris le parti de les nommer l'un après l'autre durant quatre ans PatureauBaronnet était député, puis pour quatre autres années Patureau-Mirand le remplaçait à la Chambre. Cet ingénieux système conciliait le désir de changement naturel à l'homme avec la stabilité nécessaire au gouvernement.

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Or en 1913 Patureau-Mirand était en exercice quand survint la catastrophe de la Liberté. L'excellent homme fut littéralement emballé. On le voyait dans les couloirs du Palais-Bourbon, les mains pleines de journaux aborder ses collègues. « C'est très intéressant ces détails sur les soutes. Je les ignorais. Et vous? >> Les poudres, les canons, les tourelles, tout était pour lui une révélation. Des collègues facétieux le poussaient. On lui conseilla de faire un grand rapport pour démontrer l'utilité des catastrophes.

Déposé le 15 décembre 1913, sous le numéro 3.288, le rapport Patureau-Mirand est aujourd'hui introuvable. Ceux qui en ont un exemplaire le gardent sous vitrine. Il développe la grande idée du député castelrouquin. (J'en demande pardon à Larousse, mais j'aime mieux Castelrouquin; c'est plus gai.)

Aujourd'hui le siège Patureau est occupé par Patureau-Baronnet. Aussi personne ne répète plus cette vérité les catastrophes sont nécessaires au développement des services publics. Et le Nord-Sud, qui aurait tant besoin d'être perfectionné, vit sans catastrophe.

Notez bien que le public n'y gagne rien. Il n'y a pas de collision qui fasse deux cents morts d'un seul coup, mais chaque jour une femme tombe sur le quai, un enfant est piétiné, un vieillard a la main écrasée, c'est la catastrophe à la petite semaine. Cela fait tout autant de victimes, mais on n'en parle pas. Et les employés tranquilles continuent leur sabotage: le train part brusquement, les portières claquent d'un seul coup, les ascenseurs pincent net.

Qu'on revienne au vieux système, si cher à PatureauMirand, que le Compagnie tue ou blesse les voyageurs en tas une fois par an par le moyen qu'elle voudra, c'est son affaire. Et qu'elle évite les accidents le reste de l'année.

Remarquez, au reste, que je suis désintéressé dans la question comme j'ai une maladie de cœur qui m'interdit les émotions, je ne voyage jamais sur le Nord

Sud.

PAUL BIRAULT.

Poste radio

Défense d'entrer sans motif URGENT de service. SILENCE! Et les foudres qui entourent les lettres T. S. F. semblent menacer l'imprudent qui violerait, «< sans motif urgent de service », la sainteté du lieu.

Cette fois, nous sommes logés dans une chambre, une vraie chambre, dans une vraie maison. Et la fenêtre encadre un paysage civil, avec de la verdure, des arbres et une rivière. Aux murs, quelques femmes sommairement vêtues - legs d'une division antérieure, lorgnent d'un œil engageant un immense plan directeur des Communications radio-terrestres. Un cercle ombré y marque portant, et le plus large de tous, comme il convient, les postes, d'autant plus large que le poste est plus imc'est le nôtre. Un peu partout, des affiches: indicatifs des postes téléphoniques, indicatifs des postes de T. S. F. et de T. P. S., consignes, ordres et tableaux de service. Sur une longue table, à qui des plans directeurs retournés font une nappe blanche, une rangée impressionnante d'appareils la boîte du poste émetteur, celle, toute surchargée de manettes et d'inscriptions, du poste récepteur, la caisse mystérieuse de l'amplificateur, des bobines. Ebène, cuivre, noyer, tout cela brille, propre d'une propreté toute militaire. Quelques livres scientifiques attestent que l'arme du génie est une arme savante. Une tringle suspendue au-dessus de la table porte les casques avec leurs écouteurs télé

phoniques. Des fils rôdent un peu partout, s'accrochent il en sort par la fenêtre : beaucoup de fils. Les télégraau mur, se glissent sous la table; il en sort par la porte, dent-ils pas qu'il faut orthographier: «< la Cent-fils » ? phistes de la «fil », nos ennemis naturels, ne prétenLe sapeur à l'écoute soulève un écouteur. « Ça jase ? »>

- « Comme d'habitude. Les Boches ont fait leur réseau à la demie. Il y avait un nommé Kr qui bafouillait ferme. »>

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« Rien. Des postes lointains. Un dans le voisinage qui essayait son étincelle. Mais il n'a pas travaillé. »

« Pas d'avions ? Le xts n'est pas revenu ? Ce matin, il a réglé pendant plus d'une heure. Il collait ses signaux, à n'y rien comprendre. Il a fini par sortir : wo 900 nh, nuages à 900 mètres d'altitude; je rentre). Ça m'a soulagé ; j'en avais mal au ventre de l'entendre. >>

«Non, il n'est pas revenu. La saucisse boche a un peu causé. Elle était là, à la hauteur de la dernière branche du sapin. Elle a passé quelques chiffres, puis nh. J'ai regardé si elle descendait; mais elle ne bougeait pas. Cinq minutes après, on ne la voyait plus. «< Attends, voilà un Boche. >>

Le sapeur d'écoute est un curieux dont le rôle est d'épier tout ce qui se dit, en T. S. F., dans le rayon d'action de son appareil une dizaine de kilomètres. Il reste là, l'écouteur à l'oreille, tournant de temps à autre ses manettes de réglage. Tout d'un coup il transcrit des séries de lettres et de chiffres entremêlés, alors que le profane ne perçoit dans l'écouteur qu'une sorte de musique les traits et les points du Morse, dont les combinaisons diverses constituent lettres, chiffres, signes de ponctuation et indications de service. C'est un message de poste à terre, d'avion ou de drachen: boche ou français indifféremment. Le son des postes français est grave et un peu enroué; les boches ont une voix musicale, très claire, et leurs transmissions se terminent en queue de poisson, avec le même glapissement

:

les w w qui signifient le coup est long, je pense qu'il m'arrivera peut-être un jour, comme à quelques camarades, d'assister à un réglage dont je serai le héros. Les phases seront celles que j'ai cent fois notées : pn, pn, fs, fs : je suis l'avion pn ; je suis prêt, tirez. L'obus siffle et s'écrase quelque part dans le voisinage; l'avion, invisible là-haut dans le ciel, insiste: ab 5, ab 5: raccourcissez de 5. Les coups se rapprochent, lentement, sûrement, sur les indications de l'avion implacable. Enfin, satisfait l'avion se retire: w i o, w io: passez au tir d'efficacité, je cesse observation. Alors, de là-bas, au delà de la

qu'un disque de phonographe que l'on arrête en pleine marche. Tous les avions ont un timbre très aigu; on les reconnaît sans peine à la lenteur de leur émission, toujours incertaine, à leurs répétitions continuelles et à leurs abréviations propres. D'ailleurs, en sans-fil, chacun se présente en annonçant son nom : rk rk; ou a2 a2 de rk rk: c'est moi rk; az, écoutez ce que vous dit rk. Ce nom est toujours un faux nom, et l'on en change souvent, afin de dérouter l'ennemi. Les Boches poussent même l'organisation jusqu'à changer leurs indicatifs tous les jours. Soin inutile, car tel df, hier ag, demain yu, conserve sous ses appellatifs divers la même étin-plaine verte piquée de réseaux de fils de fer, au delà du celle foireuse et le même opérateur baveux, que nous distinguons entre mille. Ils ne trompent pas davantage les postes goniométriques, qui sont capables de repérer exactement leur position. Sous ces noms d'emprunt, Boches et Français échangent, chacun de leur côté, des groupes de lettres et de chiffres en langage convenu : c'est en T. S. F. le cas de le dire : défiez-vous, les oreilles ennemies vous écoutent ! Nous n'entendons d'ailleurs ici que des postes de faible puissance : notre boîte Au Maroc. de réception est disposée pour éliminer les grands postes, qui nous gêneraient. Les longueurs d'ondes de nos interlocuteurs ne dépassent guère 350 mètres, et leur portée une dizaine de kilomètres. C'est une nécessité absolue des postes plus puissants se brouilleraient les uns les autres ; dans une chambre où tout le monde parle à la fois, il ne faut pas que chacun élève trop la voix.

:

Je prends un casque que j'ajuste sur une longue bobine. Là, impossible d'entendre la saucisse d'en face, ou ce baveux de df. Bobines et condensateurs sont réglés pour les grands postes et les grandes longueurs d'ondes. C'est notre tour Eiffel,

qui transmet l'heure ou le communiqué ; c'est qui donne à l'Afrique Centrale des nouvelles que le journal nous apportera ce soir. C'est POZ (Nauen), dont la voix chantante, presque à toute heure, répand à la fois sur deux longueurs d'ondes 3.900 et 5.500 les mensonges de l'agence Wolff. On perçoit dans le lointain les transmissions rapides et mécaniques du

le

poste anglais qui cause souvent à l'Amérique ; l'on en-
tend 1 poste italien de
jamais pressé, qui
a la politesse de nous offrir ses communiqués en fran-
çais et en anglais. Toute la journée, et surtout toute la
nuit, à des heures fixes, ces postes lancent leurs appels :
cq, cq (à tous, à tous) et passent leurs télégrammes offi-
ciels ou leurs services de nouvelles .Car c'est un admirable
instrument de publicité que cette voix qui traverse mers
et montagnes, pénètre dans les pays amis, ennemis et
neutres, rejoint les bateaux en mer, les avions dans les
airs, s'insinue partout, portant la vérité ou le men-
songe dans un rayon de plusieurs milliers de kilo-
mètres, à un nombre indéfini d'auditeurs des milliers
et des milliers.

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Notre rôle à nous est plus humble. Nous sommes surtout précieux parce qu'une antenne de quinze mètres est moins vulnérable qu'une ligne téléphonique de dix kilomètres. Nous communiquons avec quelques voisins, toujours les mêmes, et nous échangeons avec eux des demandes et des réponses très simples, concernant le service, l'attaque et la défense.

C'est à moi de prendre l'écoute. En voilà pour deux heures à capter au vol les chiffres que lancent incessamment autour de moi amis et ennemis. Pourvu qu'ils ne causent pas tous à la fois, et que les décharges orageuses perceptibles à des centaines de kilomètres -ne m'assourdissent pas. Tiens : C'est un avion

...

boche qui commande: Feu! Je tends l'oreille. Boum!

coteau où s'étage le village avec ses toits rouges et son
clocher démoli, au delà de la grande forêt dont je dis-
tingue à peine les hautes frondaisons, les 150 arriveront
par quatre, suivant un rythme régulier, mathématique-
ment précis, impitoyables et inévitables.
S. P. 176.

Notes de route

I

2 juin 1918.

Les remparts de Meknès s'éloigner.t déjà dans une brume aérienne, brume matinale légère comme un voile tissé d'or qui enveloppe, sans les atténuer, des contours délicats et vigoureux. Les belles murailles marocaines gardent leur patine fauve; la ligne ample et fantaisiste imaginée par un sultan fastueux enserre, telle une ceinture sans prix, la capitale inachevée, son Aguedal, son palais immense, grand comme une ville, et toute la gamme de ses minarets.

Autour, des champs à l'infini, les récoltes qui mûrissent dans l'abondance incroyable d'une année que tout favorisa, les pluies tardives ont centuplé la sève. Sur les premiers contreforts du moyen Atlas, les céréales se pressent en rangs serrés. L'auto traverse rapidement cette sorte de paradis terrestre peuplé d'oiseaux, de fleurs, de moissons lourdes. Le soleil brûle, l'air est frais, la route large, toute neuve. Ce premier tronçon d'une grande voie de pénétration qui modifiera bientôt la vie des camps essaimés sur les crêtes soulève des acclamations unanimes.

De lourds tracteurs avancent, les uns derrière les autres, à distance réglementaire, ils vont ravitailler les postes de l'avant. Comment se tireront-ils, plus loin, des pistes ravinées par les pluies récentes, dans quelle fondrière vont-ils enliser leur précieux chargement? Que ceux qui mettent en doute la vertu magique du rail, même du plus étroit et du plus primitif, viennent jusqu'ici contempler la marche d'un convoi de ravitaillement lancé en plein bled.

L'auto bondit légère, heureux début d'un long voyage, elle grimpe en vitesse, déjà la porte archaïque et charmante d'une vieille casbah patinée par le temps sort du rocher. Voici El-Hajeb, le premier poste, le plus riant et le moins éloigné de Meknès. Des jeunes femmes en toilette claire, de beaux enfants de France se détachent sur la voûte sombre, quelques officiers les entourent et les roses d'El-Hajeb, cueillies dans les jardins en terrasse, sont tendues vers l'auto en grosses gerbes éclatantes. C'est le premier arrêt, quelques instants de causerie hâtive avec les reclus de cette thébaïde, la fraîche apparition d'êtres jeunes, l'échange des nouvelles de guerre et la marche est reprise. Cette fois, la belle route neuve est empierrée, des rouleaux la sillonnent, les travailleurs se hâtent; le

Boum Krwak! C'est loin,sur la droite. Tout en notant reste, c'est l'espoir d'un avenir immédiat (au Maroc

tout va vite) mais, pour le moment, la piste seule est ouverte et l'auto commence le grand effort traversée des oueds, des nappes de terre grasse encore chargées d'eau, des blocs de rocher qui affleurent sous quelques centimètres d'humus. Des cahots, des grincements, on passe mais comment les tracteurs, eux, passeront-ils... Le plateau est atteint; ici les récoltes sont moins denses, c'est déjà l'altitude, les terres plus rudes.

Cependant les champs satisferaient encore des paysans de France, ils continuent à se dérouler entrecoupés de pâturages. Les régions volcaniques commencent, laves, anciens cratères et, sur ce haut plateau s'attardent encore les grands espaces fleuris d'un printemps tardif qui jette à profusion ses nappes éclatantes, modèle des tapis de Rabat.

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Dans le lointain, quelques brèves lignes grises apparaissent, de la tôle ondulée se dessine ayant pour soubassement des murs de lave, c'est Ito, poste hardiment campé, il y a peu de temps encore, dans une zone hésitante et houleuse aujourd'hui entièrement pacifiée et devenue grande ambulance d'évacuation pour tout le pays environnant.

Au seuil de cette petite forteresse, officiers et médecins accueillent Mme Lyautey qui, pour la première fois, inspecte sa nouvelle œuvre de guerre les foyers du soldat des postes avancés. Elle en profitera pour distribuer autour d'elle une partie des deux mille « sacs surprises» que la Croix Rouge américaine vient de lui remettre pour ses ambulances de l'avant.

D'un mouvement vif, elle est descendue, pressée de répandre la grande joie qu'elle apporte, mais il faut, auparavant, visiter la salle d'opérations, la salle de pansement, toutes les installations de fortune organisées avec cette ingéniosité incroyable que tout groupement français, heureusement encouragé, sait créer autour de lui.

Sur ce camp isolé en pleine montagne, battu par le vent, brûlé par le soleil, sans un arbre, sans un abri, un grand souffle salubre passe. Les visages sont un peu tirés par une tension continuelle mais les yeux rient. Ici, comme partout, une poignée d'hommes vient à bout d'une tâche surhumaine et suffit à tout mais personne n'en convient. Il faut le deviner et surprendre sous la coquetterie de l'allure les traces d'une fatigue de fond. Le docteur soigne, à lui seul, quatre-vingts malades et blessés, on s'en étonne, il proteste d'un mot « n'est-ce pas partout ainsi », l'équipe acquiesce et la visite continue. Propreté minutieuse, soin du détail, c'est l'astiquage d'un bateau de guerre, les yeux s'éclairent devant l'impression visiblement produite sur les visiteurs.

Territoriaux, légionnaires, quelques hommes de l'active, quelques évadés des camps allemands sont couchés côte à côte dans la grande fraternité des armes. Mme Lyautey les questionne, un par un, et dépose sur chaque lit le sac surprise, ajoutant avec son si joli sourire « voyez ce qu'il contient, je n'en sais rien moimême, puisque c'est une surprise, mais n'oubliez pas de remercier celle qui vous l'envoie, vous trouverez écrits sur le sac son nom et son adresse. >>

Des mains fiévreuses se tendent vers le don plus précieux ici que partout ailleurs car les paquets sont rares et tout achat impossible. Seuls, quelques grands malades restent inertes, les autres explorent avidement leur trésor; les sacs sont copieusement garnis; des cris de joie accueillent le papier à lettre, des glaces élégantes, des Gillette, le tabac, les bonbons, le savon et tout le superflu qui plaît encore plus que l'utile aux grands enfants du bled.

La même pensée vient à ceux qui regardent ; quel dommage que les donatrices ne voient pas cette allégresse.

Dans les salles indigènes, le bonheur est pareil et l'interprète explique l'origine de cette manne et traduit les paroles de Mme Lyautey.

Dehors, sur la terrasse que survole l'Atlas, dans une limpidité intense, les gradins de la chaîne sortent de l'ombre bleue, ombre toute lumineuse, paysage des Vosges sous un ciel africain, opposition d'une violence profonde entre les plans géométriques de la chaîne et l'enveloppement des brumes qui s'affaissent lentement et se noient dans une mer de brouillard d'où émergent les sommets.

Ito, sur son perchoir d'aigle, semble à tout jamais. séparé des vivants. Assis sur le rebord du mur de soutien, ses gardiens décrivent l'hivernage, les longues heures mornes; alors, il n'est plus qu'une ressource : lire.« Dites que l'on nous envoie des livres, jamais nous n'en aurons assez, livres, revues, vieux livres, nouveaux livres, romans, science ou philosophie, ou histoire». (1)

Ceci, nous l'entendrons dans chaque poste, devant chaque « foyer du soldat ». Partout nous retrouverons la même installation primitive et qui évoque cependant le confort et le chez soi. Partout ce sera la même cabane de planches recouverte de tôle ondulée et de branches vertes, les lampes suspendues au plafond continuité, la longue table étroite recouverte d'une rustique dont les planches ont de fortes solutions de couverture de soldat, le divan fait d'une table, d'un matelas et de la couverture réglementaire, les bancs recouverts pareillement, l'étagère des livres dont les rayons ne sont jamais assez remplis.

Partout, nous retrouverons l'Opinion sur un coin de table, elle est populaire dans tout le Maroc ; des Illustrations; quelques grandes revues, pas assez, des journaux en trop petit nombre, et nous entendrons invariablement réclamer du papier à lettre, d'autres revues, d'autres livres, d'autres jeux. Les postes établissent entre eux un ingénieux système d'échange. Le livre et l'écritoire, voici les pires ennemis du cafard. Au front marocain, il n'existe pas de relève.

L'heure a passé, si vite, il faut partir, quitter ces amis de quelques instants qui semblent déjà des amis de toujours. Mme Lyautey a noté toutes les demandes, la marche est reprise, un grand vol d'ibis noirs plane sur Ito qui s'efface et s'éteint.

Dans la voiture, tout est au silence. Les yeux à demi fermés cherchent à reconstituer la vision encore toute vivante, les visages fermes et graves, l'œuvre de vigilance et de dévouement, les salles de malades si claires, si ordonnées, le souffle frais venu du large chassant la morsure du soleil. La grande sérénité des sentinelles avancées qui veillent là-bas pour la France fait de ce roc penché sur des vallées encore désertes, où les fleurs du printemps forment des taches éclatantes, une sorte d'ilôt sacré, fragment de la patrie lointaine.

La piste se déroule à l'infini, chacun secoue son rêve, voici l'entrée d'une région nouvelle, d'autres champs, d'autres récoltes, la masse sombre d'une forêt immense, les premiers cèdres; un bloc granitique barre l'horizon, des cavaliers indigènes sortent des fissures, toute une foule est massée sur les sommets, sur les terrasses des maisons. Voici les abords d'Azrou, la vie pastorale et la vie guerrière se mêlent étroitement, troupeaux et bergers s'immobilisent, cavaliers et partisans font parler la poudre, les youyous des femmes fusent stridents comme l'appel des cigales. L'entrée de l'oppidum est bloquée par l'afflux soudain du bétail, bêtes et gens se confondent dans une mêlée pacifique, les étendards claquent au vent.

(1) Envoyer tous les dons à l'Office du Protectorat de la République française au Maroc, 21, rue des Pyramides, ou écrire de les faire prendre à domicile.

Azrou en fête s'agite et accueille dans une grande | mitation et un inventaire, de recueillir les pensées des rumeur joyeuse ce qu'il croit être, pendant quelques instants, l'arrivée du chef impatiemment attendu. BERTHE-GEORGES GAULIS.

(A suivre.)

L'organisation de la France

NOTRE ACTION

J'ai voulu constituer une base solide à l'Association qui s'efforcera de réaliser les réformes indispensables à la démocratie, avant de m'adresser au peuple français tout entier, par lequel et pour lequel nous voulons accomplir cette œuvre.

Nos intentions et notre programme sont clairs.

C'est pour toute la France que nous voulons agir et s'il nous vient des reproches au sujet de notre programme, ce ne pourra certes pas être ceux d'avoir sacrifié l'intérêt des faibles à celui des forts, des petits à celui des puissants, des pauvres à celui des riches.

Honni soit qui mal y pense!

La méthode qui s'impose pour entreprendre une tâche d'aussi grande envergure, et pour éviter qu'elle ne tombe entre les mains de quelques hommes intéressés à la détourner de son but, est de trouver d'abord des ressources suffisantes pour se mettre au travail, et un assez grand nombre d'hommes déterminés, par l'importance même du sacrifice qu'ils auront fait, à soutenir énergiquement la propagande en faveur d'une œuvre qui

sera leur œuvre.

C'est pourquoi j'ai voulu, tout d'abord, réunir mille fondateurs s'engageant à faire chacun un versement pécuniaire important, si mille engagements semblables sont réunis.

J'ai énoncé cette formule à la fin de mon livre: La plus grande France. De nombreux fondateurs ont été déjà groupés, en dehors des professionnels de la politique, rien que parmi les Français qui travaillent où ceux qui combattent et qui préparent pour l'avenir la survivance de la Patrie; parmi les Françaises aussi, qui comprennent toute la gravité de l'heure présente et la nécessité pour nous de trouver des formules nouvelles, tout en respectant nos anciennes traditions.

Je demande que d'autres viennent à moi encore, qu'ils ne reculent pas devant l'importance du sacrifice en présence de la grandeur de la tâche, et qu'ils assurent, avec nous, son accomplissement. (1)

PROBUS.

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animateurs provinciaux et d'exposer leur programme d'après-guerre, me suis-je réservé de me donner des collaborateurs pour chaque région.

Pour notre province natale, nous nous eussions fait honte d'en accepter; par les autres, nous sommes allés en demander. Pour les régions qu'il nous reste à étudier, nous passerons parfois la plume à des écrivains locaux; nous puiserons d'autres fois dans des notes. inédites de régionalistes compétents.

Pour délimiter la Bourgogne à laquelle nous viendrons bientôt, nous céderons la place à l'homme qui, peutêtre, la mieux connaît, Gaston Roupnel, professeur de. dialecte bourguignon à la faculté des lettres de Dijon. Gaston Roupnel, l'auteur de Nono, le chroniqueur de la Dépêche, de Toulouse, est un écrivain régionaliste tel que nous en eussions souhaité trouver en chaque province pour aider à notre œuvre.

Pour la région que nous allons étudier aujourd'hui nous avons eu la bonne fortune de trouver au siège de la Fédération régionaliste languedocienne, deux hommes de science et l'action qui ont singulièrement facilité notre tâche, MM. Louis J. Thomas et Lagatu.

M. Louis J. Thomas,aimable professeur agrégé de l'Université, fidèle à sa terre ne l'a quittée que pour faire la guerre; il y a conquis la croix de guerre comme tant de ses collègues ; M. le professeur Lagatu, dont le nom est célèbre dans tout le Languedoc viticole, est professeur à l'école nationale d'agriculture de Montpellier.

Ces deux bons Languedociens qui connaissent tout de leur région, ont amassé des notes innombrables et préparé un travail considérable encore inédit, sur leur Languedoc méditerranéen

Ayant surtout en vue l'unité économique, nous laisserons de côté les pages remarquables dans lesquelles les deux professeurs montrent l'unité historique de leur région, unité plus forte que les courants passagers ; nos deux hommes écrivent avec un grand sens: « On ne compte pas les « invasions » ni les dominations successives ou différentes que ce pays a dû subir depuis les temps les plus reculés. Cela n'empêche point l'unité historique, si l'on veut bien accorder moins d'importance à l'infini détail des faits accidentels, et davantage au petit nombre des faits permanents qui ont contribué à la formation de notre population régionale, c'est-à-dire à sa constante adaptation aux conditions naturelles. »

Nous ne nous arrêterons qu'un instant au passé de la région; dès le VII° sièvle avant notre ère, nous trouvons les Ligures, « les fondateurs de notre sol (1) » ; au V° siècle, l'état ibérique par le col du Pertlin déborde et c'est une France ibéro-ligure, déjà « les marches d'Espagne ». Au III° siècle, les Celtes se superposent aux Ligures et aux Ibères.

En 118, les Romains fondent la colonie de Narbon-. ne et nous allons avoir la Narbonnaise; le moyen âge avec ses torrents d'invasion, ses dominations politiques ne change pas le cadre général, la langue romane fait fleur dans l'heureux pays où les guerres féodales s'atténuent; au XI° siècle au concile de Touloujes, la Trêve de Dieu est proclamée. La croisade des Albigeois, la ruée sauvage des barons du Nord mettent un voile de deuil sur le Midi. La crise religieuse du XVIe siècle divise douloureusement ce pays; elle laisse des traces inaltérables.

L'ordre français du XVII° siècle s'épanouit. La vie est belle au pays ensoleillé; Florian dédie aux Etats du Languedoc Estelle et Némorin.

L'Assemblée constituante établit les départements : ils ne brisent pas l'unité régionale qui leur est supérieure.

(1) Camille Jullian, Histoire de la Gaule, tome I, p. 74.

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