DE L'ENSEIGNEMENT PUBLIÉE Par la Société de l'Enseignement supérieur COMITÉ DE RÉDACTION M. BUFNOIR, Professeur à la Faculté de Droit, Président de la Société; M. G. MASSON, Éditeur de la Revue de l'Enseignement ; M. BEAUSSIRE, Député, Membre de l'Institut: M. BERTHELOT, de l'Institut, Inspecteur général de l'Université; M. FUSTEL DE COULANGES, de l'Institut, Directeur de l'Ecole Normale; M. P. JANET, Membre de l'Institut, Professeur à la Faculté des Lettres; M. MARION, Professeur de philosophie au Lycée Henri IV; M. TAINE, de l'Académie française, Professeur à l'Ecole des Beaux-Arts. G. MASSON, ÉDITEUR LIBRAIRE DE L'ACADÉMIE DE MÉDECINE 120, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 120 1883 REVUE INTERNATIONALE BODLILIER) DE L'ENSEIGNEMENT COLLEGE DE FRANCE HISTOIRE DU RÉGIME AGRAIRE DE L'IRLANDE ( MESSIEURS, Je ne crois pas qu'il se rencontre dans toute l'histoire de l'humanité un peuple sur lequel le malheur se soit acharné sans répit et sans trêve comme sur le peuple irlandais. D'autres nations assurément, toutes, on peut le dire, ont eu leurs jours troublés, leur période d'infortune cruelle, d'oppression ou de misère. Mais à la souffrance succédait un épanouissement de vie et de prospérité, à l'abaissement la gloire, à l'esclavage la liberté. L'Irlande a souffert, a été écrasée, broyée, asservie, elle a été mise en lambeaux, déchiquetée comme une proie, couverte de ruines et de sang, et ces calamités se sont succédé sans interruption, renaissant en quelque sorte l'une de l'autre, durant un espace de sept siècles entiers. Ce n'était pas assez encore. Le peuple irlandais ne devait échapper à aucune des douleurs, à aucune des humiliations de la défaite. Son vainqueur ne l'a pas seulement foulé aux pieds, il l'a (1) Cours d'ouverture fait le vendredi 8 décembre 1882. REVUE DE L'ENSEIGNEMENT. V. 1 couvert d'opprobre, il a déversé sur lui à pleines mains les calomnies et les outrages. Était-ce ignorance ou mépris? Était-ce un raffinement de cruauté ou un besoin de justifier aux yeux du monde des actes indignes d'un peuple civilisé? Je laisse à la conscience anglaise le soin de répondre. Lord Fitzwilliam avait, en tout cas, raison de dire, en 1846, en pleine Chambre des lords: L'Irlande est une contrée que les Anglais ne connaissent absolument pas. Elle est un miroir dans lequel l'Angleterre n'aime pas à se regarder et dont elle ne peut pourtant détourner le regard, malgré toutes les causes de regret et de honte qui s'y reflètent. Quand on ignore, ou qu'on est censé ignorer les affirmations intéressées ne coûtent guère; l'orgueil peut se donner libre jeu. A tous les reproches qui frappent leurs oreilles, à toutes les plaintes qui s'élèvent, à toutes les compassions que la situation de l'Irlande provoque, les Anglais répondent avec leur flegme imperturbable : « L'Irlande est à elle-même la cause première de tous ses maux. Si l'Irlandais est pauvre, c'est qu'il ne travaille pas, c'est qu'il n'économise pas, qu'il est intempérant, imprévoyant, plongé dans l'ignorance et dans le vice, et, pour tout résumer en en mot, c'est qu'il est d'une race inférieure. » Tel était le langage qu'entendait déjà, en 1835, M. de Beaumont voyageant en Angleterre; tel est le langage que vous pouvez entendre aujourd'hui encore. On ne s'est pas tenu là. Non content d'accuser l'habitant, on a accusé le sol. L'Irlande, a-t-on dit, est un pays humide et peu propre à l'agriculture. Elle peut servir tout au plus à l'élevage du bétail; c'est là sa véritable destination. La verte Érin est une grande prairie. Tout au plus encore peut-elle produire des pommes de terre pour nourrir les indigènes ! Eh bien, Messieurs, je n'hésite pas à l'affirmer : les reproches adressés à l'homme, comme ceux qui atteignent la nature, sont, dans leur ensemble, de pures calomnies. Je voudrais, dès le début de ce cours, en faire sommaire justice. L'Irlandais est paresseux et indolent. Mais l'est-il de nature? Voyez-le quand, sur la terre libre d'Amérique, il peut travailler avec la certitude de travailler pour lui, de profiter des fruits de son travail, voyez quelle activité et quelle intelligence il déploie et comme il s'élève parfois aux plus hautes fortunes. C'est par millions que se chiffrent les seuls subsides que les Irlandais d'Amérique envoient chaque année à leurs frères pauvres restés sur le sol natal. Voyez-le même quand il loue ses services au dehors, en Angleterre ou sur le continent. Un ingénieur anglais déclarait, il y a quarante ans déjà, qu'il lui était impossible d'assigner |