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FABLE XIX.

LE CHIEN COUPABLE.

MON frère, sais-tu la nouvelle ?
Mouflar, le bon Mouflar, de nos chiens le modèle,
Si redouté des loups, si soumis au berger,
Mouflar vient, dit-on, de manger

Le petit agneau noir, puis la brebis sa mère,
Et puis sur le berger s'est jeté furieux.

-Seroit-il vrai?—Très-vrai, mon frère.
-A qui donc se fier? grands dieux!

C'est ainsi que parloient deux moutons dans la plaine;
Et la nouvelle étoit certaine.

Mouflar, sur le fait même pris,
N'attendoit plus que le supplice;

Et le fermier vouloit qu'une prompte justice
Effrayât les chiens du pays.

La procédure en un jour est finie.
Mille témoins pour un déposent l'attentat;
Récolés, confrontés, aucun d'eux ne varie;
Mouflar est convaincu du triple assassinat;
Mouflar recevra donc deux balles dans la tête
Sur le lieu même du délit.

Les

A son supplice qui s'apprête
Toute la ferme se rendit.

agneaux de Mouflar demandèrent la grâce; Elle fut refusée. On leur fit prendre place; Les chiens se rangèrent près d'eux,

Tristes, humiliés, mornes, l'oreille basse,
Plaignant, sans l'excuser, leur frère malheureux.
Tout le monde attendoit dans un profond silence.
Mouflar paroît bientôt, conduit par deux pasteurs;
Il arrive, et levant au ciel ses yeux en pleurs,
Il harangue ainsi l'assistance :

O vous qu'en ce moment je n'ose et je ne puis
Nommer comme autrefois, mes frères, mes amis,
Témoins de mon heure dernière,
Voyez où peut conduire un coupable désir!
De la vertu quinze ans j'ai suivi la carrière;
Un faux pas m'en a fait sortir.

Apprenez mes forfaits. Au lever de l'aurore,
Seul auprès du grand bois, je gardois le troupeau ;
Un loup vient, emporte un agneau,
Et tout en fuyant le dévore.

Je cours, j'atteins le loup, qui, laissant son festin,
Vient m'attaquer; je le terrasse,

Et je l'étrangle sur la place.

C'étoit bien jusque là; mais, pressé par la faim,
De l'agneau dévoré je regarde le reste,
J'hésite, je balance... A la fin, cependant,
J'y porte une coupable dent.
Voilà de mes malheurs l'origine funeste.
La brebis vient dans cet instant,
Elle jette des cris de mère....

La tête m'a tourné, j'ai craint que la brebis
Ne m'accusât d'avoir assassiné son fils;
Et, pour la forcer à se taire,

Je l'égorge dans ma colère.

Le berger accouroit armé de son bâton.

N'espérant plus aucun pardon,

Je me jette sur lui; mais bientôt on m'enchaîne, Et me voici prêt à subir

De mes crimes la juste peine.

Apprenez tous du moins, en me voyant mourir, Que la plus légère injustice

Aux forfaits les plus grands peut conduire d'abord, Et que, dans le chemin du vice,

On est au fond du précipice,

Dès qu'on met un pied sur le bord.

FABLE XX.

L'AUTEUR ET LES SOURIS.

UN auteur se plaignoit que ses meilleurs écrits
Etoient rongés par les souris.

Il avoit beau changer d'armoire,
Avoir tous les piéges à rats,
Et de bons chats;

Rien n'y faisoit; prose, vers, drame, histoire,
Tout étoit entamé; les maudites souris,
Ne respectoient pas plus un héros et sa gloire,
Ou le récit d'une victoire,

Qu'un petit bouquet à Cloris.

Notre homme au désespoir, et l'on

croire :

peut bien m'en

Pour y mettre un auteur peu de chose suffit,
Jette un peu d'arsenic au fond de l'écritoire;

Puis dans sa colère il écrit.

Comme il le prévoyoit, les souris grignotèrent,
Et crevèrent.

C'est bien fait, direz-vous, cet auteur eut raison.
Je suis loin de le croire: il n'est point de volume
Qu'on n'ait mordu, mauvais ou bon;
Et l'on déshonore sa plume
En la trempant dans du poison.

FABLE XXI.

L'AIGLE ET LE HIBOU.

A DUCIS.

L'OISEAU qui porte le tonnerre
Disgrâcié, banni du céleste séjour,
Par une cabale de cour,

S'en vint habiter sur la terre:
Il erroit dans les bois, songeant à son malheur,
Triste, dégoûté de la vie,

Malade de la maladie

Que laisse après soi la grandeur. Un vieux hibou, du creux d'un hêtre, L'entend gémir, se met à sa fenêtre, Et lui prouve bientôt que la félicité Consiste dans trois points: Travail, paix et santé. L'aigle est touché de ce langage:

Mon frère, répond-il, (les aigles sont polis Lorsqu'ils sont malheureux) que je vous trouve sage!

Combien votre raison, vos excellens avis,
M'inspirent le désir de vous voir davantage,
De vous imiter, si je puis!

Minerve, en vous plaçant sur sa tête divine,
Connoissoit bien tout votre prix;
C'est avec elle, j'imagine,

Que vous en avez tant appris.

peu de science;

Non, répond le hibou, j'ai bien
Mais je sais me suffire, et j'aime le silence,
L'obscurité surtout. Quand je vois des oiseaux
Se disputer entre eux la force, le courage,
Ou la beauté du chant, ou celle du plumage,
Je ne me mêle point parmi tant de rivaux,
Et me tiens dans mon ermitage.

Si malheureusement, le matin, dans le bois,
Quelque étourneau bavard, quelque méchante pie
M'aperçoit, aussitôt leurs glapissantes voix
Appellent de partout une troupe étourdie,
Qui me poursuit et m'injurie;
Je souffre, je me tais, et dans ce chamaillis,
Seul, de sang-froid et sans colère,
M'esquivant doucement de taillis en taillis,
Je regagne à la fin ma retraite si chère.
Là, solitaire et libre, oubliant tous mes maux
Je laisse les soucis, les craintes à la porte;
Voilà tout mon savoir: Je m'abstiens, je supporte;
La sagesse est dans ces deux mots.

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Tu me l'as dit cent fois, cher Ducis, tes ouvrages,
Tes beaux vers, tes nombreux succès

Ne sont rien à tes yeux, auprès de cette paix
Que l'innocence donne aux sages.

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