Imágenes de páginas
PDF
EPUB
[ocr errors]

LIVRE CINQUIÈME.

FABLE PREMIÈRE.

LE BERGER ET LE ROSSIGNOL.

A M. L'ABBÉ DELILLE.

Toi dont la touchante et sublime harmonie Charme toujours l'oreille en attachant le cœur Digne rival, souvent vainqueur,

Du chantre fameux d'Ausonie,

[ocr errors]

Delille, ne crains rien; sur mes légers pipeaux,
Je ne viens point ici célébrer tes travaux,
Ni dans de foibles vers parler de poésie.
Je sais que l'immortalité,

Qui t'est déjà promise au temple de Mémoire,
T'est moins chère que ta gaîté,

Je sais

que, méritant tes succès sans y croire, Content par caractère et non par vanité, Tu te fais pardonner ta gloire

A force d'amabilité;

C'est ton secret, aussi je finis ce prologue.
Mais du moins lis mon apologue;

Et si quelque envieux, quelque esprit de travers,
Outrageant un jour tes beaux vers,

Te donne assez d'humeur pour t'empêcher d'écrire, Je te demande alors de vouloir le relire.

Dans une belle nuit du charmant mois de mai,
Un berger contemploit, du haut d'une colline,
La lune promenant sa lumière argentine
Au milieu d'un ciel pur d'étoiles parsemé,
Le tilleul odorant, le lilas, l'aubépine,

Au gré du doux zéphyr balançant leurs rameaux,
Et les ruisseaux dans les prairies
Brisant sur des rives fleuries

Le cristal de leurs claires eaux.
Un rossignol, dans le bocage,

Méloit ses doux accens à ce calme enchanteur :
L'écho les répétoit, et notre heureux pasteur,
Transporté de plaisir, écoutoit son ramage.
Mais tout-à-coup l'oiseau finit ses tendres sons.
En vain le berger le supplie

De continuer ses chansons.

Non, dit le rossignol, c'en est fait pour la vie; Je ne troublerai plus ces paisibles forêts.

N'entends-tu pas

dans ce marais

Mille grenouilles croassantes

Qui,
, par des cris affreux, insultent à mes chants?
Je cède, et reconnois que mes foibles accens
Ne peuvent l'emporter sur leurs voix glapissantes.
Ami, dit le berger, tu vas combler leurs vœux;
Te taire est le moyen qu'on les écoute mieux :
Je ne les entends plus aussitôt que tu chantes.

FABLE II.

LES DEUX LIONS.

SUR les bords africains, aux lieux inhabités
Où le char du soleil roule en brûlant la terre,
Deux énormes lions, de la soif tourmentés,
Arrivèrent au pied d'un rocher solitaire.
Un filet d'eau couloit, foible et dernier effort
De quelque naïade expirante.

Les deux lions courent d'abord

Au bruit de cette eau murmurante.
Ils pouvoient boire ensemble; et la fraternité,
Le besoin, leur donnoient ce conseil salutaire:
Mais l'orgueil disoit le contraire,
Et l'orgueil fut seul écouté.

Chacun veut boire seul : d'un œil plein de colère
L'un l'autre ils vont se mesurant,
Hérissent de leur cou l'ondoyante crinière;
De leur terrible queue ils se frappent les flancs,
Et s'attaquent avec de tels rugissemens,
Qu'à ce bruit, dans le fond de leur sombre tanière,
Les tigres d'alentour vont se cacher tremblans.
Egaux en vigueur, en courage,

Ce combat fut plus long qu'aucun de ces combats
Qui d'Achille ou d'Hector signalèrent la

rage,

Car les dieux ne s'en mêloient pas. Après une heure ou deux d'efforts et de morsures,

Nos héros fatigués, déchirés, haletans,
S'arrêtèrent en même temps.

Couverts de sang et de blessures,

N'en pouvant plus, morts à demi,

Se traînant sur le sable, à la source ils vont boire; Mais, pendant le combat, la source avoit tari. Ils expirent auprès.

Vous lisez votre histoire,

Malheureux insensés, dont les divisions,

L'orgueil, les fureurs, la folie,
Consument en douleurs le moment de la vie.
Hommes, vous êtes ces lions;
Vos jours, c'est l'eau qui s'est tarie.

FABLE III.

LE PROCÈS DES DEUX RENARDS.

QUE je hais cet art de pédant,
Cette logique captieuse,

Qui d'une chose claire en fait une douteuse,
D'un principe erroné tire subtilement

Une conséquence trompeuse,

Et raisonne en déraisonnant!

Les Grecs ont inventé cette belle manière ;
Ils ont plus fait de mal qu'ils ne croyoient en faire.
Que Dieu leur donne paix! Il s'agit d'un renard,
Grand argumentateur, célèbre babillard,

Et qui montroit la rhétorique.

Il tenoit école publique,

Avoit des écoliers qui payoient en poulets.
Un d'eux, qu'on destinoit à plaider au palais,
Devoit payer son maître à la première cause
Qu'il gagneroit; ainsi la chose

Avoit été réglée et d'une et d'autre part.
Son cours étant fini, mon écolier renard
Intente un procès à son maître,
Disant qu'il ne doit rien. Devant le léopard
Tous les deux s'en vont comparoître.
Monseigneur, disoit l'écolier,

Si je gagne, c'est clair, je ne dois rien payer;
Si je perds, nulle est sa créance;
Car il convient que l'échéance
N'en devoit arriver qu'aprés

Le gain de mon premier procès;
Or, ce procès perdu, je suis quitte, je pense?
Mon dilemme est certain. Nenni,

Répondoit aussitôt le maître,

Si vous perdez, payez; la loi l'ordonne ainsi. Si vous gagnez, sans plus remettre, Payez; car vous avez signé

Promesse de payer au premier plaid gagné :
Vous y voilà. Je crois l'argument sans réponse.
Chacun attend alors que le juge prononce,
Et l'auditoire s'étonnoit
Qu'il n'y jetât pas son bonnet.

Le léopard rêveur prit enfin la parole:
Hors de cour, leur dit-il, défense à l'écolier
De continuer son métier,

Au maître de tenir école.

« AnteriorContinuar »