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d'une foule de défauts pénibles, pour nous orner de mille qualités qui ne coûtent jamais d'efforts. Enfin cette gaieté, selon ́ moi, est la véritable philosophie, qui se contente de peu sans savoir que c'est un mérite, supporte avec résignation les maux inévitables de la vie sans avoir besoin de se dire que l'impatience n'y changeroit rien, et sait encore faire le bonheur de ceux qui nous environnent du seul supplément de notre propre bonheur.

Voilà la gaieté que je veux dans l'écrivain qui raconte : elle entraîne avec elle le naturel, la grace, la naïveté. Le talent de peindre, comme vous savez, comprend le mérite du style et le grand art de faire des vers qui soient toujours de la poésie. Ainsi je conclus que tout fabuliste qui réunira ces deux qualités pourra se flatter, non pas d'être l'égal de La Fontaine, mais d'être souffert après lui.

Parlez-vous sérieusement, lui dis-je, et prétendez-vous m'encourager? Si tout ce que vous venez de détailler n'est que le moins qu'on puisse exiger d'un fabuliste,

que voulez-vous que je devienne? Ou laissez-moi brûler mès fables, ou ne me démontrez pas qu'elles ne réussiront point. Je pourrois vous répondre pourtant que l'élégant Phedre n'est rien moins que gai, que le laconique Esope ne l'est pas beaucoup davantage, que l'Anglois Gay n'est presque jamais qu'un philosophe de mauvaise humeur, et que cependant.....

Ces messieurs-là, reprit le vieillard, n'ont rien de commun avec vous. Indépendamment de la différence de leur nation, de leur siecle, de leur langue, songez que Phedre fut le premier chez les Romains qui écrivit des fables en vers, que Gay fut de même le premier chez les Anglois. Je ne prétends pas assurément leur disputer leur mérite mais croyez que ce mot de premier ne laisse

pas

de faire à la réputation des hommes. Quant à votre Esope, je ne dirai pas qu'il fut aussi le premier chez les Grecs, car je suis persuadé qu'il n'a jamais existé.

Quoi! répliquai-je, cet Esope dont nous avons les ouvrages, dont j'ai lu la vie

dans Méziriac, dans La Fontaine, dans tant d'autres, ce Phrygien si fameux par sa laideur, par son esprit, par sa sagesse, n'auroit été qu'un personnage imaginaire?, Quelles preuves en avez-vous? Et qui donc, à votre avis, est l'inventeur de l'apologue?

Vous pressez un peu les questions, reprit-il avec douceur, et vous allez m'engager dans une discussion scientifique à laquelle je ne suis guere propre, car on ne peut être moins savant que moi. Pour ce qui regarde Esope, je vous renvoie à une dissertation fort bien faite de feu M. Boulanger sur les incertitudes qui concernent les premiers écrivains de l'antiquité. Vous y verrez que cet Esope si renommé par ses apologues, et que les historiens ont placé dans le sixieme siecle avant notre ere, se trouve à la fois le contemporain de Crésus roi de Lydie, d'un Necténabo roi d'Egypte, qui vivoit cent quatre-vingts ans après Crésus, et de la courtisanne Rhodope qui passe pour avoir élevé une de ces fameuses pyramides bâ

ties au moins dix-huit cents ans avant Crésus. Voilà déja d'assez grands anachronismes pour rejeter comme fabuleuses toutes les vies d'Esope..

Quant à ses ouvrages, les Orientaux les réclament et les attribuent à Lochman, fabuliste célebre en Asie depuis des milliers d'années, surnommé le Sage par tout l'Orient, et qui passe pour avoir été, comme Esope, esclave, laid et contrefait.

M. Boulanger, par des raisons très plausibles, démontre à-peu-près qu'Esope et Lochman ne sont qu'un.. Il est vrai qu'il donne ensuite des raisons presque aussi bonnes, tirées de l'étymologie, de la ressemblance des noms phéniciens, hébreux, arabes, pour prouver que ce Lochman le Sage pourroit fort bien être le roi Salomon. Il va plus loin; et, comparant toujours les identités, les rapports des noms, les similitudes des anecdotes, il en conclut que ce Salomon si révéré dans l'Orient pour sa sagesse, son esprit, sa paissance, ses ouvrages, étoit Joseph, fils

de Jacob, premier ministre d'Egypte De la revenant à Esope, il fait un rapprochement fort ingénieux d'Esope et de Joseph, tous deux réduits à l'esclavage et faisant prospérer la maison de leur maître; tous deux enviés, persécutés, et pardonnant à leurs ennemis; tous deux voyant en songe leur grandeur future, et sortant d'esclavage à l'occasion de ce songe; tous deux excellant dans l'art d'interpréter les choses cachées; enfin tous deux favoris et ministres, l'un du Pharaon d'Egypte, l'autre du roi de Babylone.

Mais, sans adopter toutes les opinions de M. Boulanger, je me borne à regarder comme à-peu-près sûr que ce prétendu Esope n'est qu'un nom supposé sous lequel on répandit dans la Grece des apologues connus long-temps auparavant dans T'Orient. Tout nous vient de l'Orient; et c'est la fable, sans aucun doute, qui a le plus conservé du caractere et de la tournure de l'esprit asiatique. Ce goût de paraboles, d'énigmes, cette habitude de par ler toujours par images, d'envelopper les

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