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fait naître, sans raison d'ailleurs, de grands espoirs chez les libéraux rhénans, mais elle n'en réalise aucun ; et c'est pour l'influence de l'esprit français comme un nouveau 1815. Or, la Prusse, elle, qui a déjà les procédés de propagande brutaux mais obstinés que nous lui avons connus, ne se lasse pas de répéter les mêmes discours, et la légende, traditionnelle chez elle depuis le XVIII° siècle, de l'impiété, de la frivolité, de l'immoralité françaises se propage encore.

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<< Jeune ou vieux,- note Quinet en 1832 déjà, riche ou pauvre, un Français, quelles que soient son origine, sa province, sa condition, est nécessairement un voltairien, fat, fluet, fardé, toujours riant, qui jure de par Helvétius et Marmontel, qui porte à ses souliers la poussière de la Régence et sur son front le sceau de la jeune année 1770. » La femme française, elle, n'est qu'une poupée élégante, « sans cœur, sans tête, sans âme » : comparez-la à la vertueuse épouse germanique !

ne fut guère réveillée que par la défaite. Une si forte illusion paraît difficilement croyable à ceux qui sont nés après 1870: elle est bien certaine, pourtant. En vain Quinet, en vain Henri Heine qui, eux, connaissaient l'AIlemagne crièrent la vérité. Ce fut en vain: de Victor Cousin à Gobineau, de Hugo à Musset et à Gérard de Nerval, de Michelet à Renan et à Taine, toute la France imagina une Allemagne de convention, terre promise de la poésie, patrie charmante de la sentimentalité et du gothique (combien de Français croient encore que l'art gothique est né de l'autre côté du Rhin !), de Méphisto et des Burgraves, de Charlotte, de Mignon et des Tyroliens de la Coupe et les lèvres, doux pays de la bière et de la musique, des pipes en porcelaine, des Gretchen aux longues nattes, des bourgmestres d'Hoffmann, des burgs « moyenâgeux » et des graves et doux érudits. Il faudrait un volume pour tracer en détail ce triste, ce tragique tableau : quel beau sujet de thèse pour un jeune émule de Taine !

M. Maurice Barrès ne se l'est naturellement pas proposé ce n'était pas son sujet. Il ne s'est proposé que de déterminer à l'usage des Français, les caractères spiri tuels de la Rhénanie. Son livre est un excellent guile sentimental. Espérons pour notre patrie qu'il sera lu par tous. JACQUES BOULENGER.

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Nos arts, notre littérature sont dignes de nous : ce n'est pas qu'on ne les étudie point au contraire ; mais d'une part on affecte de négliger les modernes et, de l'autre, soit malveillance, soit défaut de finesse, ce qui fait le prix des classiques passe entre les gros doigts d'une critique trop épaisse, trop roide pour le saisir. Quelles peuvent bien être les qualités les plus pures de l'esprit français aux yeux d'un Wilhelm Schlegel, par exemple, pour qui la littérature n'est que philologie, pour qui les mots art et goût n'ont pas de sens, et qui ne fait nul cas de la perfection?« Un seul point, dans Le Théâtre l'histoire du genre humain, le trouble et le déconcerte : que ne donnerait-il pour l'effacer d'un trait de plume! Cette tache unique dans un si beau tableau, c'est, devinez-vous? le siècle de Louis XIV. Molière, dites-vous? Molière est plat; Bossuet est un bourgeois; Corneille rabâche; quant à Racine, il y a longtemps que sa Phèdre ridée est morte dans l'oubli; en trois mots comme en cent, voilà l'esthétique de la France !» (Quinet.) Joignez enfin qu'en 1840, lors des difficultés diplomatiques qui s'élèvent entre la Prusse et Louis-Philippe, la France ne répond aux menaces ennemies que par que par des discours, et au poème de Becker sur le Rhin allemand que par celui de Musset. C'est beaucoup, mais C'est beaucoup, mais trop peu encore.

ont

Il est vrai que plusieurs de nos ordres religieux se répandent encore. Et puis l'organisation commerciale napoléonienne fonctionne jusqu'au milieu du siècle, nos fondations de bienfaisance également ; mais qui se souvient que tout cela est d'origine française ? Nous avons aussi quelques amis. Le sont-ils vraiment ? Quel tort ils nous font ! Hélas, ils nous imitent !... Jamais on ne mesurera le dommage involontaire que nous porté les « Parisiennes » des bords de l'Oder, et la littérature « française », interprétée lourdement à quelques lieues du Rhin, devenue une immonde pornographie. Tous les patriotes s'indignent et mettent en garde la vertueuse Allemagne contre la corruption de la France. Parmi les libéraux, néanmoins, il nous reste des partisans. Mais, comme la révolution de 1830, celle de 1848 déçoit leurs espérances. Puis vient le règne néfaste de Napoléon III. En 1859, le Nationalverein, la ligue nationale est fondée contre la France. Chaque nouvelle Université allemande est une flamme de haine contre notre pays autant d'historiens, de philologues, autant de pangermanistes méprisants et injurieux... Et nous, béons de tendresse et d'admiration, nous attendrissons au seul nom de Germanie.

nous

nous

La germanophilie enthousiaste que déchaîna le livre De l'Allemagne, chez les romantiques, je veux dire dans la génération qui triompha sous la Restauration et plus tard, est la principale cause de nos malheurs. Durant cinquante ans, la France, oublieuse de 1815, demeura enivrée du philtre que lui avait versé Mme de Staël, et elle vécut dans un dangereux songe d'amour dont elle

La Rose de Roseim

M. Jean Variot n'a pas caché au spectateur ce qui l'attendait en donnant à cette transposition scénique d'une vieille légende alsacienne, que vient de représenter le théâtre des Champs-Elysées, le seul nom qui conve nait d'évocation dramatique.

Il s'agit bien, en effet, d'un ouvrage uniquement littéraire. Il n'y a pas de pièce, comme on dit, de pièce selon les formules établies. Qu'importe, si le spectacle est beau, émouvant, curieux et par endroits même divertissant? Ces qualités se trouvent réunies dans la Rose de Roseim.

D'un thème initial robuste et concis, l'auteur a tiré quatre tableaux pleins de relief et de poésie simple qui racontent la fin magnifique du soldat Mathias.

Ce mercenaire à cheveux blancs a servi pendant vingt années les bourgeois de Roseim, aussi loyalement qu'il servit d'abord Messeigneurs les Princes Evêques de Strasbourg. C'est un rude gaillard qui a laissé sur bien des champs de bataille, un peu de sa jambe, un peu de son bras et un œil. En échange de tant de sacrifices, il ne réclame rien que de finir ses jours dans la troupe. Mais les échevins n'ont hâte que de le congédier, et aussi de se montrer généreux. Non sans hésitation et quelques inévitables harangues, ils lui accordent cinq livres de pain un peu dur et cinq maravedis, monnaie qui depuis longtemps n'a plus cours en Alsace.

Mathias toujours poli remercie et s'en va. Ce tableau a de la verve, qui oppose à l'égoïsme et au verbiage creux des bourgeois assemblées, le rude désintéressement du bonhomme. L'auteur ne s'est pas gêné, l'occasion était trop belle pour faire de légères allusions, à travers cette vieille histoire, à certains évé

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nements moins anciens.

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L'œuvre cependant ne vise pas à être une satire. Dès le second tableau, sa ligne apparaît. Est-ce parce que Mathias y exprime sans grande éloquence, de grands sentiments élémentaires et profonds, mais tout cet acte, malgré les développements indispensables, garde la même force ramassée que les trois courtes phrases de la légende.

« Il partit avec regret et sur la route ensoleillée, il ren

contra

un mendiant auquel il donna une livre de pain et un maravédis;

délaissée par son mari à «Il rencontra une femme laquelle il donna une livre de pain et un maravédis; "Il rencontra trois orphelins à qui il donna trois livres de -pain et trois maravédis. »

Devant les bourgeois, Mathias se montrait, de l'extérieur, dressé parmi ces récits de bataille, farouche, terErible et bon enfant. Mais cette dure écorce enferme une âme tendre. Tendre à sa manière. Assurément le bougre est plus habile à donner des coups qu'à pratiquer la galanterie. Nous le voyons aussi malmener peut-être un peu fort une dame assez agitée, mais c'est un soldat un soldat de légende. Il ignore nos modernes délicatesses. Il n'a que du cœur, un brave cœur. Il aime comme on prie, à genoux. Que ce soit une fiancée disparue, son Dieu ou sa patrie dont il conserve les armes rose contre sa poitrine meurtrie par les coups de llance. Le reste l'ennuie et le fait trembler. Il ne sait pas écouter l'épouse abandonnée, mais il sait se jeter à l'eau pour sauver des enfants imprudents. Et comme elle tremble bien sa vieille main quand il emmène les orphelins. Il n'a plus rien que de la pitié, mais peut-on laisser des enfants seuls sur une route?

une

Un soir ils arrivent dans une ville en fête. L'usage

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M. Jean Vanot a su élargir le texte de la légende sans en rétrécir la beauté. L'excellence de pareilles «< traductions » ne réside pas dans ce que l'auteur serait tenté d'y ajouter, mais dans une rigide obéissance à l'esprit du thème essentiel. Ceci est écrit dans une langue ferme et claire qui ne s'essaye pas heureuseà un puéril archaïsme. Mathias est dessiné aussi solidement qu'un vieux bois et M. Jean Périer l'anime avec une prodigieuse puissance. Il a de l'ampleur et du style. Il tient droit sur le théâtre.

ment

Un peu de musique arrangée d'après des airs alsciens par M. Pierre Monier orne encore ce remarquable spectacle présenté avec beaucoup de soin et un goût sûr.

exige qu'après le bal, le greffier pousse le cri de charité. La Musique

Au milieu du silence général, il invite un citoyen à faire un vœu qui sera obligatoirement exaucé. C'est un aimable coutume qu'on observe par tradition, mais qui ne tire pas à conséquence. Personne, en effet, jamais n'a eu la naïveté d'élever la voix pour exprimer un désir. Mathias qui connaît très mal les habitudes du monde se permet, lui, de parler. Il voudrait que l'on recueille les trois enfants. La ville lui doit bien cette grâce: il fut jadis de ceux de Roseim qui la sauvèrent. Les braves finissent par se laisser toucher; ils assureront l'entretien des orphelins. Le soldat remercie avec émotion, et s'installe contre une table. Sa nouvelle tâche est acdecomplie.

gens

Le bourgmestre annonce la fin de la fête, les couples tournent une dernière fois; puis les lumières s'éteignent, la place se vide.

Mathias demeure seul, mais pour peu de temps. Le veilleur de nuit qui passe avec sa lanterne lui rappelle en effet, les règlements de la cité. Nul étranger ne doit séjourner à l'intérieur de l'enceinte après le couvre-feu sonné. Mathias habitué à la discipline, habitué aussi à bien d'autres choses, se lève sans murmurer et reprend son chemin.

Cette fin a de l'allure. Elle est bien dans le ton général de l'ouvrage interrompu un instant par l'agitation joyeuse de la fête, ses danses, ses défilés, ses discours qui évoquent l'Alsace ancienne et égayent savoureusement cette large fresque.

Mathias a marché encore. Fourbu, il tombe au pied d'un calvaire et offre au crucifié la rose de sa ville, le dernier bien qu'il possède. Il a tout donné, il ne lui reste plus que sa vieille peau. Et son âme dont saint Martin va se charger. A côté de la croix, le saint s'anime et les deux soldats causent ensemble Le passage est délicieux. Ils se racontent leurs souvenirs. Chacun parle de son unité, de ses petits ennuis. Mathias fantassin envie le cavalier. L'ancien cantinier lui signale qu'il était monté. L'autre s'excuse en garçon courtois.

Mais il s'arrête pour regarder venir à lui une créature lumineuse et blonde qui le caresse affectueusement. Un soldat a l'œil prompt. Dans les champs ayant aperçu

kene faux, il suppose que quelque paysan peut-être l'a

oubliée. « Elle est à moi, dit la Mort »; car cette agréable beauté douce, c'était elle, la consolatrice des pauvres gens. L'humble mercenaire s'abat. Mais pour se redresser dans un manteau blanc comme son âme.

Le ciel s'ouvre, les anges s'approchent et saint Mar

GEORGES OUDARD.

Le retour de Tristan

Après qu'une troupe italienne nous eut montré la façon de changer Wagner en Verdi, une troupe néerlandaise vint sur la scène et y ramena un Tristan germanique. M. Hebertot, cette fois, ne convia pas les critiques. Il eût pu le faire sans crainte. La salle de son théâtre s'est trouvée largement suffisante pour contenir les spectateurs. Et la comparaison des deux représentations est, pour ceux qui aiment la musique, d'un assez

vif intérêt.

Donc, après le Tristan italien, un Tristan néerlandais. Il faut dire tout de suite que la représentation a été fort belle, et tout à fait dans l'esprit où l'on joue Tristan en Allemagne. C'est cette ardeur profonde et triste, cet amour désespéré... Au fait, est-ce tellement cela? Il y a dans l'interprétation de M. von Raalte un trait tout à fait singulier, du moins si ma mémoire est fidèle. C'est l'accélération du mouvement qui commence au premier acte après que Tristan et Isolde ont bu le philtre et qui, par-dessus l'entr'acte, dure jusqu'au milieu du deuxième, exactement jusqu'au moment où, les amants étant assis l'un près de l'autre, apparaît ce thème nouveau, si doux, fait d'accords syncopés, hésitants comme un cœur qui succombe, et que les Allemands appellent les harmonies du rêve d'amour.

O sink hernieder,
Nacht der Liebe...

Tout l'intervalle entre ces deux moments devient, dans l'interpétation de M. von Raalte, un orage déchaîné d'une extrême violence, à travers lequel il a conduit son orchestre à fond de train. Le mouvement est tel qu'Isolde, devancée par la musique, au moment où, de son écharpe, elle appelle Tristan, a dû renoncer au jeu de scène traditionnel, qui est d'agiter l'étoffe en mesure : la mousseline, trop légère et trop lente, n'obéissait plus au chef d'orchestre. A d'autres moments, Tristan et Isolde, enlacés, mais plus préoccupés de la mesure que de leur amour, regardaient attentivement M. von Raalte, et il est vrai que cette allure doit singulièrement multiplier la difficulté du chant. Il ne me souvient pas d'avoir entendu rien de pareil, ni à Bayreuth, ni à Munich; il est vrai qu'il y a dix ans de cela et que ma mémoire peut me tromper. Au Conservatoire, cet hiver, il m'a semblé qu'on cherchait à donner

à la fin du premier acte un caractère de catastrophe terrible, en élargissant le mouvement plutôt qu'en le pressant. Et, si j'ose avoir un avis, il me semble bien que c'est là la vérité.

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Je cherche en vain dans la partition une indication contraire. Remarquez que, dans toute cette fin du premier, Wagner n'a introduit qu'un seul thème nouveau, le Jubelruf des matelots: sol, fa mi mi, do do la la; et se thème, par sa carrure même et sa solidité, se prête mal aux excès de vitesse. Les autres thèmes qui interviennent sont au nombre de deux : il y a le thème du début du prélude, ce thème changeant (il a six formes distinctes) que les Allemands appellent le thème de l'amour, de la souffrance et du désir; et il y a le thème onduleux de la mer, le thème de la chanson du matelot. J'entends bien qu'en les pressant à outrance on donne l'impression que tout chavire, que tout est emporté dans le tourbillon nouveau. Mais cela même est-il vrai ? Isolde n'aime-t-elle pas Tristan depuis le temps où elle le soignait, blessé, sous le nom de Tantris ?

Et au début du II, si on poursuit avec la même hâte, que de passages exquis il faut sacrifier! Là deux thè mes nouveaux apparaissent, la longue période courbe et caressante du Désir d'amour ; et la gamme montante de l'Attente impatiente. Le premier de ces thèmes au moins ne souffre pas d'être joué si vite et tout le joli dialogue d'Isolde et de Brangaine se trouve bousculé. Au surplus la tendance à presser a reparu encore, et d'une façon assez imprévue dans le prélude du III. On se rappelle cette phrase qui s'étire comme la mer infinie et qu'on appelle le thème de la Solitude et du Désir. En France je l'ai toujours entendu jouer avec une extrême lenteur, qui suggère l'étendue illimitée et l'horizon. M. von Raalte donne à ce prélude un mouvement beaucoup moins ralenti, qui gonfle cette mer plate et le fait onduler.

Un dernier trait de l'interprétation est un large emploi des pianissimo, du moins aux voix. Ainsi le commencement du duo sur le banc au second acte, est murmuré à peine. De même le commencement de ce qu'on nomme la mort d'Isolde,

Mild und leise

Wie er laechelt

a été attaqué d'une voix presque imperceptible, qui s'enflait ensuite, et il n'y a eu d'ailleurs qu'une opinion sur la belle exécution, par Mme Poolman-Meissner, de cette page sublime.

Par ces douceurs, le tragique poème est humanisé; et ces accélérations, qui suggèrent l'orage, laissent supposer que Tristan est emporté par la fougue de la passion souveraine. Les deux indications données par le maître de chapelle hollandais concertent à enlever au drame lyrique sa tristesse âpre et sauvage. Faut-il voir dans cet adoucissement l'influence du génie du Rhin? Après avoir lu M. Barrès, je serais porté à le croire. Mais le vrai Tristan, tel qu'il est sorti des mains de Wagner, n'a rien de cette douceur rhénane. C'est un vrai Allemand de l'Elbe, un rude et farouche Saxon qui ne se souvient plus d'avoir été Celte, un habitant des sapinières, qui sous un ciel triste ne connaît que

deux sentiments: la fureur de l'amour et la volonté de mourir. C'est de ces deux thèmes seulement que le prélude est fait, et ils gouvernent toute la pièce. Il n'y a pas dans toute la poésie de plus sombre héros que ce neveu de Marke, éternellement hanté par la haine du jour et le goût de la mort. Sa frénésie même n'a pas la fraîcheur joyeuse de l'élan juvénile. c'est un amour blessé qui aspire au néant. Toute l'alacrité qu'on veut donner à la partition risque d'en fausser le sens.

Mais, dites-vous, s'il est vrai que Tristan, rongé de pessimisme, dévide tout Schopenhauer au cours d'un rendez-vous, il reste à expliquer comment les Français aiment tant une œuvre si contraire à leur génie.

Sans doute parce qu'elle est à ce point différente d'eux. Ils lui demandent ce qui leur manque. Nous sommes un peuple logicien, et cette musique est toute pleine d'aspirations confuses, et d'appels à l'inconscient.. Nous sommes un peuple précis, et cette musique se défait constamment, comme un paysage de vagues. Les motifs se déforment et changent d'esprit. Une nappe de sons continus est l'intégrale de ces variations incessantes. Enfin nous sommes, dit-on, une terre de clarté, et Tristan est un long appel à la nuit, une malédiction au jour. Comment cette malédiction est-elle populaire dans le pays du coq? C'est que cette musique nous apporte la quantité d'indéterminé, de passion et de pessi misme dont nous avons besoin. Elle agit sur nous à la façon d'un amendement.

Laissons donc à ce dernier des héros romantiques son fatal et sombre génie, son appétit de disparaître, sa tristesse dans l'amour, tous les traits par lesquels Wayner l'a si fortement marqué à l'allemande. Je ne vois pas que M. Urlus aie bien fortement composé la psychologie du personnage. C'est dommage, car elle en vaut la peine. Il a du moins une très belle voix, égale, profonde et sonore, et il a très bien chanté, s'il a médiocrement joué. Cette médiocrité du jeu est générale, et il semble bien que Beyreuth y soit pour quelque chose. Le duo du II est aussi mal mis en scène que possible ces deux personnages sont deux chanteurs d'opéra, et ne se souviennent pas qu'ils représentent des amants. Il y a des jeux de scène assez ridicules. Au I, Isolde traverse sa tente et attend pour faire chaque pas qu'un appel strident de l'orchestre lui donne une impulsion, de sorte qu'elle avance comme une somnambule et poussée par secousses. Enfin la fin du I est si faiblement réglée qu'Isolde ne semble pas s'évanouir dans les bras de Tristan, et que les deux amants paraissent s'enlacer aux yeux de tout l'équipage et en présence du roi Marke.

Et pourtant quelles admirables indications scéniques Wagner a données par le choix même des Leitmotivs qui accompagnent et parfois contredisent les paroles! Quelle tragédie que ce livret! Quel monde sonore s'élève de cet orchestre! Nous en sommes enveloppés comme par les flots de la mer. Mais la mer elle-même est partout présente. Et ce n'est pas une des moindres singularités de cet ouvrage rythmé comme l'Océan, et tout pénétré de son mouvement et de ses souffles, qu'il ait été composé en Suisse.

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Mémoires & Documents

HENRY BIDOU.

Comment interpréter le plébiscite
de Haute-Silésie ?

Les déclarations faites dernièrement par le général Le Rond, président de la commission plébiscitaire interalliée de Haute-Silésie, ne permettent pas d'espérer que les résultats du referendum du 20 mars puissent être homologués avant la fin d'avril. Il est donc encore temps, avant que les Allemands statuent, de revenir sur certains aspects d'un problème que les Allemands et leurs amis conscients ou inconscients sont résolus à embrouiller de sophismes et de contre-vérités jusqu'à la minute suprême de la décision. Le gouvernement de Berlin n'avait pas d'autre objet en remettant aux cabinets de l'Entente sa longue note du 7 avril, flanquée de trois volumineuses

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annexes.

x

Les chiffres provisoires qui ont été publiés suffisent à fixer la physionomie générale du scrutin. Plusieurs de nos confrères y ont vu une importante victoire du germa

nisme et un témoignage affligeant de son « rayonnement ». Ils sont plus optimistes à cet égard que les Allemands eux-mêmes. Les Allemands, eux, ont été cruellement déçus. S'ils ont illuminé, c'était pour sauver la face et aussi pour préparer le terrain des manœuvres ultérieures. On comble leurs vœux en prenant pour argent comptant leur jubilation officielle.

La vérité est qu'ils attendaient une majorité de 75 0/0. Tout encourageait leurs espoirs. La Silésie est détachée de la Pologne depuis sept cents ans. Elle a subi, depuis Frédéric II, une germanisation implacablement méthodique. L'indigène polonais y a été asservi, depuis des générations, à la triple et formidable tyrannie des fonctionnaires, des grands industriels et des grands propriétaires. Le clergé catholique allemand, dirigé de Breslau, régnait sur les âmes, pour le profit du prussianisme et la province était un des fiefs du centre. A la ville, aux champs, dans les services publics, le Polonais restait relegué aux bas emplois. Ingénieurs, contremaîtres, curés, magnats terriens, potentats de finances, agents communistes, tous s'accordaient pour faire peser sur lui la plus étouffante des servitudes matérielles et morales. Loin de s'alléger depuis que la commission interalliée s'est établie à Opolo, ce régime n'a fait que s'alourdir. Le germanisme, appuyé d'une propagande tenace, souple, prodigieusement effrontée et industrieuse, n'était-il pas en droit d'escompter que, dans ces conditions et après plus d'un demi-millénaire d'isolement, les Polonais silésiens ne se souviendraient plus de leurs origines? Il faut être vraiment difficile pour trouver que le polonisme a failli en s'affirmant par 475.000 voix qui représentent plus d'un million d'individus et en enlevant la majorité dans neuf districts sur seize.

Si éloquents que soient ces chiffres par eux-mêmes, il faut, pour leur donner tout leur sens, examiner les conditions du plébiscite. Ces conditions, les Allemands ont eu le front de s'en plaindre dans leur memorandum du 7 avril. Un mot suffit et il a été dit par le Temps: « Quand le gouvernement allemand parle d'une préten due terreur polonaise, il se moque des Alliés. ››

Ce qui est bien certain, en revanche, c'est que les Polonais seraient lésés si l'on voulait s'en tenir à l'enregistrement pur et simple des chiffres brutaux et n'avoir égard, comme le voudraient les Allemands, qu'aux résultats globaux. La valeur des suffrages n'est pas uniforme. Trois éléments principaux, en l'espèce, l'ont fait varier très sensiblement les différences de régions, les différences de milieux, les différences de catégories de votants. On doit en tenir compte, au moins dans l'ensemble, pour dégager la solution équitable du problème.

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D'abord les différences de régions. Le territoire plébiscitaire a été délimité par l'Entente d'une façon vraiment extravagante. On y a incorporé, en totalité ou en partie, plusieurs districts occidentaux dont les conditions ethniques étaient parfaitement connues. Leur admission au vote ne pouvait en rien contribuer à éclairer le litige silésien. Son seul effet devait être de fournir un formidable appoint à l'Allemagne. Il était aisé de le prévoir, et c'est bien ce qui s'est passé. Ainsi, le district de Glupczyce (Leebschutz) a donné 65.000 voix aux Allemands contre 300 aux Polonais. Cette disproportion dérisoire suffit à démontrer qu'une telle région n'avait pas voix au débat. Que valent ces 65.000 suffrages? Guère plus que s'ils avaient été émis à Berlin ou à Hambourg. On en trouverait aisément 100.000 de même origine et de même portée. Va-t-on additionner tout cela pêle-mêle avec les votes des autres régions?

Et puis, à l'intérieur de chaque région, il y a la différence des milieux. A cet égard, si la valeur légale des suf frages est constante, leur valeur morale et leur qualité spécifique varie. Dans l'ensemble, les villes ont voté autrement que les campagnes. Les communes rurales, où réside l'élément indigène, ont voté principalement pour

la Pologne. Au contraire, jusque dans la zone nettement polonaise, des villes comme Bytom (Beuthen), Kattowice, Krolewska Huta (Koenigshütte) ou Gliwice (Gleiwitz) ont donné une forte majorité à l'Allemagne. Dans un pays sans bourgeoisie locale, tel que la Haute-Silésie, la population urbaine est essentiellement constituée d'éléments flottants et immigrés, fonctionnaires, ingénieurs, négociants, c'est-à-dire des colons et de descendants de colons. Posen, qui comptait naguère 41 0/0 d'Allemands, n'en compte plus aujourd'hui que 6 o/o. Il en sera de même, d'ici peu, dans les centres urbains de Haute-Silésie. Cela étant, et puisque la procédure plébiscitaire a pour objet de dégager le fond ethnique stable d'un pays donné, la justice demande que, dans leur ensemble, les suffrages des villes ne pèsent pas du même poids que ceux des campagnes.

Enfin, dans l'estimation du scrutin, il faut avoir égard aux catégories d'électeurs. A côté des résidants, il y a eu les « émigrés ». De tous les points du Reich, sont venus environ 190.000 de ces « émigrés ». Les complaisances de l'Entente leur ont permis de jouer un rôle capital. Ils ont contribué, pour les 4/5, à constituer la majorité allemande, qui a été d'environ 200.000 voix. Maintenant qu'ils ont repris le train, il reste face à face deux masses nationales sensiblement équivalentes. L'Allemagne, grâce à eux, s'est assurée une majorité de douze heures, une majorité du 20 mars, qui n'existait pas le 19 et qui n'existait plus le 21. Est-ce une base?

C'est d'autant moins une base que chacun de ces émigrés n'a émis qu'un suffrage individuel, alors que le bulletin de vote de chaque résidant représentait pour le moins la volonté de deux habitants (la moitié environ des habitants ont participé au plébiscite). Cette moyenne d'un votant pour deux habitants, nous l'appliquons ici indifféremment aux Allemands et aux Polonais. Il n'en serait pas de même si, comme le faisait dernièrerment une communication du Dr Bertillon, on considère que la race polonaise est sensiblement plus prolifique que l'allemande. Il est permis de dire, en ayant égard à ce facteur essentiel, que chaque bulletin polonais a représenté le suffrage de trois individus. Est-il équitable que ce bulletin vaille ni plus ni moins qu'un bulletin qui représente un seul émigré?

Si encore on était assuré, dans tous les cas, que cet « émigré » fût authentique! Il était malaisé d'examiner de près quelque chose comme 200.000 dossiers d'état civil. L'Allemagne a fabriqué les faux en séries. On le sait par des épisodes de détail. On le sait mieux encore en étudiant un instant la répartition des « émigrés » sur le territoire plébiscitaire. Par un hasard vraiment suggestif, le contingent des émigrés votants dans une région donnée s'est trouvé directement proportionnel à l'importance que cette région représentait pour l'Allemagne. Dans les districts plus ou moins secondaires, ce contingent n'a pas dépassé 20 à 30 0/0 de la masse électorale. Il est monté à 46, 50, 60 0/0 dans les districts particulièrement précieux, par exemple dans ceux dont la possession est nécessaire pour couper la communication entre la Grande-Pologne et la Petite-Pologne par la mainmíse sur la voie ferrée Bytom-Lubliniec-Olesno (Rosenberg)Ostrowo-Posen.

De là des constatations curieuses. On connaît dans tout son détail le mouvement de l'émigration haut-silésienne avant la guerre. Un professeur de l'Université de Berlin, le Dr Sering, en a enregistré les chiffres dans un ouvrage qu'il a publié à Berlin en 1910. (Die Verteilung des Grundbesitzes und die Abwanderung vom Lande). Comme n'entrent en ligne de compte, d'après le règlement plébiscitaire, que les individus ayant émigré entre 1870 et 1905, il va de soi qu'un déchet considérable, avec le temps, s'est produit dans ces éléments. On n'est donc pas surpris, par exemple, que sur 26.300 émigrés du district de Strzelce, il en soit resté 6.130 pour participer au

scrutin. Mais on devient rêveur quand on constate 69 0/0 des survivants dans le district de Glupczyce 32.800 émigrés de 1870 à 1905, 22.598 votants), et l'on se frotte les yeux quand on observe que le district de Kluczbork, qui a perdu 13.300 émigrés dans la même période, en a retrouvé aux urnes 14924, ce qui fait une miraculeuse proportion de 112 0/0.

La méthode avait réussi à l'Allemagne, l'an dernier, lors du plébiscite de Prusse Occidentale et Orientale. On s'est évidemment appliqué, en Haute-Silésie, à lui don ner son rendement maximum. En appréciant ces procédés, en se rappelant que le bulletin de vote d'un émigré allemand, souvent suspect, ne représente de toute façon que le tiers d'un suffrage polonais, en n'oubliant pas, enfin, que c'est presque exclusivement à ces émigrés, dont beaucoup n'avaient jamais vu la Silésie, que l'Allemagne doit la majorité dont elle a bénéficié entre un lever et un coucher de soleil, les arbitres de l'Entente ont les moyens de pallier les effets de la désastreuse concession que le gouvernement de Berlin leur avait arrachée.

Les textes comme les circonstances de fait offrent aux alliés, en cette matière, toutes les facilités désirables. Le commissaire polonais de plébiscite, M. Korfanty, a pu dès le surlendemain du scrutin présenter un projet de délimitation parfaitement raisonné et loyal. Le territoire dont ce projet demande l'attribution à la Pologne a donné à ce pays une forte majorité globale. De plus. sur les 796 communes qu'il comprend, 611 se sont prononcées pour la Pologne et 186 pour l'Allemagne. Voilà. des chiffres précis qu'il serait difficile d'éluder. On n'éludera pas plus aisément le paragraphe 4 qui stipule expressément : « Le résultat du vote sera déterminé

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L'Allemagne le redoute. Elle sait combien est précaire pour elle la situation de fait créée par le plébiscite. Auss: a-t-elle intensifié tout de suite une propagande déjà formidable, pour essayer de sauver la région industrielle qui a donné une forte majorité à la Pologne.

La place nous manque pour examiner ici l'argumentation allemande. Deux thèses principales y apparaissent la Haute-Silésie est indivisible, la Haute-Silésie est indispensable au Reich pour payer ses dettes aux alliés.

Dès le 22 mars, deux jours après, le « Service de presse pour la Haute-Silésie », établi à Berlin, expédiait de tous côtés une circulaire qui commençait ainsi : « Les résultats du plébiscite de Haute-Silésie nous montrent la nécessité de faire paraître d'urgence dans la presse influente d'Allemagne aussi bien que de l'étranger des articles inspirés par des personnalités dirigeantes et destinés à faire ressortir l'indivisibilité de la Haute-Si

lésie »... A cette circulaire était joint un plan d'argumentation en treize points. Pour féconds que soient les casuistes allemands, leurs treize propositions se ramènent à une seule, qui est que le charbon silésien est précieux. La revue die Glocke le disait naguère sans ambage, la Haute-Silésie est un réservoir d'ouvriers (Arbeiter reservoir), dont les industriels allemands ne peuvent se passer. Voilà, en tout et pour tout, en quoi consiste la sacro-sainte indivisibilité de la province. La lutte forcence qui se poursuit là-bas depuis deux ans, l'opposition des deux masses nationales telle que l'a accusée le scrutin de mars, la netteté de la répartition géographique entre ces masses, témoignent assez que l'unité de ce pays est un facétieux sophisme. L'Allemagne corse effrontément son imposture en affirmant, dans sa note du 7 avril, qu'au surplus le traité de Versailles n'envisage pas la possibilité d'un partage. Il suffit de la renvoyer à l'article 88. « Les textes sont formels », disait l'autre jour M. Briand.

Quant aux réparations, la dialectique allemande ?

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pareillement fait fiasco et M. Keynes avec elle. On a beaucoup écrit là-dessus. Le travail le plus démonstratif a été fait par un ancien ministre polonais, M. Olszewski, représentant de son pays à la commission des réparations de Wiesbaden. Il y établit jusqu'à l'évidence que la perte de la Haute-Silésie ne peut influencer que très faiblement la solvabilité de l'Allemagne. A ce sujet, M. Briand rappelait au Sénat, le 6 avril, que le traité de paix lui-même garantit à l'Allemagne pendant quinze ans l'entrée en franchise des produits de la Haute-Silésie et il concluait avec la netteté la plus catégorique : « Les facultés de paiement de l'Allemagne sont donc intactes >>.

Pour étayer son fragile système, le gouvernement de Berlin, dans son dernier mémorandum, jure d'accorder toutes les garanties nécessaires pour la protection de la minorité polonaise. On a le droit de rester sceptique. Il y a quelques mois, le conseil d'Empire a voté une loi accordant l'autonomie à la Haute-Silésie. Seulement, ce régime ne pourra être institué que si les 3/5 des Silésiens en acceptent préalablement le principe. C'est dire qu'il ne serait jamais mis en pratique. Les vagues promesses faites aujourd'hui n'empêcheraient pas la province de continuer à être avant tout un « réservoir d'ouvriers » servant leurs dividendes aux vingt-deux barons d'industrie qui se partagent les richesses du du pays. Comme l'écrivait ces temps-ci le Robotnik, organe principal du socialisme polonais, « toute la politique prussienne en Haute-Silésie consisterait à soutenir le capitalisme allemand ». Nos socialistes d'Occident, qui appuient la thèse allemande, travaillent tout simplement à livrer un million d'authentiques prolétaires polonais à l'exploitation d'une poignée de grands bourgeois prussiens. Il faut être aveugle pour ne pas se rendre compte que l'affaire silésienne est un émouvant épisode de la lutte entre la démocratie et le capitalisme militariste.

C'est pourquoi les conséquences d'un verdict injuste seraient incalculables. Le lendemain du plébiscite, l'Epoca de Madrid écrivait que « l'orientation de toute la politique européenne » dépendait de cette question. C'était au fond la même idée qu'exprimait quelques jours après, dans la Dantziger Zeitung, un certain M. Behrmann, qui écrivait : « Le moment est peut-être encore plus décisif que celui où les bolcheviks menaçaient Varsovie ». M. Behrmann, dans cet article, enseignait que, grâce à une interprétation « raisonnable, le traité de Versailles peut servir lui-même « à briser les fers dont il a enchaîné l'Allemagne ». Nous voici avertis par les Prussiens eux-mêmes qu'en interprétant les textes à leur manière l'Entente ferait tomber les chaînes du vaincu.

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Actualités Scientifiques

HENRI GRAPPIN.

Le Dr Juquelier, qui vient de mourir tragiquement, assassiné par sa femme, et qu'on enterrait hier, nous avait donné cet article, inspiré par l'actualité. Ce sont là, sans doute, les dernières pages qu'a écrites le sympathique savant.

prétendait se rendre insoulevable, et qui, généralement Johnny Coulon, ce petit homme de cent livres, qui en effet, réussit à paralyser l'effort des plus robustes athlètes, a attiré sur sa personne, récemment, l'attention de toute la presse et celle de nombreux savants.

Ceux-ci ont avancé, au sujet du rôle inhibiteur du double contact au poignet et à la carotide, plusieurs hypothèses hasardeuses. Quelques-uns, par surcroît, en lisant les articles consacrés à leurs explications du phé nomène, ont dû gémir d'avoir confié leurs théories incertaines à des reporters doués d'une imagination bril

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