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la messe, représenté chaque jour avec un succès qui ne se dément point parce que ce drame fut inspiré par l'amour et la charité. Dagrenat s'aperçoit qu'il ne fut jamais qu'un égoïste et se promet de ne plus écrire.

Cette comédie est celle de la vanité sans cesse déçue par une idée exagérée qu'a le héros de sa valeur. L'isolement est la rançon du génie; Vigny l'avait dit en se retranchant derrière la grande figure de Moïse :

Vous m'avez fait seigneur puissant et solitaire
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.

M. de Curel a voulu que son héros pût en prendre son parti.

La pièce est longue et cette succession de tableaux un peu fatigante. Trop d'illustrations pour un texte dont les développements ne devraient porter que sur l'analyse d'un caractère. L'attention s'endort, l'action se disloque pendant les interruptions forcées d'un changement de décor. Le dernier acte surtout gagnerait à se passer tout entier dans le même lieu. Il y a bien des personnages épisodiques inutiles, l'action est délayée ; je sais bien que la vie n'est pas toujours intéressante et qu'avant toute autre préoccupation un auteur moderne cherche à nous la peindre telle qu'elle est. Cependant je ne puis m'habituer à cette conception, surtout au point de vue théâtral. Ici l'art doit choisir et condenser. L'interprétation n'est pas mauvaise.

Les Arts

CLAUDE ISAMBERT.

Le Piranèse

Piranèse, qui est mort à Rome au mois de novembre de l'année 1778, est né à Venise, le 4 octobre de l'année 1720. En temps opportun, on fêté, en Italie, le deuxième centenaire de cette naissance par une exposition ambulante des gravures de Piranèse.

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Les cuivres originaux de ces planches admirables ont été conservés religieusement. Après un court séjour à Paris, pendant le Consulat, ils sont aujourd'hui le bien de la Calcographie Royale, installée à Rome dans l'ancienne Stamperia Camerale, tout à côté de cette fontaine de Trevi, extrêmement « piranésienne » d'aspect, et devant laquelle les ombres des écrivains, des peintres et des voyageurs qui aimèrent Rome sont si nombreuses et si vivantes. La Calcographie Royale continue de tirer, grâce à ces cuivres précieux et vénérables, des épreuves des « suites» de Piranèse. Ces épreuves ne valent certes pas les épreuves originales, ni les épreuves anciennes : les cuivres sont fatigués et les papiers dont on se sert actuellement sont un peu blancs, un peu crus; cependant ces épreuves modernes forment un ensemble grâce auquel le génie de leur auteur continue aujourd'hui encore d'exercer sur nous le prestige de son autorité.

Après s'être arrêtée à Rome, à Bologne, à Venise, ailleurs encore, cette exposition commémorative est aujourd'hui installée pour quelque temps à Paris, au Musée des Arts Décoratifs. Lorsque, au pavillon de Marsan, on a regardé à loisir l'œuvre de Piranèse, on peut, par les fenêtres de ce musée, regarder ensuite, dans sa perspective monumentale, le petit arc-de-triomphe du Carrousel, pur souvenir romain de l'époque napoléonienne, et qui a peut-être été inspiré à l'architecte français, sinon directement par l'œuvre de Piranèse, du moins par l'influence que cette œuvre eut, longtemps après son apparition, sur les artistes qui visitèrent et étudièrent la Ville Eternelle.

Giovanni-Battista Piranèse et son contemporain Giovanni-Battista Tiepolo, sont probablement les derniers

grands artistes italiens. Grâce à eux un foyer qui va mourir élève ses suprêmes et brillantes flammes. Héri. tiers de Véronèse et Palladio, des Carrache et du Bernin, Tiepolo et Piranèse transmettent, lorsqu'ils disparaissent à leur tour, les biens qu'ils ont fait valoir à des descendants étrangers. En effet, immédiatement après eux, l'âme de la beauté, si l'on peut dire, émigre ; elle quitte l'Italie, suivant en France un Fragonard, un Gabriel, lesquels, sans Tiepolo, sans Piranèse, ne seraient assurément pas ce qu'ils sont.

Unis par le même prénom, Tiepolo et Piranèse sont également unis par le même berceau. Tous deux (le premier en 1696, le second en 1720) naissent à Venise, et l'on pourrait fort bien montrer qu'ils doivent tous deux à Venise la formation de leur génie. L'attrait singulier de Venise naît des éléments (le ciel et l'eau) et de l'architecture. Tandis que Tiepolo regarde le spectacle des nuages et de l'azur, le spectacle aussi des reflets, sur la lagune, de cet azur et de ces nuages, Piranèse, insensible à ce qui passe, subit ce qui demeure, et les palais palladiens et sansoviniens qui bordent la place Saint-Marc, la Piazetta et le Grand Canal nous font invinciblement songer, aujourd'hui, aux eaux-fortes du graveur des ruines. Mais alors que Tiepolo trouve à Venise la seule nourriture dont il est avide, Piranèse, attiré par le royaume de la pierre, descend vers Rome, qu'il ne quitte plus lorsqu'il y est une fois venu. On peut dire sans s'aventurer que Piranèse, romain d'adoption, a été orienté vers Rome par quatre grands architectes du xvI' italien, Sanmicheli, Sansovino, Palladio et Scamozzi, lesquels sont tous quatre Italiens du Nord. A Vérone, à Vicence et à Venise, ces quatre architectes élèvent des façades qui possèdent déjà (par l'entente des proportions, par la disposition résolue des ombres et des lumières, par un sens particulier du mystère décoratif) un aspect pirané

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sien.

Piranèse, comme tous les grands artistes qui sont aussi des grands poètes, ne copie pas (malgré son respect du modèle) les monuments antiques dont Rome est peuplée. Il crée, d'après eux, la Rome de son imagination et de son rêve, une Rome dramatique et ténébreuse, toute bouleversée, sur ces planches extraordinaires, par des effets de noir et de blanc ; une Rome à la fois rétrospective et prophétique ; à la fois antique et romantique. Par l'image, Piranèse est le précurseur de Goethe et de Mme de Staël, et, surtout, le précurseur de Chateaubriand. La Rome des ruines et des ombres ne date pas du dix-neuvième siècle, mais de la fin du siècle précédent. La vogue des gravures de Piranèse, du vivant même de Piranèse, était immense. Les planches des Antichità, des Carceri et des Vedute étaient répandues en Europe par les voyageurs autant que le sont aujourd'hui, par les touristes, les photographies d'Anderson et d'Alinari; et l'on peut imaginer très vraisemblablement le petit « René » et la jeune « Corinne », contemplant, à Saint-Malo et à Paris, les sombres évocations romaines de Piranèse, puis, avant de la voir, rêvant, d'après elles, la ville que, sans elles, ils eussent peut-être, plus tard, autrement chanté.

Dans le chapitre qu'elle consacre à la description de Rome, Mme de Staël cite un vers dont l'auteur est, coïncidence amusante, le destinataire de la célèbre lettre écrite par Chateaubriand sur le même sujet. Voici ce vers de M. de Fontanes:

L'éternel mouvement et l'éternel repos.

On pourrait fort bien placer ce vers en épigraphe au début des albums consacrés par Piranèse à la représentation des monuments romains. L'art de Piranèse, en effet, consiste surtout à animer d'une vie hallucinante et pathétique ce que le temps, de siècle en siècle, fait lentement périr. La pierre, la matière inerte sont, pour Piranèse, ce qu'est, pour son compatriote Tintoret, le corps nu

main. Si l'on place à l'improviste sous vos yeux une gravure de Piranèse, l'impression première que vous ressentirez avant d'avoir pu distinguer les détails et la signification du sujet, sera très analogue à celle que vous imposera, dans les mêmes conditions, la photographie d'un tableau de Tintoret. L'une et l'autre vous domineront d'abord par une impression de mouvement, provoquée par la disposition tumultueuse, orageuse des lumières et des ombres. Regardez sur les monuments représentés par Piranèse, ces ombres étranges et brusques qui sont jetées sur la façade par une tour, un clocher ou un arbre invisibles, lesquels ne figurent pas sur la planche, et dont le rôle est cependant capital ; et souvenez-vous ensuite de ces tigrures irrégulières et mouvantes qui semblent se déplacer sur les torses des déesses de Tintoret, et qui sont faites soit par l'ombre des bras de ces déesses, placés entre les corps et la lumière, soit par une branche, soit par une draperie.

ou,

Après Michel-Ange et avant Delacroix, Tintoret et. Piranèse ont exprimé par des moyens plastiques des sensations mouvementées de mystère et de profondeur qui sont de coutume, en art, du domaine de la musique. Une planche de Piranèse, en superposant la construction et le mouvement, est plus près, peut-être, d'une symphonie de Beethoven ou d'un prélude de Chopin que d'une eau-forte de Rembrandt, d'une part, d'autre part, que d'une eau-forte de Canaletto. Piranèse combine, dans son jeu créateur, le monde agité, ardent, visionnaire de Rembrandt, et le monde pondéré, précis, et, si l'on peut dire,« signalétique », de Canaletto. Soumis, comme l'auteur d'une symphonie, à des lois fixes et despotiques d'équilibre, de proportions et d'harmonie, ces lois ne sont pour lui qu'un terrain stable, une sorte d'esplanade où il peut développer avec confiance et sécurité les libres et audacieuses allées et venues de ses songes. Piranèse est soumis de la sorte, dans ses gravures, à des limites, à des obligations que ne connaît jamais Rembrandt, et il possède, par reversibilité, des privilèges et des licences dont, naturellement, Canaletto ne s'est jamais inquiété. (Nous ne prenons ici Canaletto que comme exemple, sans aucune intention comparative ou qualitative; nous aurions aussi bien pu prendre Israël Silvestre ou Méryon).

Sur le seuil même de la paix, en 1918, on a publié à Paris un livre consacré à Piranèse, gros volume de tout premier ordre, dont l'auteur est M. Henri Focillon (1), conservateur au musée de Lyon. Assurément, un artiste comme Piranèse impose sa vie par son œuvre, et le livre de M. Focillon n'a pas pour but de « grandir» Piranèse; mais M. Focillon, avec cette persévérance dans la délectation que seul inspire l'amour, nous permet sinon de mieux apprécier Piranèse, du moins de le mieux comprendre. Et ce livre ne fait pas seulement honneur à l'érudition française; il est encore un témoignage du goût français.

M. Focillon nous raconte dans un grand détail l'existence mortelle de Giovanni-Battista Piranesi. Malheureusement, les mémoires que l'on assure que Piranèse écrivit sont perdus. Un contemporain de Piranèse affirme ceci, qui nous fait amèrement regretter cette perte Celui qui pourra écrire avec liberté et décence la vie tumultueuse de Jean-Baptiste Piranesi, ferait un livre non moins pittoresque que celui qu'écrivit sur luimême l'illustre Benvenuto Cellini. >>

Nous ne pouvons songer à résumer ici ce que l'on sait de cette vie. Nous nous contenterons de cueillir

(1) Giovanni-Battista Piranèse, par M. Henri Focillon (Henri Laurens, éditeur).

dans le beau livre de M. Focillon quelques «< anecdotes caractéristiques » qui permettront peut-être d'entrevoir quel homme particulier fut ce Piranesi.

Il ressemble à son œuvre; il est violent, agressif, passionné. Tout jeune, il travaille chez un graveur sicilien, nommé Vasi, et là, « comme malgré ses efforts, il ne peut obtenir de bons résultats (nous donnons le récit d'un contemporain), le naturel soupçonneux de Piranesi lui fit croire que la faute était au Vasi qui, par jalousie, lui aurait caché le vrai secret de l'eau-forte. Rendu furieux, il voulut tuer son maître qui l'apaisa par de bonnes paroles, mais qui libéra son école au plus vite d'un élève aussi dangereux, en remerciant Dieu du fond de

son cœur »>.

Voici un autre récit fait par ce même contemporain planches de Piranèse, de ces « figurants » à la Callot, à la (nommé Bianconi) et qui explique la présence, dans les Goya, qui forment un contraste savoureux avec cette « Magnificenza », dont Piranèse était d'autre part épris: « Le Piranesi travaillait ardemment presque toute la nuit, ne prenant que peu d'heures de sommeil sur un misérable sac de paille qui était peut-être le meilleur meuble qu'il y eut dans la maison; il vécut ainsi quelque temps dans la plus grande misère, mais, au lieu d'étudier le nu et les plus belles figures de la Grèce, que nous avons là, et qui est la seule bonne voie pour s'instruire, il se mit à dessiner les estropiés et les bossus qu'il voyait le jour dans Rome... Il aimait aussi à dessiner les jambes ulcérées, les bras rompus, toute la misère malade, et quand il en trouvait quelque exemple dans les églises, il lui semblait qu'il eut rencontré un nouvel Apollon du Belvédère ou un Laocoon, et il courait le dessiner... >>

Un autre contemporain nous montre Piranèse dans une retraite farouche, répondant lui-même aux visiteurs, derrière la porte fermée, que Piranèse n'y est pas. Dans cette solitude, l'artiste interpelle son labeur: « Ce n'était qu'avec elles (ses planches) qu'il faisait volontiers les frais de la conversation: Ah! nous verrons, leur disaitil énergiquement en travaillant, si vous ne rendrez pas le soleil d'Italie! Pour toi, tu seras brique, et toi, tu seras marbre. Il pariait avec elles... >>

Voici l'histoire de son mariage : « Piranesi était un jour à dessiner au milieu du Campo Vaccino, lorsque vint à passer devant lui un jardinier accompagné d'une charmante jeune fille, sa sœur. Cette jeune fille est-elle à marier? demanda sans plus de façons Piranesi. La jeune fille ayant répondu affirmativement sans aucune hésitation, le dessinateur dépose sur-le-champ son portefeuille et ses crayons et, se levant aussitôt, il conclut, à la manière de l'âge d'or, sous les arbres et au milieu des animaux qui encombraient le Campo Vaccino, ce singulier mariage... » Ce mariage, d'ailleurs, ne fut pas un mariage heureux.

Citons encore ce fragment des mêmes mémoires, où l'on relate les paroles mêmes de Piranèse : « Plus le sujet qu'il méditait était vaste, plus il avait d'attrait pour lui. Il disait un jour à l'un de ses élèves: J'ai besoin de produire de grandes idées, et je crois que si l'on m'ordonnait le plan d'un nouvel univers, j'aurais la folie de l'entreprendre... »

Il dessinait en plein air avec Hubert Robert et ce dernier ne concevait pas ce qu'on pouvait faire de dessins aussi peu arrêtés: « Piranèse, voyant son étonnement, lui disait : « Le dessin n'est pas sur mon papier, j'en conviens, mais il est tout entier dans ma tête; et vous le verrez par la planche... ››

Enfin, voici Piranèse à la fin de sa vie. Il a cinquantehuit ans, mais, après deux attaques violentes, il refuse de se soigner, « et (raconte M. Foaillon), citant quelque maxime ou quelque illustre exemple tiré de la vie des anciens, il prétendait vivre et mourir digne du beau nom

de Romain... Quand on lui propose une consultation, il se fait apporter un exemplaire de Tite-Live et répond: « Je n'ai confiance qu'en celui-là. » Son agonie fut courte et terrible; sa nature athlétique se débattait avec violence contre la mort. Les songes le traversaient encore, mais, loin de l'apaiser, ils dressaient sa volonté et lui proposaient un suprême exemple : « Le repos, disait-il, est indigne d'un citoyen de Rome; voyons encore mes modèles, mes dessins et mes cuivres. » Il n'expire ni dans la sérénité, ni dans la détresse morale; il vit jusqu'au bout; il disparaît sans s'être diminué ni démenti. »>

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On le voit, la vie de Piranèse, comme son œuvre, est une vie faite de contrastes, de violences et d'accès. Son tempérament était surabondant, comme son génie. Il y a, dans le cœur et dans le cerveau de ce grand artiste, une source d'amertume dévorante et fatale qui a une puissance spirituelle comparable à celle de cet acide qu'il versait sur la planche de cuivre labourée, ravinée par le burin. Mais gardons-nous de donner Piranèse comme compagnon aux romantiques « deuxième manière », si l'on peut dire. Vous ne trouverez jamais chez lui ce désordre, cet excès, cet oubli des lois naturelles qui rompent souvent l'équilibre et la vraisemblance esthétique dans un poème de Hugo, dans une page de Michelet, dans un monument de Rodin. Il est, lui, un romantique << première manière », l'un de ceux qui, comme Corneille ou Bossuet, comme Musset ou Chopin, comme Delacroix ou Bourdelle, contraignent la liberté et la fantaisie de leurs songes à accepter la vérité et la nécessité de certaines lois de réalisation fondamentales et éternelles.

Piranèse prodigue ses richesses; mais sa prodigalité n'est pas de la diffusion; elle ne méconnaît jamais les obligations matérielles qui tiennent au moyen d'expression choisi par l'artiste. L'eau-forte est en quelque sorte l'armature du génie de Piranèse; elle le contient et le seconde, comme les rives, à droite et à gauche du fleuve, lequel, sans ces rives protectrices, serait sans force, sans puissance, et n'existerait plus.

Voyages

JEAN-LOUIS VAUDOYER.

Miss C... nous dit cela du ton calme dont on demande en Angleterre : « Si nous allions faire un golf? >> Mais je pensai aussitôt qu'outre qu'elle était Anglaise, vivant au milieu d'Américains flegmatiques, miss Silvia avait fait campagne en France comme infirmière en 1914, avant d'entrer au service des Quakers, investis par M. Hoover de la haute mission charitable d'exempter d'un peu de misère les enfants européens victimes de la guerre. Les Quakers ont installé à Berlin une vingtaine de cuisines capables de servir chaque jour soixante mille portions de soupe à cinquante-cinq mille petits malheureux malades et à cinq mille mères pauvres.

L'Amérique envoie des denrées, Hambourg les reçoit, Berlin les répartit. Les plus vastes de ces vingt cuisines, ainsi les deux de Stadt-Berlin, au delà de la Sprée, vers le nord, ont. seize fourneaux et cuisent de quinze à vingt mille rations.

Les soixante mille rations d'une même journée sont toutes les mêmes, une fois du riz, une fois de la farine, une autre fois des haricots, mais jamais de viande. Le jour qu'avait choisi mis Silvia C... était précisément celui du riz. Il avait neigé ce matin-là, puis il avait dégelé, et il faisait un temps triste et sale, comme un jour de Toussaint chez nous. Nous devions être à dix heures à l'école communale de Christianiastrasse, pour assister au repas des petits miséreux.

Nous sortions des Linden à dix heures moins cinq; la Ford qui nous conduisait menait un train d'enfer par les avenues, toujours immenses quels que soient l'aisance ou le dénuement du quartier, riche ou poputristesse du temps même se dissipait dans le soleil. Je leux; à dix heures cinq exactement, j'étais désabusé: la n'avais pas vu de Kinder in Not!

J'ai vu des petits marmots, presque ressemblant aux gosses de chez nous, peut-être plus propres même, petits garçons de cinq à dix ans, petites fillettes blondes un peu trop pâlottes souvent, mais souriants et bien lavés avec de petits culottes et d'humbles robes dont tous les accrocs avaient été soigneusement reprisés. On a envie, on a besoin de pousser un cri, quand on entre dans ces écoles de quartier, grandes comme des casernes, claires comme des serres, quand on voit tout ce petit monde grouillant, criaillant, mais presque coquet : « Comme c'est propre ici! »

J'ai visité beaucoup d'autres écoles, nulle part je n'ai

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La "grande pitié" des petits enfants de Berlin rencontré le lamentable spectacle de la détresse déses

Kinder in Not! la grande pitié des enfants...

Une mère, pauvre vieille dans des haillons noirs, les cheveux gris mal recouverts par une loque en guise de mantille, yeux hagards, bouche amère contractée, tend au passant qui s'émeut, le corps nu, aux pauvres côte. qui saillent, d'un petit enfant épuisé par la faim.

Berlin est pleine de ces affiches terriblement évocatrices d'une misère effroyable qui arrêtent le voyageur. Après l'avoir revue dix fois, vingt fois, cent fois; à la gare, sur les murs des maisons entre deux boutiques, sur les piliers de la Brandebourgerthor, sur les glaces des cafés, sur les monuments publics, dans l'autobus, partout enfin, il s'étonne de ne pas la retrouver, le soir, dans sa chambre d'hôtel.

'Ainsi, les enfants de Berlin meurent parce qu'ils ont faim et n'ont point de lait, parce qu'ils ont froid et n'ont point de chemise, parce que la tuberculose, le typhus, la syphilis héréditaire les frappent sans raison! Mais un jour, missi Silvia C... nous dit : « Je vous montrerai demain les petits enfants pauvres de Berlin. Nous disposerons de l'auto! >>

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pérée qu'on voit à Piccadilly ou à Varsovie.

J'ai vu des cuisines où les mères allaient et venaient quérir moyennant un mark cinquante par semaine (pour payer le chauffage seulement) leur ration de soupe; mais là non plus je n'ai distingué les loques sordides dont notre romantisme prétend faire le costume habituel des grands misérables.

L'institutrice d'une de ces maternelles m'a déclaré : « C'est que, voyez-vous, monsieur, les mères allemandes femmes de chez vous! Plus d'un de ces petiots n'a sont plus fortes, partant plus travailleuses que les qu'une seule paire de pauvres bas, que la mère lave le soir et fait sécher la nuit pour qu'ils soient prêts le lendemain afin de retourner à l'école. »

Les mères sont plus vigoureuses. Elle a sans doute raison, cette Allemande de célébrer le reste de forces de ple que nous avons pu voir, ne mangent d'autre repas sa race. Il est vrai que beaucoup de ces enfants du peuchaud dans la journée que la gamelle de soupe des lait, et que beaucoup n'ont pas de chemise. Mais a Quakers; il est vrai que les tout-petits manquent de guerre, avec ses privations, l'hiver, avec ses rigueurs,

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n'en ont pas tué plus que chez nous. La mortalité infantile n'est pas plus considérable à Berlin qu'à Paris.

murs.

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de son

Il faut aller jusque dans les écoles auxiliaires et dans les hôpitaux d'enfants pour constater les œuvres dou loureuses de la misère; l'apparence de la grande pitié des petits enfants allemands ne se rencontre pas dans la rue, où l'on n'en trouve que la menteuse image sur les Mais à l'école de la rue Dunker, le spectacle est plus saisissant, car si la misère de l'habillement n'apparaît toujours pas avec la saleté sordide que l'on est tenté de préjuger, la misère physiologique de ces pauvres êtres y commence d'éclater, pour atteindre le horreur à l'hôpital que nous visiterons plus tard. Les enfants de la rue Dunker sont des minus habens, de pauvres bâtards rabougris, descendants de tarés ou d'alcooliques, que leur intelligence chancelante empêche d'entendre les leçons de l'école ordinaire. Certains ont l'œil éteint et le regard fixe des idiots, d'autres un crâne énorme sur un corps raréfié, comme fondu par les privations de la guerre, la plupart souffrent de maladies nerveuses qui instabilisent leur attention enfants conçus de parents affamés, syphilitiques ou tuberculeux à force de dénuement. Des maîtres et des maîtresses spécialement choisis, merveilleux de patience et d'humaine pitié, tentent d'éduquer ces douloureux rejetons de la guerre ; ils leur apprennent à exécuter d'humbles travaux manuels, des cartonnages pour les garçons, de simples travaux de couture pour les fillettes; puis ils leur enseignent longuement à compter jusqu'à cent, à lire l'alphabet, à écrire leur nom.

Enfin, ils sont lâchés dans la rue où ils iront grossir

le nombre des affamés mendiants, la somme de déchet humain que la guerre laisse derrière elle dans les basfonds des grandes cités. La lutte s'organise contre l'envahissement de tous ces maux, les armoires des hôpitaux sont pleines des pièces d'étoffe d'Amérique et des layettes de Scandinavie. Mais l'ordre règne et la propreté triomphe; les efforts ne sont jamais las, en Allemagne. Pour quiconque a pu considérer la misère des enfants chez nous, à Londres, en Pologne, dans les Balkans, en Russie, les traits de la misère allemande n'apparaissent pas plus grands et le grand cri de «Kinder in Not » semble n'être que ce qu'il est en vérité, un appel révolté contre l'application du traité de

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d'agir, et des règlements draconiens prescrivent depuis quelques jours non seulement la fermeture, mais la confiscation immédiate pour remédier à la crise de logements, de tout établissement où il serait contrevenu aux restrictions prescrites d'éclairage et de nourriture ou seulement exigé des prix excessifs. Les amendes pleuvaient déjà sur les contrevenants; des châtiments plus rigoureux sont édictés, et, pour un temps au moins, le contraste du luxe et de la misère à Vienne cessera d'être l'objet de la surprise des étrangers dont le gouvernement signale précisément le danger d'impressions inexactes sur les souffrances du pays. L'avènement des chrétiens-sociaux au pouvoir politique a véritablement et à la lettre donné à l'Autriche un gouvernement d'Ordre Moral.

Il est vrai que les difficultés auxquelles se heurtent. les dirigeants autrichiens pourraient effrayer les plus courageux. Les prévisions du budget pour l'année fiscale 1920-21 prévoient pour un trimestre 20 milliards de couronnes de recettes et 33 de dépenses soit un déficit de 13 milliards. La nécessité d'acheter les principales ressources en vivres à l'étranger donne aux nouvelles chutes de la couronne des conséquences toujours plus désastreuses pour l'équilibre du budget. La cherté. croissante de la vie répondant par à-coups dangereux aux dépréciations successives du papier-monnaie, entraîne en même temps que des privations de plus en plus lourdes pour les catégories sociales les plus déshéritées, des revendications de salaire de la part des ouvriers et des fonctionnaires qui ne reculent pas devant des grèves funestes pour obtenir des augmentations, par ailLe gouvernement se trouve actuellement en présence leurs ruineuses pour le consommateur ou le contribuable. d'un suppeément imprévu de dépenses à consentir, comportant pour l'augmentation des seuls employés des chemins de fer de l'Etat un milliard 140 millions, pour les autres employés de l'Etat deux milliards 190 millions, plus 400 millions de part contributive dans l'augmentation consentie au personnel des administrations provinciales, sans compter les majorations désormais

inévitables à accorder aux retraités. C'est actuellement. un déficit de 34 à 35 milliards de couronnes que la presse gouvernementale envisage pour l'année courante. Il est vrai, les taxes atteignent des chiffres sans précédent. L'affranchissement d'une lettre pour la ville coûte. 0,80, pour l'étranger 2 couronnes, c'est-à-dire en valeur d'avant-guerre 2 fr. 10. Un télégramme pour Paris coûte 7 couronnes 60 par mot, urgent 22 cour. 80. La taxe téléphonique qui comportait déjà selon la fréquence des communications de l'abonné, 1.440, 2.880, 5.760 couronnes, est portée à 3.600, 7.200, 14.400 cour. La municipalité suit l'exemple du gouvernement taxe municipale sur les loyers dépasse rapidement 50 et 100 olo, et, à partir d'un loyer de 50.000 couronnes, atteint 300 0/0, ce qui porte la location d'un restaurant ou d'un magasin par exemple de 100.000 couronnes à 400.000. Le tramway électrique (0,12 avant la guerre, nos deux sous) porté à une couronne après l'armistice, en coûtait trois ces jours-ci et en coûtera cinq à partir du 1er février. Il y aurait là un ample sujet de consolation pour les Parisiens mécontents des nouveaux impôts et tarifs auxquels ils sont en proie. Je leur dédie

la

L'an nouveau a trouvé Vienne, ou du moins les rues jadis si propres de l'ex-capitale impériale, sous un enduit de boue gluante bossuée de blocs noirâtres de vieille neige en fusion intermittente. Des voyageurs accidentaux, les uns n'ont vu que la chère délicate des grands hôtels ou le luxe bruyant et follement coûteux des établissements de nuit, les autres, promenés dans les hôpitaux d'enfants, n'ont retenu de leur contact avec une population jadis si saine, que la vision trop généralisée de petits monstres rachitiques ou dé-encore deux chiffres de même ordre les taximètres jetés. Pour mettre d'accord entre eux les observateurs étrangers, le gouvernement vient de prendre un remède héroïque. Avec la masse de l'opinion, il s'est indigné de constater que, au moment où la misère des classes pauvres, et notamment des petits fonctionnaires, entraîne des souffrances dont la race blanche s'était déshabituée depuis le moyen âge ou la guerre de trente ans, les nouveaux riches, les mercantis, on dit ici les Schieber, dépensaient dans la nuit de la Saint-Sylvestre un nombre exagéré de millions de couronnes. Il était temps

n'ont pas été changés sur les voitures, mais le client. doit multiplier par 30 (trente) la somme indiquée au compteur. Un fiacre, il est vrai, à deux chevaux, coûte 400 couronnes à un voyageur avec une malle et une va lise de la gare à son hôtel.

Les témoignages les plus directs sont les plus probants. Peu de documents bourrés de statistiques jettent un jour plus clair sur certaines misères autrichiennes que la lettre suivante adressée au directeur du Temps par la veuve d'un ingénieur retirée en province, où

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pourtant la vie est sensiblement moins chère que dans Vienne rend malaisé à garder, personnellement surtout la capitale surpeuplée de la petite république :

Monsieur le Directeur,

Je lis toujours dans notre presse que votre journal a de bons sentiments pour nous. C'est ce qui me donne le courage de vous écrire, et que tout ce que je vous dis ici repose sur des faits réels et vient d'un cœur angoissé!

Vous savez dans doute quelle est notre situation en Autriche, surtout celle des femmes de fonctionnaires. Si terrible que vous puissiez vous la figurer, elle apparaît encore plus misérable quand on vit comme moi au milieu de ces familles. Le commerçant augmente ses marchandises et fait de bonnes affaires, l'ouvrier fait grève et notre pauvre Etat lui cède toujours malgré ses caisses vides, pour éviter la guerre civile. Mais le fonctionnaire d'Etat, que doit-il faire pour ne pas laisser mourir de faim sa famille dont les forces sont déjà si épuisées ?

Croyez-moi, monsieur, nous et les Allemands, nous allons vers une guerre de désespoir. Les vainqueurs devraient enfin voir que le communisme est favorisé par la misère. Que pouvons-nous, pauvres femmes et enfants, à ce que l'empereur d'Allemagne ait poussé notre pauvre vieil empereur à la guerre; un vieillard est facile à persuader. Ils auraient dû enfermer l'empereur Guillaume dans une maison de fous où il aurait eu aussi sa part au soleil, et ainsi nous, pauvres Autrichiens, n'aurions pas été entraînés dans cette guerre

terrible.

Maintenant les étrangers viennent ici et achètent tout ce que nous avons de meilleures marchandises pour quelques misérables couronnes. Eux mangent presque pour rien et nos enfants meurent de faim.

Je suis la veuve d'un ingénieur des chemins de fer de l'Etat, j'ai eu jusqu'au mois de novembre une pension annuelle de 1.800 couronnes. C'est vraiment un miracle que je sois encore en vie.

Ma petite-fille agée de treize ans a eu, il y a deux ans, la fièvre typhoïde. La pauvre enfant ne pesait plus que 18 kilos. Vous pensez quelle peine il a fallu pour guérir l'enfant avec la nourriture que nous avons, du pain à la sciure de bois, point de lait, en un mot rien Et malgré cela l'enfant est guérie, et devenue une grande fille anémique dont les vêtements et le linge sont trop petits pour elle. Le père de l'enfant qui est ingénieur ne peut pas acheter d'habits neufs à son enfant. Moi, vieille femme, je dois aller toutes les semaines et par tous les temps à la campagne pour trouver quelques aliments pour ma petite-fille avec de l'argent et beaucoup de bonnes paroles.

Ma seconde fille a eu après un intervalle de 12 ans un bébé. Vous auriez dû voir les larmes avec lesquelles on accueillit ce nouveau membre de la famille. Autrefois, on se réjouissait de

l'arrivée d'un bébé et maintenant! Nos trois familles doivent s'entr'aider pour pouvoir donner un peu de linge à cet enfant. Je pourrais vous raconter encore bien des choses, et vous dire dans quelle détresse nous vivons. Et nous n'avons pas le moindre espoir que notre situation s'améliore. Envoyez un rédacteur à Linz et qu'il voie les familles de fonctionnaires et note ce qu'il aura vu. Les vainqueurs se rappelleront peut-être que Dieu leur a aussi donné un cœur sensible à la misère. Il pourrait loger chez moi, mais je ne pourrais pas le nourrir, n'ayant rien moi-même à manger.

Je vous prie, Monsieur, de m'excuser de vous faire perdre ainsi votre temps précieux et je vous serais reconnaissante de ne pas mettre mon adresse dans le journal.

P. S.

Je serais particulièrement heureuse s'il se trouvait quelques dames qui voudraient aider ma petite-fille et sa vieille grand'mère par le don de quelques vêtements et un peu de linge. Je voudrais bien pouvoir payer, mais le peu d'argent dont je dispose ne suffit même pas pour nous pro curer des vivres.

Une collecte organisée dans les bureaux du Temps m'a permis d'envoyer à la signataire de cette lettre douloureuse l'équivalent de trois années de pension comme premier secours, avec un rappel discret des traditions françaises d'humanité et de générosité. La Légation de France à Vienne, et s'il m'est permis de trahir à Paris un secret que la reconnaissance des intéressés à

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la femme de notre éminent représentant, Mme LefèvrePontalis, s'appliquent le plus largement possible à soulager discrètement des misères analogues de la classe. moyenne. Pendant toute la semaine de Noël un sapin du Wiener Wald illuminé et décoré aux couleurs françaises a été le centre des ébats de tout un petit peuple. d'enfants de la bourgeoisie ruinée, qui venait chercher dans la maison de France avec quelques jouets, des chaussures et des vêtements. Notre Nord envahi tient à contribuer lui-même à l'action de cette « diplomatie de charité », en envoyant à des prix très réduits des coupons d'étoffes qui feront ici des robes.

Tandis que le président du conseil français, M. Leygues, en saisissant la commission des réparations d'un grand projet de réorganisation de l'Autriche, a témoigné le mois dernier l'intérêt puissant qu'attachait la France à cette œuvre si nécessaire à la consolidation de l'équilibre politique et de l'ordre social en Europe, je voudrais, plus modestement, signaler, en conclusion de ces notes, un mémoire que je viens de recevoir de << l'Association autrichienne pour la Société des Nations >>

Considérant que des personnalités estimées, savants, artistes, musiciens, ayant parfois un nom connu du monde entier, hors d'état de gagner pour elles et leurs familles le prix d'une nourriture modeste et de vêtements indispensables, ne peuvent à plus forte raison assurer à leurs enfants une éducation convenable, cette Association a ouvert, sur l'initiative de son président, l'ancien ambassadeur d'Autriche-Hongrie aux EtatsUnis, M. Dumba, une « section pour l'assistance et l'éducation de la jeunesse ». Cette section recueille, sous le contrôle de l'Etat, des fonds destinés à être prêtés à des enfants, en vue de leur entretien et de leur éducation. Elle tient à la disposition de quiconque s'intéresserait à l'un d'eux tous renseignements sur les sommes nécessaires, l'emploi de l'argent, sa restitution, l'éducation projetée, etc. Elle accepte, en outre, les dons les plus minimes, « la coopération de plusieurs permettant souvent ce qui dépasserait les forces d'un seul ». Voulant que son action « profite non seulement à l'édu cation des enfants mais au rétablissement de meilleures relations internationales, elle se propose de faciliter le contact personnel entre les enfants et leurs bienfaiteurs étrangers; et, priant quiconque pourrait, soit par son argent, soit par sa collaboration, soit par ses relations, aider au succès de son œuvre, elle conclut : «En le faisant, il sauvera peut-être la vie d'un enfant »›.

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MARCEL DUNAN.

Une crise aux Etats-Unis

Les Américains sont en train de se démener avec courage pour tenter de sortir avec le moins de dommages possible d'une crise économique, commerciale et financière dont les effets sont spécialement visibles à la Bourse de New-York.

Cette crise dure depuis plusieurs semaines: les symptômes sont de plus en plus nets et avoués ; chaque jour en fait surgir de nouveaux ; c'est la réadaptation à la vie normale et aux taux et tarifs d'avant-guerre qui commence, mais cette réadaptation n'a pas lieu sans cassures, secousses, faillites, surprises et pertes. Par bonheur, la crise actuelle semble avoir une évolution. relativement lente et les hommes d'affaire les plus importants l'avaient prévue. Ce qui fait que la crise ne prend pas les allures d'un krach, comme le krach américain de 1907. Mais c'est une crise, et nous devons la connaître pour essayer d'en tirer les enseignements

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