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trop violentes qui brisent le cœur s'il réagit; et ils se disaient donc que la rudesse de la joie leur serait épargnée, qu'ils n'en connaîtraient que la douceur, parce que c'était tout ce que leur faiblesse actuelle en pouvait tolérer. Cette fois du moins, leur attente ne fut pas déçue.

Une longue course en voiture, pour la dernière étape de ce voyage infini, berça encore leur sensibilité ct acheva de l'étourdir; et c'était maintenant mieux que de la douceur, c'était un attendrissement calme qu'ils goûtaient. Eux qui n'avaient pas le don des larmes, ils sentaient qu'elles étaient au bord de leurs paupières, toutes prêtes à couler quand il faudrait. Dès à présent, un rien les eût fait jaillir, et elles n'eussent pas été avares comme celles qui suintent du rocher de Castalie, que Rex, pour les faire boire à son père, avait recueillies jadis patiemment dans ses petites mains réunies et

creusées

Lorsqu'ils arrivèrent à Sils-Maria, la nuit était déjà tombée et leur cachait ce qu'il y a toujours d'un peu trop formidable et de banal dans le grandiose d'un paysage suisse, cette sorte de beauté horrible que ni l'un ni l'autre n'aimaient. Les ténèbres faisaient plus et mieux elles supprimaient toute espèce de décor et de cadre, tout l'accessoire importun, pour ne laisser subsister que l'essentiel et presque l'immatériel de l'épiphanie. Madeleine et Philippe ne virent pas plus la maison de leurs hôtes, tout enveloppée d'ombre ct, à l'intérieur, assez pauvrement éclairée, qu'ils n'avaient pu voir le paysage environnant. Ces braves gens euxmêmes eurent le tact de ne se montrer qu'un peu plus tard. Ce fut une servante qui conduisit les voyageurs, et la lampe qu'elle portait devant eux, tandis qu'ils montaient l'escalier, n'éclairait que les marches, non point la rampe ni le mur. Elle les mena jusqu'à la chambre où Rex était couché, trop faible pour rester debout si tard. Et là encore le clair-obscur ne leur permit de voir que ce qu'il fallait voir : la figure de Rex, parmi la blancheur illuminée de son lit. Rex ne craignait pas cette vive lumière il n'avait pas trop mauvaise mine; puis, il était si bien arrangé dans ce lit blanc qu'on ne pouvait d'abord, en entrant, voir ni soupçonner sa mutilation.

La servante avait déjà disparu. Tous trois, seuls, se regardaient. Ils n'avaient pas dit de ces mots trop inégaux à de telles rencontres, parce qu'ils n'avaient pas dit un seul mot. Ils n'éprouvaient le besoin de rien se dire. C'est de se regarder, de se regarder encore qu'ils n'étaient jamais rassasiés. C'est par la vue, par la vue seule, que Philippe et Madeleine reprenaient possession de leur fils et qu'il reprenait possession de son père et de sa mère. C'est à leurs yeux plus qu'à leur cœur que, pour commencer, il était rendu. Cependant, comme ils ne pouvaient pas ne rien dire, ils souriaient, et leur sourire en disait assez : il disait leur contentement, et leur étonnement aussi; car tous trois certainement avaient craint d'être terrassés par la force de leur joie, et trop brutalement heureux pour pouvoir être contents. Mais ceci d'abord avait suffi pour dissiper la terreur Philippe, de voir que Rex avait toujours son sourire d'enfance et de malice. C'était bien l'enfant qui lui avait été repris, et l'enfant qui lui était rendu. Et par instinctive imitation, lui qui avait aussi, encore, des expressions si jeunes de physionomie, il se mit à sourire comme un enfant à son enfant retrouvé.

de

Cette entrevue, dont la pénombre atténuait tous les excès possibles de pathétique, et que ramenait à une mesure humaine la fatigue de Philippe, de Madeleine, du blessé, eut encore le mérite d'être courte. Il fallait laisser reposer Rex, qui n'était plus habitué à veiller si tard, même dans son lit, et les voyageurs exténués avaient besoin de sommeil. Ils ne sentaient plus cepen

dant leur lassitude. Tant d'heureuses surprises, la disproportion inespérée d'une joie si paisible avec le trouble étourdissant qu'ils avaient longtemps redouté, apaisaient enfin leurs nerfs; ils étaient comme dans un état d'innocence et de bonté quand ils se retirèrent dans leur chambre, tout à côté de celle de Rex, et séparée par une mince cloison: Rex ne pouvait faire un mouvement qu'ils ne l'entendissent. Dès qu'ils furent seuls ensemble, ils recommencèrent de prendre garde aux objets, et ils cessèrent de n'avoir des yeux que pour voir leur enfant.

Cette chambre était simple et parée naïvement, plutôt dans le goût anglais que dans le goût de Munich. Philippe reconnut même une toile à fond blanc, semée de chrysanthèmes jaunes et roses échevelés, qu'il.se souvenait d'avoir aimée à Paumanock house. C'était un grand rideau double, qui masquait une large baie vitrée, en face des deux lits jumeaux. Philippe soupçonna que cette fenêtre était orientée au mieux pour mettre le « panorama » en valeur; mais il put différer jusqu'au lendemain d'admirer le point de vue, car la nuit était parfaitement obscure. Une providence, cette fois bienveillante, lui épargnait décidément tout ce qui aurait pu divertir sa joie et choquer son goût, même la beauté désolante du clair de lune sur les glaciers. Il se coucha fort tranquillement. Il ne fit aucun rêve.

Il s'éveilla même assez tard, et fut honteux d'entendre Rex déjà remuer dans la chambre voisine. Il le fut bien davantage, mais bien content lorsqu'il le vit paraître, tout prêt à sortir, bizarrement vêtu, moitié d'effets militaires et moitié d'effets civils. Son veston, jeté sur l'épaule comme le portent les ouvriers italiens, dissimulait sa mutilation : Philippe et Madeleine auraient pu douter. Il avait aussi le visage, le teint, des allures si différentes de ce que la lettre de Lembach leur avait donné à présumer, qu'on ne savait plus que croire. Il était allègre comme un collégien en vacances à qui on a promis une partie de campagne, et qui vient tirer du lit son père trop paresseux qui ne s'est pas levé à temps.

Ce fut Rex qui écarta la grande draperie de chrysanthèmes; car Philippe n'y avait pas songé : le jour pénétrait par toutes les fentes et à travers les rideaux fermés dans la chambre gaie et claire. Madeleine et Philippe s'approchèrent de la fenêtre. Il y avait bien un « point de vue », mais moins arrangé qu'ils ne craignaient. La maison où ils logeaient, pareille extérieurement à toutes celles du village quoiqu'elle en fût isolée, était blanche, un peu blafarde, avec des persiennes brunes, sans aucun ornement sur le crépi de la façade, coiffée d'un toit à double pente qui faisait une saillie presque aussi forte qu'aux maisons normandes; et elle était perdue parmi les mélèzes. Cependant, juste vis-à-vis, on apercevait entre les branches le pic de la Margna, que Rex déclara l'un des plus beaux de l'Engadine; mais Philippe, qui n'était pas l'homme des montagnes, avoua que tous les pics lui semblaient pareils, comme nous semblent identiques tous les individus des races animales, et même des races humaines qui ne nous sont pas très familières.

Rex, par plaisanterie, fit la mine boudeuse des gens qui exigent que l'on admire sans réserve les lieux dont ils font les honneurs. Puis, d'un air mutin d'autorité, il avertit ses parents qu'il faisait chaque jour à cette heure, par ordonnance des médecins,, une promenade, et que, personne n'étant prêt, il allait, comme d'habitude, la faire tout seul. Philippe eut alors un véritable accès de désespoir, exactement comme il y a trente-cinq ans, à Oxford, quand l'autre Rex lui disait, avec une imperturbable gravité :

Réellement, Philippe, puisque vous n'êtes pas encore prêt, j'irai seul au Parsons' pleasure.

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Mais Rex Lefebvre n'était pas capable de garder son sérieux aussi bien que Rex Tintagel, et il éclata de rire quand il vit son père se dépêcher. Quant à Madeleine, elle usa du même subterfuge qu'autrefois, ct pour les laisser tête à tête, elle feignit qu'elle eût cent choses à ranger, qu'il lui fût absolument impossible d'être prête avant le déjeuner de midi. Ils sortirent donc seuls, comme sept années auparavant, lors de leurs vacances à l'île de Wight. Le souvenir en était si naturel qu'ils l'eurent tous deux en même temps. Ils se regardèrent en souriant; mais, comme ils n'avaient pas encore repris l'habitude de se passer des paroles pou se communiquer l'un à l'autre, Rex dit avec impétuosité:

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d'abord, comme pour netterie; puis son souevint énigmatique; et le tête.

mais ils ne s'étaient levant eux.

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it Rex.

rit, et ils aperçurent es dont les pentes ne .ent qu'elles allaient at Locs étaient au beau milieu ciel au point juste qu'il fallait e en scène. Rex alors fit signe coir sur un roc non moins abrupt ais que la nature avait exprès taillé leur offrir des sièges. Un ruisseau coulait à leuieds vers le lac et faisait tout près de là une petite cascade. C'était le seul détail petit de ce paysage trop grand, et il avait un charme, tandis que tout le reste manquait de mesure et de grâce. Philippe se ressouvint qu'à Wieliczka, le jour qu'il venait d'apprendre la guerre certaine et proche, il avait ouvert la fenêtre et qu'au lieu du miroir d'eau romantique où flottaient des cygnes endormis, il avait cru voir un de ces parterres à la française bien ordonnés où jadis Rex enfant jouait. Il fut à demi l'ouvrier, à demi la dupe, non pas involontaire, d'un pareil prestige. La présence de ce jeune homme, son fils bien-aimé, la vue de ce ruisseau lui suffirent pour qu'à ce chaos de rocs. et d'arbres foudroyés son imagination substituât l'aimable campagne décrite en ces premières pages du Phèdre qu'il savait par cœur.

...Détournons-nous de ce côté, suivons le cours de l'Ilissus; puis, où il nous plaira, pour nous reposer, asseyons-nous. C'est une chance que je suis nu-pieds!

Car toi, tu l'es toujours. Nous allons pouvoir marcher dans l'eau et nous mouiller les pieds, cela n'est pas désagréable à cette heure du jour et de l'année... Vois-tu, ce grand platane? Là, il y a de l'ombre, une brise modérée, et de l'herbe pour nous asseoir ou, si nous aimons mieux, pour nous étendre... La source est froide, l'air est tout chargé de parfums, l'été strident vibre dans la chanson des cigales. »>

Rien ne ressemblait moins que les choses environnantes à cette ravissante peinture, et Philippe sans doute allait s'en apercevoir, quand Rex lui dit :

C'est ici même, père, que Frédéric Nietzsche conçut le retour éternel.

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Philippe crut entendre, au lieu de ces mots, ceux-ci : « Dis-moi, ô Socrate, n'est-ce pas ici quelque part sur les bords de l'Ilissus que Borée, dit-on, enleva l'Orithye? — On le dit. — N'est-ce pas ici même ? L'eau est plai-. sante, pure, transparente et la rive semble se prêter au Non, mais c'est un peu plus jeu des jeunes filles. bas, à deux ou trois stades environ, où l'on passe lorsque l'on va au temple de la Chasseresse. Il y a même de ce côté un autel de Borée. Dis-moi, par Jupiter, ô Socrate toi, crois-tu que cette histoire fabuleuse est vraie... >>

--

Cette dernière réplique devait suggérer à Philippe l'idée de dire :

- Qui t'a donné, à dessein, un renseignement inexact, en l'avouant tel ?

Comme il le disait, il sentit que Rex allait répondre : «< Lembach », et il en fut d'avance si gêné qu'il aurait voulu, mais trop tard, retenir sur ses lèvres cette question qui allait pour la première fois faire tomber entre eux le nom de l'ennemi. Rex, naturellement, répondit : Lembach...

Mais il ajouta, en souriant, ces paroles de Nietzsche lui-même :

-

Ce n'est pas pour rien qu'un peuple s'appelle « le peuple trompeur ».

La citation pouvait servir d'entrée en matière à l'une de leurs coutumières causeries, familièrement élevées, et ils ne désiraient rien davantage; car leurs intelligences avaient hâte de reprendre le contact; pourtant, le premier effet en fut tout autre. Ils s'avisèrent ensemble qu'une sorte d'exposition, comme dans les pièces, semblait être indispensable; qu'il leur fallait se raconter tout ce qui s'était passé depuis leur dernière entrevue, à la veille de la Marne, au moins dans leur esprit et dans leur sensibilité : de quelle manière, nécessairement différente, les avaient affectés l'un et l'autre tous ces événements, à une si grande distance et dans des conditions si dissemblables; ce que Rex prisonnier en

(1) Vie de Frédéric Nietzsche, par M. Daniel Halévy.

avait su; enfin qu'ils devaient, avant de pousser plus loin,« se mettre au courant », selon l'expression vulgaire. L'immensité fastidieuse de cette tâche les découragea d'abord, et fut cause qu'ils ne l'entreprirent ni même ne l'effleurèrent pas. Ils se fièrent sur les hasards de leurs conversations prochaines pour les informer petit à petit et refaire l'histoire ancienne par bribes. Ils n'étaient ni l'un ni l'autre de ceux qui regardent en arrière méthodiquement. Leur mémoire était un jardin à peine fané où volontiers ils se promenaient si elle était devenue un casier de fiches, ils s'en fussent détournés avec ennui. « Quand as-tu appris notre victoire ? Que t'ont-ils révélé de Verdun ? » De telles questions étaient, aux yeux de Rex comme à ceux de Philippe, maintenant oiseuses. Une seule intéressait le père, qu'à la vérité il avait déjà posée timidement; il avait reçu, mais sans précision, la réponse qu'il souhaitait.

<< Cette fois-ci, est-ce pour ne plus nous perdre que nous nous sommes retrouvés ? >>

Et Rex avait fait signe que oui.

C'est à cela que Philippe avait hâte de revenir. Une sorte de pudeur de l'ordre l'empêcha d'y courir d'abord, et retint de même Rex, qui pourtant n'avait pas moins de hâte de se livrer. N'était-ce pas aussi se donner à eux-mêmes la meilleure preuve que rien ne les menaçait plus et qu'ils avaient toute la vie devant eux, de se rappeler à propos cette parole du Sage : « Nous sommes de loisir, et l'homme libre doit être non l'esclave, mais le maître des discours? >>>

Les deux noms qu'ils venaient de prononcer leur indiquèrent leur voie. Ils parlèrent de Frédéric Nietzche et de Lembach, mais de Lembach au sujet de Nietzsche seulement. Ils admirent, comme un symbole approximatif de l'éternel retour, que, grâce à des circonstances extraordinaires, le même apôtre eût prêché la doctrine de Zarathustra au père, puis, trente-cinq ans plus tard, au fils. Philippe Lefebvre avait été certainement le premier d'entre les Français à connaître l'existence et à lire quelques pages de Nietzsche. Il avait devancé M. Taine. A cette époque, l'auteur de Humain, trop humain était inconnu ou méconnu, même en Allemagne, et perfidement critiqué, dans le Journal de Bayreuth, par une plume anonyme, qui était probablement celle de Richard Wagner. Rex apprit à son père que les temps étaient bien changés et que la lecture du guerrier allemand, du guerrier intellectuel bien entendu, c'était bizarre assemblage Nietzsche et l'Ancien Testa

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ment.

Philippe ne s'en étonna point. Il avait toujours considéré le philosophe-poète de Par-delà le bien et le mal, en dépit de ses diatribes contre la Germania et d'une admiration de cabinet pour la France, comme le type même de « l'Allemand impérial », le messie et le moraliste, ou l'immoraliste, de la nouvelle Allemagne. Mais il instruisit son fils que les chroniqueurs, sinon les penseurs français, s'y étaient laissé prendre, et que l'on passait à présent pour un chauvin obtus si l'on ne niait point le germanisme foncier, transcendant de Frédéric Nietzsche, si l'on manquait de coeur jusqu'à n'être point touché par les larmes qu'il a, dit-on, versées en 1871, en apprenant de Jacob Burckhardt la fausse nouvelle de l'incendie du Louvre.

Il rappela Rex le savait, mais n'écoutait pas moins son père avec la charmante modestie d'un écolier docile et respectueux- que lui-même, violemment séduit par Nietzsche, s'en était détaché une première fois, irrité de le voir à la mode et travesti, devenu « le Nietzsche des salons ». Puis il reparla de Lembach ; et en tremblant un peu, car c'était pour éprouver Rex, pour obtenir une réponse plus catégorique à la question tout à l'heure posée, il dit comment l'élève, en leurs entretiens d'Oxford l'avait gagné à la doctrine du maître : c'était

en lui répétant à satiété les formules injurieuses que le prophète de l'Antechrist a prodiguées contre « la religion des femmes et des esclaves >>.

Quelles faussetés, dit Rex, que ces généralités ! Qu'est-ce que « les esclaves » ?... Et même, qu'est-ce que <<< les femmes >> ?

Il ajouta, plus bas, plus lentement, et comme s'il avait conçu sa pensée à mesure qu'il l'exprimait :

Les hasards et les catastrophes permettent rarement que le même homme naisse, vive et meure dans la même... condition... Il est certaines déchéances... morales ou... physiques... qui rendent un fils de roi pareil aux fils d'esclaves... Adoptera-t-il, pour cela, fatalement, la religion des esclaves... même si, au temps de sa royauté précaire, il l'a un moment souhaité ?

Philippe sentit que Rex venait une seconde fois de répondre à sa secrète interrogation. Il lui posa la quesune troisième fois, sous une autre forme, plus

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directe :

- On a cependant prétendu, fit-il, que la guerre avait suscité un renouveau de foi parmi les combattants. Rex haussa légèrement les épaules et repartit, d'un air indifférent, ou peut-être hostile :

Au commencement, oui... Mais elle a duré trop... Elle a détruit, à la longue, ce qu'elle avait.. ébauché... Il a y eu trop de souffrances, d'horreurs... On ne fait. pas naître, de tant de maux, la croyance à un Dieu de bonté... Pas plus que, de la pratique du péché, on ne fait sortir la morale du bien.

La réponse était plus claire encore, et transparente l'allusion aux tourments passés de sa conscience et aux perversités de la Tverskoi. Il était délicat, embarrassant, surtout en une première rencontre, de maintenir la conversation sur ce terrain. Aussi Rex, avec son agilité coutumière, feignit-il de la détourner aussitôt ; mais il ne faisait en réalité, que suivre une association d'idées toute naturelle quand, après avoir pensé sans le dire le nom de Lydie Tverskoi, il dit, d'un ton enjoué :

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Des comptes? dit en riant Philippe.

Oui... Lors de notre dernier entretien... le jour que je suis parti... je t'ai... en te remettant quelques papiers... exprimé, comme on dit, mes suprêmes volon tés... Oh! ce jour-là, je me serais bien gardé d'user de si grands mots. Je le peux, aujourd'hui, justement parce qu'ils n'ont plus aucune raison d'être... Ils ne sont plus de mauvais augure... As-tu... fidèlement accompli... tout. ce que j'ai osé te demander, papa? Tu sais, ce n'est pas que j'en doute, au moins.

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ton fils. C'est la seconde fois que tu désires publier ce sa mémoire; et Rex le pouvait sans doute, car il réqu'il a écrit... et la seconde fois qu'il va te prier... d'at-pondit :

tendre.

Tu ne renonces pas... ?

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Non... Au contraire... Ecoute.. J'ai beaucoup réfléchi, naturellement - qu'est-ce que je ferais? à l'avenir que peut encore me permettre d'envisager... l'état... où tu me retrouves... Oh! ne me plains pas ce n'est pas un avenir si noir... Un peu amoindri, voilà tout... Pas tout à fait celui que j'avais rêvé. Je pensais, comme les jeunes hommes... de toutes les générations... que ceux de la génération précédente, de la tienne, de la tienne, n'avaient pas fait leur tâche et que nous la ferions mieux. Cet orgueil est si universel et si naïf qu'il devrait être véniel. Le mien a été cependant puni. Ce n'est pas moi qui accomplirai ta besogne, parce que... (pour la première fois il sembla faire, d'un regard tourné vers son épaule, allusion à son corps mutilé) parce que, pour agir c'était notre mot favori...

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Et le nôtre, murmura Philippe.

Pour agir... même rien qu'en écrivant, en faisant des livres, de la littérature... d'imagination... pour agir, il faut avoir ses deux bras... Oh! je t'en prie... Je sais très bien que je ne suis pas du tout un homme fini. Tu as eu hier soir une bonne surprise, en me voyant si bien; et l'impression est encore meilleure ce matin, n'est-ce pas? Je ne suis pas fini, mais... diminué: je te demande pardon de cette répétition de mots, puriste!... La sa-. gesse est de borner mon ambition. J'ai encore beaucoup de bonheur possible. J'ai besoin de ménagements. Je travaillerai à mes heures. Je m'ornerai l'esprit. Je serai spectateur c'est drôle, juste le contraire de ce que : j'avais rêvé. Et c'est toi que nous accusions de dilettantisme!... Je veux très bien administrer ma carrière. C'est pourquoi, entre parenthèses, je ne me soucie pas du tout d'une publication hâtive... de mes anciennes œuvres posthumes. Je veux d'abord y regarder moimême, je n'ai aucune confiance en toi...

Il se tut, un moment, puis:

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Je n'ai pas l'intention de laisser ta race s'éteindre. Il est possible que je ne sois pas destiné à faire de très vieux os; mais, en conscience, j'ai le droit de me marier... Je peux encore plaire, malgré... Je suis intéressant... Et puis... la figure n'est pas mal... je t'ai toujours ressemblé... Je te jure que tu auras un petit-fils. Moi, je suis hors de course. J'ai laissé tomber le flambeau, ramasse-le tu le lui remettras un jour. Tu peux encore le tenir très longtemps. Tu es si jeune, papa! Comme tu es jeune!

Si subtile que fût l'ouïe du père, le fils était si maître de sa voix, qu'il fut impossible de surprendre la plus imperceptible amertume dans ces derniers mots, les seuls qui en auraient pu trahir. Une singulière douceur enveloppait cette confession tendre et raisonnable, et Philippe en était profondément ému, mais non pas ému aux larmes. Cette résignation sans phrases, dépourvue de tout mysticisme et de toute religion, dépourvue même de sublime, cette sagesse si humaine, capable de s'adapter, de s'accommoder à ce que Philippe hier con sidérait comme une infortune pire que la mort, et d'en faire encore un peu de bonheur, tout cela était d'une mesure, d'une grâce si achevée qu'il y avait comme un contraste offensant avec le colossal du paysage. C'est bien ici qu'un Nietzsche devait pousser des sanglots et des cris en rêvant le retour éternel, mais comment Rex y avait-il pu songer aux choses qu'il venait de dire, et

maintenant les dire?

Ainsi que pour chasser les importunes images actuelles, les images d'autrefois se pressaient dans la mémoire de Philippe. Il balbutia : « Te rappelles-tu ? »> sans dire quelles choses, comme si Rex eût en ce moment pu parcourir avec lui ce beau livre d'images de

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Je me rappelle tout.

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— «< Mais il ne connaissait pas, oh! le pauvre enfant touché par la mort,

<< Il ne connaissait pas le cœur de l'étranger qui veillait sur lui.»

Il regretta d'ailleurs cette ingénieuse courtoisie; car, au lieu de la froideur décente qu'il eût préférée, elle donnait une note d'émotion trop vive, et elle faillit anéantir toutes les faibles velléités de tact et de discrétion

qu'avait pu avoir Lembach. Mais Lefebvre, par réaction, redevint maître de lui, et puisque le dialogue ne pouvait tourner court, il le remit dans le ton qu'il fallait.

Il posa deux ou trois questions assez banales sur le pays, sur le philosophe de Sils-Maria, et le docteur y répondit un peu comme un cicerone qui récite une leçon apprise. Il aurait bien voulu savoir si Ashley Bell-était venu mourir en France, mais ne le demanda point; il ne voulait provoquer surtout aucune allusion à Oxford. Il ne les évita pas, et ce fut l'ennemi qui prononça le nom de l'ami, de Rex Tintagel. Alors, par esprit de revanche, par besoin de justice, d'équilibre, Philippe décida soudain et librement de revoir l'ami, puisqu'il avait été contraint de revoir l'ennemi. Sa résolution de principe fut prise à cette minute même, quoiqu'il ne sût guère encore comment il la pourrait exécuter.

Le docteur reconduisit le père et le fils jusqu'assez près de la maison, puis s'esquiva, point trop tard. Il eut seulement tort de gâter l'à-propos de sa retraite en disant explicitement, au lieu de le sous-entendre :

Je sens que je vais devenir fâcheux. Philippe et Rex firent quelques pas en silence. Puis ils se regardèrent; et comme Rex souriait avec tendresse ironique, Philippe lui demanda pourquoi il souriait. Il répondit :

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Tu as été très bien, tu sais. Il ajouta, comme un refrain:

Que tu es jeune, papa!

Philippe ne put empêcher son visage de se contracter un peu douloureusement. Il se rappelait un mot admirable qu'il avait lu dans un livre (1): mot d'un-simple paysan, dont le fils était mort à bord d'un sous-marin englouti, et qui, étonné d'éprouver un sentiment de respect pour l'enfant né de lui, disait :

Il me semble que mon fils est devenu mon père. (A suivre.) ABEL HERMANT.

(1) M. Hugues Le Roux, Te souviens-tu ?

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LETTRES

Feuillets de la Semaine

Les Académies

Les premières missions organisées en Syrie sous les auspices du général Gouraud et de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, ont donné de très heureux résultats dont quelques-uns furent indiqués vendredi à l'Institut par M. Virolleau, chef du service des antiquités de cette région si riche en monuments du passé.

Le dégagement de l'Acropole de Omm-el-Amad, la restitution du palais à colonnes des Seleucides ont été l'ouvre principale de M. Eustache de Lorey. Mme Denyse Le Lasseur, aux environs de Tyr, a mis au jour certains vestiges d'édifices phéniciens au milieu desquels elle a trouvé des bijoux en or et ambre, des verreries irisées sorties des ateliers réputés de Tyr et de Sidon, d'intéressants spécimens de céramiques grecque et phénicienne, enfin un hypogée dont tous les murs étaient décorés de peintures d'une surprenante fraîcheur de coloris. M. Maurice Pezard a retrouvé la muraille de la forteresse hetéenne de Kadesh, ainsi que le canal, aujourd'hui comblé, mais parfaitement reconnaissable et qu'il sera facile de dégager, qui ferme la forteresse au sud et à l'ouest; il a mis au jour de nombreux et importants documents dont it entretiendra prochainement l'Académie.

Autour du troisième centenaire de Molière

Les Etats-Unis, comme on sait, se préparent à célébrer par de grandes fêtes, le troisième centenaire de la naissance de Molière. Au cours de sa visite en France, M. N. Murray Butler, au nom de l'Académie américaine, a demandé à l'Académie française de s'y faire représenter par un délégué qui n'est pas encore désigné.

Les Anglais veulent également commémorer cet anniversaire important. La British Academie vient, à ce propos, de solliciter personnellement une personnalité éminente des lettres françaises de vouloir bien prendre la parole sur Molière, à Londres, dans le courant du mois de janvier prochain.

Une exposition de souvenirs moliéresques s'ouvrira à la même époque dans la grande salle de la Cour des Comptes et dans le foyer du public à la ComédieFrançaise. C'est M. Coüet, le bibliothé caire du théâtre, qui l'organise.

Enfin, M. Emile Fabre se propose de jouer vingt-six pièces de Molière, cette saison. On a ainsi repris cette semaine les Fâcheux. L'administrateur a déclaré lui-même que c'était un effort considérable.

Il a profité de l'occasion pour répondre à une observation faite dans l'Opinion. On s'est étonné, a-t-il dit, que dans ces quinze derniers mois, la Comédie-Française n'ait monté que peu d'œuvres nouvelles ; c'est qu'elle préparait les fêtes de Molière. D

Nous nous permettrons de répondre à notre tour à M. l'administrateur que son excuse est mauvaise, car, malgré le Souci que lui donnait la préparation de ces spectacles extraordinaires qui devraient être d'ailleurs les spectacles ordinaires de la Maison de Molière, il a bien trouvé le temps de produire une suite ininterrompue de reprises, dont quelques-unes ne s'imposaient point.

Un nouveau livre sur Molière vient de paraître Les premières de Molière, par M. Henry Lyonnet, avec une préface du comédien Jules Truffier.

Collaboration

M. Pierre Loti n'avait jamais collaboré, sauf au théâtre. Son dernier livre : Suprême Vision d'Orient porte pour la première fois une double signature. Il est de Pierre Loti, de l'Académie française, et son fils Samuel Viaud ».

Nous avions vu déjà collaborer, au cours de ces dernières années, à la même œuvre littéraire un mari et une femme (M et Mme Jean Richepin), deux frères (Jean et Jérôme Tharaud, Marius-Ary Leblond); mais jamais encore un père et son fils.

Offres de services

Un de nos amis a reçu ces jours derniers un prospectus émanant d'une maison nouvelle d'édition de la Butte, qui a pris pour titre le « Nouveau Mercure ». Ce papier annonce la publication prochaine de l'ouvrage illustré d'un poète. Il se termine par un bulletin de souscription. Les souscriptions doivent être adressées à l'auteur même qui accompagne la feuille imprimée d'une lettre manuscrite dans laquelle il sollicite, avec beaucoup de correction et très simplement, que l'on veuille bien acheter son ouvrage.

Nous ne jugeons pas le procédé qu'il n'est point dans nos intentions de blâmer ou d'approuver. Nous le constatons en remarquant que ce n'est pas la première fois que l'on l'emploie. Se généralisera

t-il ?

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La Bulgarie vient de perdre son poète national Ivan Vazoff, dont elle avait célébré, l'année dernière, le jubilé. L'auteur de Sous le Joug et de Plaines et forêts était âgé de 71 ans.

Il joua au cours de sa carrière, un certain rôle politique. En 1913, ainsi, il parla en plusieurs circonstances aux étudiants, pour les encourager à se battre contre les Serbes. Au mois de mars 1914, lors du procès du général Savoff, il prit sa défense dans une lettre fameuse où il disait : « Comme dans le cirque romain, je lève mon pouce pour

demander grâce à la nation souveraine. »

Cette déclaration avait produit dans le public une très vive impression. La défaite de sa patrie avait profondément touché ce vieillard, qui demeurera un des plus grands noms des lettres bulgares.

Découverte de manuscrits

Trois manuscrits du célèbre poète écossais Robert Burns, viennent d'être découverts à Dunfermline et leur authenticité ne semble pas douteuse.

Le premier est une lettre qui renferme un poème de quatre stances. Le second manuscrit est un poème. Quantau dernier, c'est une élégie dédiée à Mrs Dunlop.

Les conséquences

de l'affaire Goncourt Lord Esher, qui, pendant la guerre, vit bien des choses et bien des gens, a écrit un journal. Songeant que la publication de ce document présenterait actuellement de sérieux inconvénients, il avait résolu de le léguer au British Museum en prescrivant qu'il ne fût pas communiqué au public et publié avant une période de temps déterminée.

Mais combien de temps? La question en est là et lord Esher recevait et sollicitait sur ce point des conseils quand éclata en France l'affaire de la non publication du journal des Gon

court.

Ceux qui désireraient connaître, sans trop attendre, le journal de lord Esher en ont profité aussitôt pour lui représenter les inconvénients qu'il y a à laisser à d'autres qu'à soi-même le soin de publier ses propres mémoires..

Bref, lord Esher qui, jusque-là semblait bien résolu à n'autoriser cette publication qu'après sa mort, a été ébranlé et sans doute va-t-il prendre une décision nouvelle.

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M. Pierre Lalo, qui est un homme infiniment estimable et qui avait jadis bien des amabilités pour l'Opéra, a l'habitude de ne plus rien écrire d'aimable sur ce théâtre depuis déjà quelques années. Il vient encore dans le Temps du 20 septembre, de nous répéter que la salle de l'Opéra est grande, très grande, trop grande, et que les ceuvres les meilleures y réussissent moins que dans les petites salles.

C'est un vieux transatlantique que M. Lalo nous sort là. Berlioz l'a lancé au

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