ne s'en soucie nullement. Et puis, avant de le lire, il y a une formalité à remplir: il faut apprendre son vocabulaire. M. Seillière crée des mots, et qui ne sont pas tous délicieux rousseauisme, par exemple (pour désigner ce qu'est devenue la doctrine de Rousseau dans l'esprit de ses contemporains); d'où rousseauiser et même dérousseauiser; mais surtout M. Seillière attribue à des termes déjà existants comme impérialisme ou romanesque des sens particuliers qui font amphibologie. Bref, il n'y a aucune chance (Dieu merci !) pour que sa terminologie soit acceptée et les mots spéciaux qu'il emploie sont un peu comme ces jetons de jeu qui n'ont de valeur qu'à l'intérieur du cercle; mais il a l'exemple de Kant pour lui. Enfin, il a besoin d'un très grand nombre de pages pour exposer sa pensée, et il a déjà édifié une véritable pyramide de de volumes in-octavo. Si bien que M. René Gillouin vient de lui rendre un grand service en condensant ses très intéressantes idées en un livre auquel, semble-t-il, rien d'essentiel ne manque. Enfin M. Julien Benda a publié en 1918 son Belphégor. Comme M. Charles Maurras, M. Julien Benda compte parmi les meilleurs écrivains de ce temps. Lui aussi, il analyse les ravages du romantisme, mais sur la société contemporaine, et il garde si soigneusement d'employer la terminologie des autres théoriciens du romantisme qu'il ne consent pas même à user de ce mot Il est d'ailleurs à noter que MM. Maurras et Lasserre d'une part, Seillière de l'autre, et enfin M. Benda, travaillent comme si des cloisons étanches les séparaient et affectent de s'ignorer, sinon de se dédaigner remarquablement. Peut-être me trompé-je, mais je ne crois pas que M. Seillière ait jamais prononcé le nom de MM. Maurras et Lasserre. En revanche, si son interprète, M. Gillouin, fait quelque allusion à la doctrine historique de l'Action française, c'est pour relever durement un trait certainement un peu aventuré, mais qu'il a tort d'isoler du contexte, (p. VII, note). Et M. Benda ne sort qu'une fois de sa réserve à l'égard de l'école de Maurras c'est pour lui lancer (sans la nommer, au reste) un trait fort pointu et d'ailleurs le plus spirituel du monde, en l'accusant de faire paraître un véritable. <<< romantisme de la raison >>. X Le système de M. Ernest Seillière, qui est des plus excitants pour une imagination d'historien, est extrêmement large. Il n'y aurait aucune utilité à le résumer après M. René Gillouin qui l'a fort clairement exposé ; je préfère attirer l'attention sur un point essentiel par lequel il diffère de celui de l'Action française. M. Maurras et M. Lasserre admettent que le romantisme (1) a été importé de l'étranger à la fin du XVIIIe siècle; aussi rejettent-ils le romantisme, notamment, au nom du nationalisme intégral. Mais M. Seillière regarde le romantisme comme un des aspects intermittents de l'âme française à travers les âges, et il entreprend de l'étudier depuis les origines. Bien entendu, s'il n'est pas toujours aussi complètement informé historiquement qu'il faudrait, nous ne lui en voudrons pas. M. Henri Brémond, l'unique explorateur qui ait eu l'héroïsme de se lancer à travers la redoutable littérature dévote du XVIIe siècle, pourrait seul parler avec une entière compétence du mysticisme religieux au temps des classiques. Souhaitons, d'autre part, qu'un candidat au doctorat choisisse pour thèse (1) Sur les divers sens que l'on attribue à ce mot (et c'est pourquoi toute enquête sur le romantisme offre invariablement des résultats si confus), voir l'Opinion du 21 mai 1921. Nous ne lui donnons ici ni l'acception qu'il a pour les professeurs de littérature, ni celle que lui donnent beaucoup de gens en l'opposant à classique, qui pour eux signifie exemplaire, à peu près comme sublime s'oppose dans les manuels à beau. le beau sujet que M. Seillière a cru pouvoir traiter en un fort mince volume (1) la conception de l'amour, du moyen âge au XVIII° siècle ; le sujet est mûr, comme on dit, et on en pourrait faire un livre délicieux. M. Seillière du moins en a indiqué le sens et tracé les grandes lignes: il faudrait les reprendre, les ajuster et les rectifier. On peut d'ailleurs faire à M. Seillière toutes les objections de fait qu'on voudra : les conditions historiques intéressent assez peu ce philosophe de l'histoire (et c'est fort défendable, nous le verrons tout à l'heure). Ouvrons quelque volume de lui, ou l'ouvrage de son interprète. On nous y assure, par exemple, conformément à la doctrine ordinaire, que l'origine de la conception platonicienne de l'amour est en Orient. Mais est-ce à dire qu'on va chercher et indiquer les conditions historiques dans lesquelles Platon a pu connaître des sources orientales? Nullement. Il suffit qu'il existe une conception antérieure à celle de Platon et qui lui ressemble, pour que M. Seillière s'assure que les idées platoniciennes en dérivent. Continuons: « A la source de toute mystique européenne, on rencontre Platon. »> Quoi? nos mystiques religieux et jusqu'aux profanes, au moyen âge, se sont inspirés de Platon ? L'ont-ils connu ? Voyons cela. Mais l'auteur se contente de nous exposer que la mâle conception platonicienne de l'amour, féminisée, érotisée par les Alexandrins se retrouve (avec quelques caractères spéciaux) dans la poésie lyrique provençale dès la fin du XIe siècle. Comment, en fait, la liaison des troubadours avec les philosophes d'Alexandrie a pu se faire, et si réellement elle s'est faite, il ne s'en préoccupe nullement. Ces exemples, pris un peu au hasard, sont assez mal choisis; on en trouverait de plus significatifs, si l'on avait le livre sous les yeux, à propos des rapports de la doctrine de Rousseau et du mysticisme religieux. Mais ils suffisent à nous indiquer la position de M. Seillière à l'égard de l'histoire ; M. Gillouin nous la marque ainsi : Jacques Rousseau, on peut se placer à deux points de vue: En présence d'une personnalité comme celle de Jean celui de l'amateur d'âmes et celui de l'historien des idées (2). Du premier point de vue on s'efforcera de pénétrer dans l'intimité de la personne et de la saisir dans son originalité (...), sans faire entrer en ligne de compte aucune considération d'origine ou de résultat, d'influence exercée ou subie, et comme si une personne humaine était un absolu ou un premier commencement. Du second point de vue, au contraire (celui de M. Seillière), on considérera l'œuvre et l'homme comme une sorte de lieu de passage pour des courants d'idées et de sentiments, qui peuvent bien recevoir du génie une force, une ardeur, des couleurs nouvelles, mais qui lui préexistaient et qui lui survivront, et c'est en fonction de ces courants d'idées et de sentiments qu'on essaiera de définir la nature et l'action de l'homme et de l'œuvre. M. Seillière considère que les courants d'idées existent en dehors des individus. Il dirait encore que le << rousseauisme » dérive de l'apologie des sauvages par les Jésuites (voir les travaux de M. Gilbert Chinard) ou du quiétisme, si même rien ne lui indiquait que Rousseau eût jamais ouvert un livre de Jésuite ou de Mme Guyon. Pour lui, les idées vivent et circulent. Il appelle, par exemple, le quiétisme : « une étape de la pensée française », et ce n'est pas une simple image. Son interprète écrit qu'« un instinct de conservation veille au sein des peuples comme au sein des individus ». Toute sa philosophie « tourne autour des trois notions d'impérialisme, de mysticisme et de rai . (1) Les origines romanesques de la morale et de la politique romantiques (Renaissance du Livre). (2) On voit à quel point le point de vue de la critique esthétique est négligé ici, et à propos d'un artiste comme Rousseau; mais peu importe. son »; prenons en une au hasard. Qu'entend-il pas impérialisme ? C'est un mot par lequel les Anglais désignent le souci qu'ils ont d'accroître leur empire. Mais, en réalité, l'impérialisme est propre à toutes les nations; chacune, se considérant comme un absolu, tend à l'hégémonie et à la domination. Et il n'y a pas seulement un impérialisme de nation; il y a un impérialisme propre aux classes, aux syndicats, enfin à toute collectivité à l'intérieur même d'une nation. De même les individus tendent à se préparer de leur mieux un avenir de tranquillité et de bien être par l'exercice et l'augmentation de leur puissance; il y a un impérialisme individuel. L'impérialisme est donc un trait psychologique commun aux individus et aux collectivités. Que conclure de là, sinon que les collectivités, comme les individus, ont, pour M. Seillière, une áme? Donc, ce qu'il étudie, c'est la pensée française en soi, pour ainsi dire, en dehors des personnes; ce sont les courants d'idées et de sentiments, les instincts de la France. Il traite la France comme un être vivant, ayant une âme, composé d'individus qui naissent, vivent, meurent, se remplacent, se succèdent comme les cellules d'un corps. Sa philosophie de l'histoire, c'est au juste une psychologie de la France; aussi bien, telles sont la plupart des philosophies de l'histoire de France. Réciproquement tous nos « psychologues collectifs (qui sont si passionnément intéressants, depuis Gabriel de Tarde jusqu'au docteur Gustave Le Bon, sans oublier Le Dantec) font de la philosophie de l'histoire. Ce qu'on pourrait leur reprocher, ce serait de ne pas faire assez de « littérature comparée » : les travaux des Paris, des Bédier et de leurs successeurs leur offriraient la plus curieuse matière à réflexion. Quoi de plus mystérieux encore que les conditions dans lesquelles l'humanité reprend d'âge en âge ses mêmes contes, et que la ressemblance parfaite de tel fabliau, par exemple, avec telle historiette de l'Extrême-Orient? Evidemment, les spécialistes de la littérature comparée apporteraient les vues les plus précieuses à la psychologie collective, mais nous retrouvons ici la défiance des érudits à l'égard des «< idées générales >>. Quoi qu'il en soit, si, au lieu de se borner à l'exposé théorique de ses analyses, un Seillière ou un Tarde, mais qui fût un grand artiste, avait fantaisie de nous conter l'existence d'une collectivité exactement comme celle d'un individu, de nous la montrer en action à travers les âges au milieu de ces autres êtres que sont les autres collectivités, et de nous peindre dramatiquement la naissance de la France, par exemple, sa jeunesse, comment elle grandit, ses bonheurs, ses souffrances, ses aventures, ses haines immenses et ses vastes amours, comme un romancier montrerait la vie d'une jeune amazone, il écrirait sans doute le plus beau roman du monde... Et l'on dit que la philosophie de l'histoire est ennuyeuse ! Maintenant, s'il y tenait, il pourrait nous expliquer longuement, dans une introduction, qu'il sait bien que les collectivités n'ont pas une âme, à proprement parler, objective et qui se superpose à la nôtre; que c'est notre âme à nous, plutôt, qui est double, qui ensemble est collective (si l'on peut dire), composée de tout ce que nous tenons inconsciemment de l'humanité passée et présente, comme le langage, et qui nous lie si étroitement à elle que l'on ne peut concevoir comment nous existerions si elle n'avait pas existé et n'existait pas -et individuelle: notre pensée qui, plus elle est puissante, c'est-à-dire consciente, plus elle réfléchit notre Moi comme un monde clos, isolé des autres microCosmes humains ;-qu'enfin c'est de notre âme collective qu'est faite l'âme des collectivités, et que c'est en chacun de nous seulement que la France vit; mais pour cela, ce serait inutile, car nous le savons bien. JACQUES BOULENGER Les Arts L'Histoire de l'Art de M. Elie Faure On vient de rééditer en partie l'Histoire de l'Art de M. Elie Faure (1). Remplis, et même débordant d'extraordinaires beautés, ces deux volumes ne sont probablement pas destinés à enseigner l'histoire de l'Art aux «< non-initiés ». Leurs chapitres compacts, pareils à des taillis sans allées, engagent peu aux commodes promenades. Mais une fois que l'on s'est hasardé dans ce pays touffu, une fois qu'on a pris son parti d'un généreux désordre, d'une inépuisable abondance, on est vite saisi et entraîné par l'ivresse intellectuelle et verbale qui est l'état naturel de M. Elie Faure. L'avenir ne retiendra peut-être pas l'Histoire de l'Art de M. Elie Faure dans son intégrité; mais quel admirable florilège n'en tirera-t-il pas! Si, dès maintenant, M. Elie Faure consentait à détacher de son livre, en leur << dornant de l'air », les pages consacrées aux plus grands artistes de tous les temps, nous croyons qu'il attirerait à lui bien des amis nouveaux. Personne, croyons-nous, sauf Michelet, à qui M. Elie Faure ressemble par plus d'un trait, n'a possédé cet instinct divinatoire du mystère humain de l'œuvre d'art. Ce long commentaire lyrique est avant tout un hymne à la grandeur, à la noblesse de la vie. Les horizons choisis par M. Elie Faure sont si vastes et sous un ciel si haut que l'on a parfois un peu devant eux l'impression d'être égaré, étourdi. Mais si l'on surmonte cette impression, on reconnaît bientôt que M. Elie Faure se place toujours courageusement à la place où se croise et s'affronte ce que Mme de Noailles appelle « les forces éternelles ». Nous voyons bien ce que l'on peut reprocher à des livres pareils; mais n'aurait-on pas grand tort de se buter sur des défauts, sur des difformités qui sont probablement la rançon fatale d'incomparables richesses ? Ce sont ces richesses-là que nous voudrions apprécier ici. M. Elie Faure nous le dit dans son introduction; pour lui, l'archéologie n'est qu'un moyen d'étude : « Nous avons, écrit-il, depuis plus d'un siècle, été beaucoup trop enclins à établir une confusion grandissante entre l'histoire de l'Art et l'Archéologie. Autant vaudrait confondre la littérature et la grammaire ». Mais M. Elie Faure ne méconnaît pas la fonction, la nécessité de l'archéologie : « Ceux d'entre nous, dit-il, qui sont devenus aujourd'hui capables d'entrer en communion immédiate avec les formes de l'esprit les plus inattendues, ne se rendent évidemment pas compte que cette communion est le fruit d'une longue éducation antérieure dont l'archéologue est sans doute... le meilleur artisan ». Il est en effet probable que, sans l'archéologie considérée dans son état actuel, M. Elie Faure n'aurait pas pu écrire son livre, qu'il n'aurait sans doute même pas songé à l'écrire. La possibilité moderne (nous ne disons pas le privilège) de tout connaître, de tout comprendre, permet d'écrire aujourd'hui une Histoire de l'Art où un seul homme peut parler d'une statue égyptienne et d'une figure de Michel-Ange, d'un temple indien et d'un palais de Palladio, d'une Vierge de Cimabue et d'un nu de Manet, et cela sans risquer de commettre de trop grossières erreurs. Pendant des siècles, nos pères méprisèrent l'art gothique ; ce mépris collectif ne serait plus possible aujourd'hui, soit vis-à (1) Histoire de l'art, par Elie Faure. L'Art Antique, L'Art Moderne (deux volumes illustrés, chez G. Crès). L'Art Médiéval et L'Art renaissant sont en réimpression. vis de l'art gothique, soit vis-à-vis de tout autre art. Cette faculté de compréhension, cette souplesse de jugement, cet éclectisme de la sensibilité est d'ailleurs probablement la marque, sinon d'une dépravation, du moins d'un dilettantisme inquiétant. En art, la passion créatrice est partiale, combative, et manifeste autant par ce qu'elle affirme que par ce qu'elle nie. La force féconde de l'artiste est, à l'égard du passé, une force iconoclaste; sans l'aveuglement de leur foi professionnelle, jamais les architectes gothiques n'eussent démoli les basiliques romanes pour édifier à leur place les cathédrales, jamais les renaissants n'eussent à leur tour répudié l'ogive en faveur d'un idéal nou veau. La connaissance et la contagion de cinquante siècles d'art devaient fatalement corrompre un pays aussi vieux que l'Europe. On peut imaginer que l'avenir ne retiendra peut-être rien de ce que, en Occident, l'art moderne a produit. Les œuvres vivantes que cet art croit créer sont peut-être des cadavres. Dans chaque pays, la production artistique, après un débit florissant, se ralentit et s'arrête comme le cours du sang dans le corps du vieillard. L'érudition et l'archéologie nous cachent peut-être notre stérilité; grâce à elles, nous faisons des variations artificielles sur l'archaïque, sur le primitif, au besoin sur le néo-nègre. Au contraire, un peuple né récemment à la vie artistique comme, par exemple, le peuple russe, au lieu de tourner dans les styles préexistants, le poison de l'éclectisme et de la décadence. y trouve bien plutôt le germe d'un style nouveau. Ainsi les Italiens du Quatrocentro trouvèrent-ils dans l'art antique, non point une tombe, mais un ber ceau. il Mais tout ceci n'est qu'un mauvais rêve; et il vaut beaucoup mieux croire que notre temps, à notre insu, possède son style propre, et que c'est nous qui manquons de recul pour le déchiffrer, pour l'évaluer. Nos petits-enfants, lorsqu'ils consulteront les chapitres que M. Elie Faure consacre à la fin de son livre à l'art contemporain, seront peut-être surpris par les œuvres et par les noms qu'ils y rencontreront. Et si, alors, quelque disciple lointain de M. Elie Faure refait les chapitres, pourra arriver que, à une demi-douzaine d'exceptions près, tous ces noms que nous aimons ou estimons aujourd'hui, soient remplacés par d'autres, que nous ignorons ou méconnaissons. Il est certain qu'il faut être intrépide pour faire figurer dans un ouvrage où sont reproduits des Rubens et des Rembrandt, des Poussin et des Watteau, des Delacroix et des Corot, telles peintures contemporaines; et il est certain aussi que ces peintures contemporaines pâtissent tout à fait de ces voisinages-là. Mais, dans son intrépidité, M. Elie Faure est conséquent avec lui-même il cherche dans les œuvres d'aujourd'hui, comme dans celles du passé « cet ardent sanglot qui roule d'âge en áge » que l'infaillible Baudelaire percevait dans l'œuvre de son contemporain Delacroix. M. Elie Faure, comme Baudelaire, comme Taine, comme Walter Pater, parle de l'œuvre d'art en idéaliste. Ce qu'il y a de plus utile à l'homme, écrit M. Elie Faure dans sa préface, c'est l'idée. » Et le mot qu'il emploie couramment, avec prédilection, pour parler d'arts plastiques, est le mot « esprit ». On ne manquera donc pas de faire à M. Elie Faure le reproche d'être un «< littérateur ». En effet, de nos jours, le « métier >> seul compte dans une œuvre d'art et l'on n'a pas assez de dédain pour ceux qui se préoccupent de ce qui, par ce métier, l'on exprime ou veut exprimer. M. Elie Faure procède tout autrement. Il semble sous-entendre que, sans le métier, une œuvre d'art est non avenue; par conséquent, s'il parle de tel peintre, de tel sculpteur, c'est que la partie matérielle de leur œuvre n'est pas en question. Que dirait-on d'une histoire de la litté rature où l'on n'étudierait que le « style » de Racine, de Chateaubriand et de Renan, sans se préoccuper des «< idées » que ce style exprime? Comme le mot, la forme plastique n'est rien sans l'esprit qui l'anime. Mais que l'on se rassure: M. Elie Faure, historien d'art, ne s'applique pas à étudier abstraitement les idées que peut contenir une œuvre d'art. Peu d'ouvrages sont aussi loin du didactisme que le sien. L'« idée » d'une œuvre d'art ne se démontre pas ; et si on veut la fixer par des. mots, on n'y arrivera jamais qu'en la transposant dans la poésie. Le don particulier de M. Elie Faure est de savoir dégager d'une œuvre d'art sa substance poétique. Nous ne croyons pas qu'il y ait une seule « description » dans son livre. On ne décrit pas une statue, un tableau: on les suggère; et d'ailleurs un ouvrage isolé n'intéresse jamais expressément M. Elie Faure. Ce qu'il nous montre, c'est le monde nouveau qu'a suscité soit le génie d'une époque, soit le génie d'un individu. Pour cela, M. Elie Faure, prosateur un peu lourd, un peu lent, use d'un moyen de poète; il cherche et trouve l'image verbale qui est la correspondance de l'image plastique. Son art est une magie évocatrice; c'est l'art d'un nécromant un Comme dans l'antre des magiciens, dans les livres de M. Elie Faure les flammes s'élèvent de la fumée. Aussi est-il malaisé de saisir, de cueillir l'une de ces fleurs de feu pour l'isoler. Par la citation, il faut craindre que la couleur ne change, que la forme n'échappe, que le parfum ne s'altère. Les pages serrées, les phrases encombrées de M. Elie Faure se déroulent comme fleuve que son cours pousse sans répit, et sur lequel la lumière se déplace sans cesse. On est devant ces chapitres dans un état d'esprit assez comparable à celui où l'on se trouve quand, à Bâle ou à Avignon, on regarde couler le Rhin, le Rhône, et que le grand bruit du fleuve monte vers vous, vous abasourdissant et à la fois vous rendant heureux. Les pages que dans son premier volume (qui est loin de valoir le second), M. Elie Faure consacre à l'Egypte, aux bêtes assyriennes, aux sources de l'art grec, à Praxitèle, nous donnent, à les lire, ce frisson de plaisir, cette jouissance d'émotion que nous éprouvons lorsqu'on nous offre le moyen d'aimer mieux encore ce que nous aimions déjà beaucoup. Nous hésitons à citer. Cette prose, pareille à une eau libre et pleine de remous, peuton sans trahison la dériver, l'emprisonner entre deux guillemets comme dans les parois étroites d'un verre ? Essayons pourtant. Voici un fragment inspiré par des statues de femmes de Praxitèle : « ...Ces statues mutilées confèrent à la sensualité de l'homme la noblesse la plus haute. Pleines et pures, semblables à une source de lumière, confiées par tous leurs profils à l'espèce qui s'immobilise autour d'elles comme saisie de respect, ces grandes formes sanctifient le paganisme tout entier, comme, plus tard, une mère penchée sur le cadavre de son fils humanisera le christianisme... Il est impossible de voir certaines de ces statues brisées, où le torse jeune et les longues cuisses survivent seuls, sans être déchiré d'une tendresse sainte. » Dans le volume où il traite de l'art moderne (de 1.600 à nos jours), M. Elie Faure a entassé avec une prodiga lité parfois excessive ces « portraits d'artistes », qui vont de l'intérieur à l'extérieur, et qui nous frappent, qui nous enchantent par une ressemblance non point formelle, mais spirituelle. Les quinze pages consacrées à Rubens sont prodigieuses par l'allégresse, par la force, par le mouvement. Elles rassemblent comme un faisceau dans notre mémoire, toutes ces œuvres éparses qui y brillaient, et nous savons mieux maintenant pourquoi nous ne les oublierons jamais. Voici la fin de ce mor Y tr pa S ceau : << Rubens entra seul dans l'Eden terrestre, coupant les moissons, secouant les arbres fruitiers, traînant sur ses pas des bêtes subjuguées pour se nourrir de leur chair ou les flatter de la main, éblouissant les femmes qu'il aima sans se laisser dompter par elles. Quand il fut entré dans ce jardin, tous les autres ramassèrent les graines et les feuilles qu'il laissait tomber, sans s'en apercevoir, à chaque pas, parce qu'il avait les bras trop chargés et que, bien qu'il fût capable d'absorber tout ce qu'il portait ou d'en orner sa maison magnifique, il savait trop que les branches, les épis, les flancs des femmes ne s'épuiseraient pas pour lui. Quand la mort l'abattit au milieu des pampres, les deux pieds sur le sol, ie front dans la lumière qui mûrissait autour de lui, tout ce que touchaient ses regards, le peuple d'élèves qui l'environnait, achevant ses tableaux, vivant de ses esquisses flamboyantes, ramassant ses croquis d'album pour en décorer un palais, ne put que le dépouiller de son manteau et dénouer ses poings encore pleins... l'Eden était mort avec lui. » Devant une œuvre d'art, sentir et comprendre ne sont pas deux actions différentes ; du moins ne peuvent-elles pas aller l'une sans l'autre. M. Elie Faure possède à la fois une vaste intelligence et une profonde sensibilité. Il semble que le génie du peintre dont il parle se recrée en lui, et que, en parlant de ce peintre, il le fasse revi vre. où Michel-Ange descendait des cimes de l'intelligence et pousser le cri de la terre au devant de celui qui apportait le cri du ciel. » L'idée, on le voit, est magnifique ; la forme est un peu gauche : on imagine ce que Michelet chelet eût fait avec cela. En vérité, ce livre est plein jusqu'aux bords. Il serait sans lacunes si Lesueur, Perronneau, Carpeaux, Gavarni, Ricard, Besnard, Bourdelle n'étaient soit esquissés, soit non nommés, et, si, sous les gravures représentant des monuments, on pouvait lire les noms des architectes, comme on lit, sous les gravures représentant des tableaux, les noms des peintres. Mais ce sont là des vétilles. Telle quelle, cette Histoire de l'Art nous comble de présents rares et merveilleux. Si elle nous touche si profondément, c'est qu'elle est avant tout une œuvre de de louange et une œuvre d'amour. Enquêtes JEAN-LOUIS VAUDOYER. Les morts vivent-ils ? (1) des sciences psychiques V (Suite) J'ai reçu de M. Gabriel Delanne, président de l'Union spirite française et de la Société française d'études des phénomènes psychiques, directeur de la Revue scientifique et morale du spiritisme qui avait bien voulu, d'ailleurs, figurer ici le premier parmi les personnalités interviewées la lettre que voici : UNION SPIRITE FRANÇAISE Mon cher confrère, . Voulez-vous m'accorder une toute petite place dans votre plus prochain article pour dire que, si flatteuse que soit l'appréciation de M. Lormel en ce qui me concerne, il serait vraiment outrecuidant de ma part de laisser dire que je suis le seul en France qualifié pour parler au nom du spiritisme. Il est vrai de dire que parfois M. Elie Faure « en met trop ». Il force la note et, au lieu de dresser dans le ciel, comme un nuage magnifique et mouvant, un hommage passionné, l'ambitieux édifice ne prend pas sa forme ni son élévation; il reste épais, massif, compact comme une pâte sans levain. De pareils accidents arrivent généralement à M. Elie Faure par excès de développement. A cet égard, son Rembrandt est typique. Rempli d'admirables « correspondances poétiques », il est malheureusement redondant, et, par des répétitions incessantes, il finit par ressembler à ce que donneraient plusieurs « états» de la même gravure tirés sur un seul papier. Mais au milieu, brusquement, M. Elie Faure nous montre Rembrandt ne quittant pas l'homme, du berceau à la tombe; et il écrit une page poignante, que nous ne pouvons pas citer ici, mais que nous conseillons vivement d'aller chercher (III° partie du Ier chapitre, pages 78 et 79). Nous aurions voulu citer également le singu- Il existe heureusement d'autres écrivains qui ont, à lier Ruysdaël : « Où a-t-il pris ces rochers tourmentés, juste titre, le même droit et, pour n'en citer que quelces cascades furieuses et cette apre et terne couleur qu'on ques-uns, permettez-moi de vous dire que Léon Denis, dirait séchée par le vent? »; le Terburg; le Vermeer; dont beaucoup d'ouvrages se sont tirés à plus de 20.000 le Greco...leurs faces grises ont Paridité de la pierre.exemplaires, a quelques droits à prendre la parole dans Les os qui percent la peau séchée, les globes oculaires enfoncés sous l'orbite cave semblent saisis et contournés par une pince de métal... On dirait que du centre de Pétre partent des attaches nerveuses qui tirent la peau à lui»; le Zurbaran, le Vélasquez (un peu noyé, cependant, comme le Rembrandt); le Goya « Tout tremble et brille. Les soies roses ou grises, les velours bleus ou pourpres...» (voir pages 146 et suivantes); le Claude Lorrain: « allant à l'aurore et au crépuscule comme une bête à l'abreuvoir »; le Poussin : « tout s'épure et grandit quand on consent à tout, afin d'imposer à tout le contact de ce qu'on porte en soi de plus haut, de plus noble, de plus capable d'admirer... »; le Chardin; le Gros; le Delacroix; le Corot; ces deux derniers si justes, si pleins, et qui consolent vite d'un emphatique Daumier, d'un Ingres outré. Puis un Puvis, un Courbet : "...le poème de la matière marche, lourd et lent comme une charrue »; un Cézanne démesuré par l'actualité, mais qui, à ce point de vue même, est d'un intérêt très grand; et enfin un Rodin où l'on trouve cette image étonnante, et qui est un bon exemple de la « manière » de M. Elie Faure : « On dirait que Rodin est monté du sol et de la chair pour atteindre le point tragique un débat qui intéresse le spiritisme. Il en est de même pour M. Chevreuil, son ouvrage On ne meurt pas ayant été couronné par l'Académie des Sciences (prix Fanny Emden); d'autres encore, comme M. le pasteur Bénézech, M. le Dr Bécour, M. Désirieux pourraient également se faire utilement entendre. Enfin Mme Claire Gallichon, Mme de W., Mme Bisson, Mme Carita Borderieux tiendraient une place fort honorable dans ce débat, puisqu'clles ont chacune publié des livres sur cette question. Vous voyez, mon cher confrère, que, loin d'être seul, nous sommes, en France, quelques-uns pour soutenir cette jeune science spirite qui n'a, quoi que vous en disiez, dien de dogmatique. Veuillez croire, chez Monsieur, à l'assurance de nos meilleurs sentiments confraternels. G. DELANNE. Je suis sûr que mes lecteurs seront unanimes à saluer l'émouvant désintérescomme je le fais moi-même (1) Voir l'Opinion des 6, 13, 20, 27 août, 3, 10 et 17 septembre. sement et la magnifique noblesse de caractère de M. Gabriel Delanne. J'aurais pu remettre en discussion l'affirmation contenue dans la dernière ligne de cette lettre : à quoi bon ?... J'ai simplement répondu à M. Delanne : Monsieur le président, J'ai le regret d'être en désaccord complet avec votre modestie. Je répète, et je répéterai, qu'il n'y a, dans le spiritisme, en France selon moi et selon beaucoup d'autres qu'un seul homme de grande valeur : et c'est vous. Et votre lettre, qui me procure l'occasion de vous donner ici cette marque publique de mon profond respect, c'est elle-même aussi qui, par une heureuse contradiction, nous apporte la preuve que vous vous trompez en pensant autrement. Car quels noms me citez-vous? Un seul, parmi les neuf, est réellement notoire, c'est celui de M. Léon Denis. Mais voici, pour ceux de mes lecteurs qui tout en connaissant son nom, n'ont jamais eu entre les mains les ouvrages de M. Léon Denis, quelques passages de l'un de ses derniers articles de la Revue spirite (le dernier que j'aie lu, personnellement), numéro d'avril 1921 : «La pression de la lumière... repousse mécaniquement les êtres fluidiques d'autant plus que leurs fluides sont plus condensés... (...) Il en résulte que les Esprits se déplacent d'autant plus facilement à travers l'espace que leurs fluides sont plus subtils, plus raréfiés et échappent à l'action répulsive de la lumière solaire. Dès lors, nous comprenons pourquoi ce sont généralement les esprits les plus denses, les plus inférieurs, qui se manifestent à nous avec le plus de facilité. Leur périsprit, saturé d'éléments matériels, n'obéit encore qu'à la gravitation. La nature fluidique de l'esprit mesure, en quelque sorte, son attachement à notre monde ou ses moyens de translation dans l'infini... (...) Sur toutes ces questions nous avons cru devoir consulter nos guides (les Esprits). En effet, nul de nous ne saurait se prononcer avec autant de compétence que les Esprits sur les conditions de la vie et du mouvement dans l'Au-delà. Voici le résumé de leurs instructions, données verbalement par l'intermédiaire d'un medium à l'état de trance: Le moteur de notre locomotion, disent-ils en substance, est la volonté. Le périsprit y obéit comme votre corps obéit luimême à votre commandement. Notre déplacement est d'autant plus facile que notre périsprit est moins dense, notre fluide plus subtil, plus épuré. Les Esprits, pour qui la densité des fluides constitue un obstacle, prient leurs amis de les aider. Pour la généralité des Esprits de notre atmosphère, qui veulent visiter un autre monde, il faut le concours d'un guide, d'un introducteur, qui les conduit, les protège, les introduit dans la sphère qu'ils veulent visiter. Ce n'est pas, comme le croient vos correspondants, la lumière qui règle leurs mouvements. Dans certains cas, celle-ci les facilite, il est vrai, mais elle les gêne le plus souvent. Ainsi, sur la terre, une lumière éblouissante paralyse nos sens optiques. Suivant son intensité et sa couleur, la lumière brise les fluides ou bien les dilue, les développe, les rend plus légers. Les habitants de la terre ne voient dans l'espace que la lumière qui émane des astres, mais il est une autre lumière, ignorée d'eux, quoique partout répandue, d'une nature différente, qui pénètre tout le monde spirituel. Ses radiations constituent une sorte d'aliment fluidique et donnent aux Esprits une agilité remarquable, tandis que la lumière des astres ne favorise guère leurs mouvements. La variété des couleurs produite par cette lumière spirituelle est difficile à décrire dans notre langage humain et leurs effets pourraient constituer une science profonde d'observation. Le bleu, dans ses tonalités diverses, procure le calme et l'apaisement, le violet fortifie, le rouge est stimulant et presque brûlant pour certaines enveloppes fluidiques. Ainsi, l'espace est comme un océan de lumière, comme un bain de couleurs plus ou moins intenses, d'autant plus perceptibles et assimilables que l'élévation des Esprits est plus accentuée. La prière, ajoutent nos guides, contribue à rendre plus claires, plus vives, les radiations et les couleurs, en chassant On me rendra ce témoignage on me l'a déjà rendu d'ailleurs — que, désirant exposer ici la doctrine spirite, j'ai choisi l'homme qui pouvait le faire à la fois de la façon la plus haute, la plus complète et la plus sympathique. Il m'aurait été facile de faire dire, par certains spirites (pris parmi ceux que M. Gabriel Delaune cite comme qualifiés), certaines choses, après les quelles on m'aurait nettement accusé « de le faire exprès >>. Par exemple, je m'en excuse, mais un lecteur, à qui j'ai tout justement répondu quelque chose comme cela il y a huit jours, me mettant maintenant, dit-il, « au pied du mur »>, me fait cette espèce de sommation : - Vous auriez pu, en tout cas, prendre l'exposé dans Allan Kardec! J'ouvre, au hasard, celui des ouvrages du fondateur du spiritisme qui est généralement considéré comme le meilleur, et, puisque sans doute beaucoup de mes lecteurs ignorent aussi la manière d'Allan Kardec, en voici un échantillon : Livre des médiums, versets 168-169 « Parmi les médiums voyants, il en est qui ne voient que les Esprits que l'on évoque... Il en est d'autres chez lesquels cette faculté est encore plus générale ; ils voient toute la population spirite ambiante aller, venir, et l'on pourrait dire vaquer à ses affaires. 169. Nous assistâmes un soir à la représentation de l'Opéra d'Obéron avec un très bon médium voyant. Il y avait dans la salle un assez grand nombre de places vacantes, mais dont beaucoup étaient occupées par des Esprits qui avaient l'air de prendre leur part du spectacle; quelques-uns allaient auprès de certains spectateurs et semblaient écouter leur conversation. Sur le théâtre se passait une autre scène ; derrière les acteurs, plusieurs Esprits d'humeur joviale s'amusaient à les contrefaire en imitant leurs gestes d'une manière grotesque; d'autres, plus sérieux, semblaient inspirer les chanteurs, et faire des efforts pour leur donner de l'énergie. L'un d'eux était constamment auprès d'une des principales cantatrices; nous lui crûmes des intentions un peu légères; l'ayant appelé après la chute du rideau, il vint à nous, et nous reprocha avec quelque sévérité notre jugement téméraire. « Je ne suis pas ce que vous croyez, dit-il; je suis son guide et son Esprit protecteur; c'est moi qui suis chargé de la diriger. » Après quel ques minutes d'un entretien très grave, il nous quitta en disant : «< Adieu ; elle est dans sa loge ; il faut que j'aille veiller sur elle. » Nous évoquâmes ensuite l'Esprit de Weber, l'auteur de l'opéra, et lui demandâmes ce qu'il pensait de l'exécution de son œuvre. « Ce n'est pas trop mal, dit-il, mais c'est mou ; les acteurs chantent, voilà tout ; il n'y a pas d'inspiration! Attendez, ajouta-t-il ; je vais essayer de leur donner un peu du feu sacré. » Alors on le vit sur la scène, planant au-dessus des acteurs; un effluve semblait partir de lui et se répandre sur eux; à ce moment, il y eut chez eux une recrudescence visible d'énergie. » Nous voilà bien avancés ! Non, monsieur le président, je ne ferai parler ici, sur le spiritisme, aucun autre que vous. Et vous pouvez être |