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peuvent l'exercer et qui, en fait, l'exercent d'une façon | souvent heureuse, mais qui, la plupart du temps, et surtout pour les petites gens, laisse fâcheusement apparaître l'absence d'un mot d'ordre, d'une direction centrale active, mot d'ordre et direction qui ne manquent pas aux Allemands d'Amérique et qui font cruellement défaut aux Français établis aux Etats-Unis et au Canada.

A Dorranceton, à Hazleton, au point le plus haut des bâtiments des usines Duplan, flottent deux drapeaux, l'américain et le français. Duplan m'a avoué que, la première fois où il a fait déployer ce drapeau dans la bonne ville d'Hazleton, on lui a téléphoné pour lui demander ce qu'était ce « signal sémaphorique ». Et ce fait montre, d'ailleurs, l'ignorance profonde où est le peuple américain, pris en gros, de tout ce qui n'est pas les affaires et les petites choses locales. C'est un symptôme qui doit nous permettre de comprendre les étranges naïvetés de certains hommes politiques américains, lorsqu'ils ont à s'occuper des choses de l'Europe. Ce drapeau français dans des villes américaines et qui flotte audessus d'entreprises prospères et bien menées, aux yeux des Américains, c'est l'affirmation que nous sommes des hommes d'affaires, des gens qui savons travailler, créer, agir, produire. C'est la meilleure propagande morale que l'on puisse faire dans un pays où l'homme d'affaires est l'homme le plus considéré de la nation.

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Même en période de crise, comme l'actuelle et l'on sait l'importance, le poids des difficultés économiques du moment sur le marché et dans le monde de la soie voici des usines qui marchent. Elles ne marchent pas à plein, mais elles marchent. La Duplan Silk Corporation est une des très rares affaires de soie américaines qui n'aient pas demandé aux banques des prolongations de paiement, c'est-à-dire, pour appeler les choses par leur nom, qui ne soit pas en état de faillite dissimulée ou ouverte. Vous devinez quel respect entoure, à New-York comme en Pennsylvanie, ce Français qui a su être à la fois assez audacieux, assez prudent, assez prévoyant et assez roublard pour flairer les événements à l'avance, agrandir ses usines, en faire des établissements modèles et, tout de même, ne pas sauter dans la crise actuelle. Banquiers et concurrents tirent leur chapeau, et ce n'est pas par Duplan que je le sais. C'est un succès français, ne nous y trompons pas, dans le monde des affaires américain; et le monde des affaires est la partie importante, la cervelle agissante de la nation américaine. Ce sont des faits que des esprits fossiles peuvent ignorer et ne jamais comprendre ; mais ce sont des faits qu'il est bon de noter. Quand un homme d'affaires françai met sa souplesse d'esprit, non pas à imiter les Américains (l'imitation est toujours stupide), mais à prendre ce qu'il y a de meilleur dans leurs méthodes et à rester lui-même, c'est-à-dire un homme spirituel et fin, il enfonce largement ses concurrents américains. Nous en avons ici un exemple.

J.-L. Duplan s'est fait dans ses livres le théoricien de cette idée que nous autres, Français, avions beaucoup à apprendre des Américains. (Je suis persuadé que cette théorie est saine; je suis en même temps persuadé que les Américains ont au moins autant de choses à apprendre des Français.) Et ce sont des principes américains qu'il a appliqués dans la construction et dans l'organisation de ses usines. Ces principes, appliqués avec une largeur de conception à peu près sans exemple, ont fait des usines Duplan des usines modèles que l'on doit donner en exemple à nos industriels.

Propreté scrupuleuse, organisation minutieuse et ultra-moderne de la protection automatique contre l'incendie (100.000 dollars de sprinklers dans l'usine d'Hazleton), organisation du travail par équipes de huit heures qui se succèdent sans interruption (de façon à ne jamais laisser dormir le capital usine, machines

et matières premières, qui valent si cher dans la soie), - création dans chaque usine d'un système de vérification et essais avec appareils ultra-modernes et un personnel très au courant et dont on sait qu'il est entièrement dévoué aux intérêts de la maison (tandis qu'avec le système des essais et vérifications faits en dehors de l'usine par des spécialistes, on peut toujours craindre que ces spécialistes ne se fassent les complices de telle ou telle fraude ou de tel ou tel vendeur), présence d'un architecte, à demeure dans la maison, à peu près pour les mêmes raisons, recherche perpétuelle de modèles et procédés nouveaux, indispensables avec un produit dont les variétés sont démodées dès qu'elles ont trouvé un large public, installation de systèmes perfectionnés d'adduction d'air tiède et humidifié pour maintenir une température constante qui prévienne les dilatations et rétrécissements de la soie et, par conséquent, les cassures qui arrêtent le travail et immobilisent les machines et les ouvriers, voilà les principaux points techniques sur lesquels j'aimerais à m'étendre si je ne m'étais pas promis de demeurer dans la descrip tion morale de cette affaire, en laissant à des spécialistes le soin de les exposer mieux que moi.

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Mais Duplan est aussi un psychologue, qui s'est préoccupé du problème moral chez ses ouvriers, et c'est là que nous avons surtout intérêt à le suivre.

Duplan a placé ses usines en pays minier parce que la main-d'œuvre est rare et difficile à trouver aux EtatsUnis et que, ayant surtout besoin d'un personnel féminin dans ses usines, il s'est dit qu'il trouverait ce personnel dans les familles des mineurs du pays. Comme les municipalités et Chambres de Commerce des villes américaines sont extrêmement intéressées au développement de leurs villes, il a trouvé les concours les plus dévoués et les plus intelligents auprès des citoyens des villes dans lesquelles il est venu créer ses usines. Mais sa main-d'œuvre change incessamment, parce que les jeunes filles se marient jeunes dans ces régions où les hommes gagnent de larges salaires et que, une fois mariées, elles n'entendent plus travailler à l'usine. C'est donc un personnel à éduquer d'une façon incessante. Les usines Duplan comprennent donc des écoles de tissage, auxquelles sont venus s'adjoindre les cours les plus variés, couture, cuisine, et même éducation civique, toutes choses qu'il est bien nécessaire d'apprendre à des filles de Polonais, de Tchèques, d'Irlandais, de Slovaques, de Grecs, etc., qui ne savent rien et ne sauront jamais rien si on ne leur apprend pas quelque chose à l'usine.

Cette main-d'œuvre féminine, Duplan a voulu qu'elle s'ennuyât le moins possible à l'usine; il a donc donné à ses ouvrières des vestiaires modèles, des restaurants où elles peuvent prendre leur lunch et où on leur donne gratuitement du café ; il leur a offert un club très confortable, je dirai même luxueux, avec bibliothèque, salle de danse et basket-ball, magasin où elles vendent des sucreries au profit de leur Club même (et au prix exact où on les vend en ville, pour ne pas mécontenter les commerçants locaux); il leur a même fait construire une piscine superbe et aussi bien aménagée que celle de l'AutomobileClub à Paris. En même temps, il offrait à ses employés et ouvriers hommes une allée de bowling et une salle de restaurant avec deux billards et des jeux divers, qui leur sert de Club.

Le soir de mon arrivée à Hazleton, j'ai assisté d'abord à un match de bowling entre les champions de l'usine et ceux de la ville. Il est peu de jeux pour l'intérieur qui développent plus le corps que le bowling; en tous cas. cela vaut mieux que le cabaret et je souhaite voir un bowling dans toutes les usines de France.

On m'a mené ensuite au Club des dames, où avait lieu un bal. Je dois dire mon étonnement de ce spectacle. J.-L. Duplan a établi ce principe que, si la direction de

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l'usine offrait aux employés le local d'un Club, d'un bowling, et son ameublement. ainsi que la lumière et le chauffage, il fallait ensuite laisser aux employés le soin de gouverner, de régir, d'administrer ces institutions et de trouver toutes les ressources supplémentaires. Ainsi, ces distractions ne deviennent pas une obligation ni une sorte de travail supplémentaire ; ainsi l'employé se sent chez lui; ainsi il acquiert un certain sens de la responsabilité; ainsi il ne croit pas sentir la main du patron partout; ainsi il est libre et heureux. Et ce bal, par exemple, était un bal par cotisation où les cavaliers payaient un droit d'entrée de 50 sous et les dames 35 sous. Comme il y avait ce soir-là quatre autres bals dans la ville d'Hazleton (30.000 habitants, 40 églises de religions, langues et sectes différentes), la recette ne s'éleva qu'à 72 dollars. Cette sommé était plus que suffisante pour payer l'excellent jazz-band de six endiablés musiciens (coût: 32 dollars) qui donnait immédiatement à ce bal de tisseuses l'allure d'un grand bal. Mais ce qui était plus stupéfiant pour un Européen qui n'aurait pas connu l'Amérique, c'était, avec la toilette des femmes, le ton, l'allure, la correction, la distinction même de tout ce milieu ouvrier. Il y avait là de charmantes personnes (une ou deux même très jolies) que rien, en somme, ne permettait de distinguer de jeunes Américaines riches ou de famille que nous appellerions bourgeoise, et elles dansaient avec la même fausse dignité mondaine, le même sourire de manneuqin extasié que les demoiselles de New-York, tellement l'Amérique américanise rapidement tout ce qu'elle absorbe et donne aux êtres humains une apparence machinale et stéréotypée.

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La danse, c'est, à l'heure actuelle, un des grands idéals de l'Amérique ; c'est une distraction à la fois sportive et, si j'ose m'exprimer ainsi, puritainement sexuelle ; et c'est d'une heureuse politique de donner ainsi à des ouvriers et ouvrières des Etats-Unis la distraction qu'ils préfèrent. On me dit d'ailleurs que nombre d'ouvrières, à l'heure du repas, déjeunent en dix minutes pour avoir trois quarts d'heure pour danser. Et leur travail est debout, durant huit heures par jour. Comprenne qui pourra, mais c'est ainsi.

J.-L.Duplan se rend parfaitement compte que le principal, dans la direction des usines, c'est la psychologie de l'ouvrier, qu'il s'agit de connaître et de comprendre, et dont on peut ensuite jouer. Il faut être réaliste. Donner du travail aux gens, et que ce travail donne le maximum de rendement, grâce à des machines modernes et à une organisation perfectionnée, et aussi par la meilleure volonté possible de l'ouvrier, qui ne doit pas voir dans l'usine un bagne. Et ne pas trop espérer non plus de la bonté et de l'intelligence humaines : se mettre à la portée des gens.

Je souhaite que nos jeunes gens, qui se destinent au commerce et à l'industrie, viennent faire un tour aux Etats-Unis. Ils verront, que la France n'a pas beaucoup à apprendre des Américains, mais qu'elle a cependant des trucs et des ficelles pratiques à collectionner ici. Et une visite aux usines Duplan leur mon trera, en particulier, pas mal de choses qu'il serait utile d'employer chez LOUIS THOMAS.

nous.

D'une guerre à l'autre guerre

CRÉPUSCULE TRAGIQUE

Le mot, à son insu, était si direct que les traits du jeune philosophe, par une réaction instantanée, dont il ne fut pas maître, se contractèrent; et Lefebvre, qui maintenant l'épiait, fit de nouveau cette réflexion égoïste :

Quelle mauvaise nouvelle pourrait-on désorma's

venir m'annoncer?

Les regards de ces deux hommes, dont la supériorité d'esprit effaçait l'inégalité d'âge, se croisaient; et ils s'observaient, ils se tâtaient, comme on tâte le fer.

Quoiqu'il eût accouru, sans perdre une seconde, dès qu'il avait su lui-même la chose qu'il devait faire savoir à Philippe, Jacques avait réfléchi, en route, sur la manière dont il devait la présenter d'abord, pour ne pas heurter d'un choc trop brusque cette sensibilité qui multipliait tous les sentiments à l'état normal et, dans l'exception, sentait à se rompre; mais aussi - ce soin paraîtra bien étrange au vulgaire en de telles conjonctures, et seuls les hommes d'une qualité d'esprit pareille à celle de ces deux hommes le comprendront mais aussi afin de ne pas choquer cette intelligence mesurée, ennemie de toute invraisemblance mélodramatique, et pour qui un coup de théâtre, quel qu'il fût, ne pouvait manquer d'être, au premier moment, douloureux.

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C'est le souci d'une convenance purement intellectuelle qui sauva Jacques Hémery, d'abord complètement désemparé, et lui dicta ce qu'il devait dire. Pour prévenir, pour briser d'avance une émotion trop vioiente et trop grosse, il ne craignit pas d'user de quelques formules générales jusqu'à un soupçon de pédanterie. Il dit d'une voix sourde, et maintenant sans regarder Lefebvre en face, baissant et à la fois

détournant les yeux, il dit que les nouvelles que l'on doute d'annoncer ne sont pas forcément les mauvaises, mais celles, plutôt, qui rompraient certaines habitudes de la sensibilité, de l'esprit, depuis longtemps acquises et invétérées, et qui risqueraient, même heureuses, d'y causer une rupture d'équilibre.

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Mon fils est vivant, dit Philippe Lefebvre, dont le raisonnement avait une si merveilleuse agilité que, dès les prémisses, il devançait son interlocuteur et arrivait à la conclusion plus vite que lui.

Il avait saisi, par intuition, ce qui, en effet, se devait déduire avec évidence de toutes ces précautions oratoires, paraphrase du proverbe « La joie fait peur »; et il avait dit cela sans couleur, sans chaleur, de la même façon nette qu'il eût énoncé le résultat d'une démonstration.

Oui, répondit le visiteur.

Ils demeurèrent tous deux, un temps appréciable, dans le silence, la stupeur et l'insensibilité absolue. Puis, lentement, craintivement, honteusement, ils relevèrent ensemble les yeux, ils se regardèrent, en hommes pour qui l'extraordinaire est toujours une manière de scandale, et qui, même après plus de trois ans de guerre, n'avaient pu se déshabituer de croire qu'il n'arrive rien d'étrange ni de romanesque dans la vie.

Mais la stupeur d'Hémery était impersonnelle et, pour ainsi dire, par procuration; il en revint presque aussitôt. Celle de Philippe l'effraya: elle était comme un enchantement. Il fit un geste bien simple, que jamais pourtant, malgré sa grande affection pour son maître, ordinairement glacée par le respect, il ne s'était auparavant permis: il lui saisit la main. Et Philippe, sans que son visage encore trahit la moindre émotion

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Sa physionomie n'avait pas une expression de curiosité, mais de terreur, et Jacques Hémery comprit bien que Philippe voulait dire, n'osait dire :

Mais d'abord, êtes-vous sûr?...

C'est à cette question qu'il répondit, d'un signe de tête. Lefebvre fit un soupir de soulagement et cessa enfin de trembler. Hémery dit alors, d'une voix plus posée, plus nette, mais avec un débit haché :

La lettre qui vous annonce que votre fils est vivant est arrivée hier soir à la frontière. Elle vous est adressée par un certain Lembach, secrétaire de l'Ashley Bell Gesellschaft, que vous avez, paraît-il, connu autrefois à Oxford, qui a fait toute la campagne dans le service de santé, et qui se vante d'avoir recueilli le capitaine Lefebvre, blessé.

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D'autres prisonniers ont pu donner de leurs nouvelles, dit Lefebvre.

Hémery fit un geste d'ignorance, et poursuivit :

Cette lettre-ci est écrite de Suisse, où le capitaine n'est pas interné, mais hospitalisé, dans une famille, à Sils-Maria; et il est certain que, d'abord, vous pourrez aller le voir dès qu'il vous plaira, qu'on vous le rendra sitôt les formalités accomplies... si l'état de sa santé le permet.... Donc, la lettre est arrivée hier soir. Elle a été, comme toutes les correspondances de l'étranger, ouverte par l'autorité militaire, à Annemasse. On vous l'a expédiée aussitôt, vous la recevrez dans quelques heures; mais vous pensez bien que votre nom a frappé celui qui l'a lue. J'ai des camarades à la censure postale. Un d'eux m'a téléphoné ce matin, à la première heure, et m'a prié de venir d'urgence vous annoncer la nouvelle, pour que vous ne l'appreniez pas tout d'un coup, en décachetant une enveloppe. Je ne savais pas que cette mission, dont je me suis chargé naturellement avec la joie que vous devinez, serait à ce point difficile à remplir, et je vous demande pardon de m'en être acquitté si mal.

C'est le messager qui fondit

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en larmes. Philippe aurait tant voulu pleurer, lui aussi ! Mais depuis combien d'années ses yeux brûlés ne pleuraient-ils plus? Cet homme, sensible en profondeur, n'avait pas le don des larmes. Il prit affectueusement Hémery par l'épaule, et murmura:

Oui, la lettre... (Il n'acheva pas sa phrase, il fit un signe, un geste.) J'aime mieux que ç'ait été vous... Vous seul pouviez... Je voudrais vous remercier, mon enfant... Je ne trouve pas de mots.

Oui, dit Jacques, je ne savais pas non plus qu'il fût si difficile de trouver des mots.

La même pensée leur venait quels mots trouver, pour Madeleine? Jacques Hémery se se leva brusquement, hâté à fuir, comme s'il eût craint que Philippe, incapable d'annoncer lui-même la nouvelle à la mère, ne s'avisât de l'en charger encore. Il feignit de ne partir si vite que pour ne pas retarder le moment où elle saurait; et Philippe se trouva seul, en effet aussitôt affolé, dans un incroyable désarroi, dans un état de lâcheté qui lui retirait jusqu'à la force d'aller d'un endroit à un autre, d'appeler. Chaque seconde qui tombait lui semblait une durée infinie. Il avait des remords. Il se reprochait, comme une monstruosité, de faire attendre Madeleine. Ce n'était pas sa faute il ne pouvait pas bouger. Il n'avait même pas pu reconduire Jacques. Cette espèce de paralysie, qui lui sembla si longue, ne dura guère qu'une minute à peine Hémery était-il sorti que Mme Lefebvre entra.

:

Elle n'était pas comme Philippe sujette aux pressentiments, ou elle n'y croyait pas, elle n'avait pas cette superstition. Pourquoi, ayant vu par hasard Jacques Hémery entrer dans la bibliothèque, avait-elle reçu un choc, suivi d'un serrement de cœur? Pourquoi, elle, discrète au point que, même dévorée de curiosité ou d'inquiétude, elle n'eût pas posé à son mari la moindre question, pourquoi avait-elle guetté la sortie du visiteur derrière la porte, l'autre porte, celle par où jadis Philippe rentrait quelquefois pour le plaisir de la surprendre penchée sur ses épreuves? Et pourquoi, au lieu de s'annoncer par une toux, par le bruit de la double porte refermée, avait-elle évité de faire aucun bruit, comme les voleurs?

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Mais lui-même, il pressentait donc aussi qu'elle allait venir par là? Il n'avait rien entendu, et ses yeux se tournaient déjà de ce côté. A la vue de Madeleine, il eut une expression si épouvantée que, par imitation, elle prit un air d'épouvante. L'émotion qu'elle trahis sait était trop violente pour pouvoir durer. Philippe sentait qu'il n'avait pas le droit ni le pouvoir propre gêne était trop cruelle de rester et de la laisser dans cet état, de ne pas faire une réponse précipitée à la question qu'elle n'avait pas la force de poser. Mais que dire? Que dire? Il ne fit qu'une plainte, un gémissement. Et puis, enfin, ses lèvres, machinalement, articulèrent le nom de Rex. Alors, elle devina. n'avait pas dit le mot. Elle l'interrogea des yeux. Il répondit d'un signe de tête. Et ils se mirent à pleurer tous les deux.

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Philippe lui-même pleura! Ce n'était que la détente nerveuse. Ils n'auraient su dire à quel moment leurs larmes devinrent des larmes de joie. Puis ce fut un sentiment soudain d'immense soulagement, un contentement puéril d'avoir tourné la difficulté, de n'avoir plus qu'à être heureux sans cet embarras; puis la dilatation. extraordinaire, la surhumaine joie de vivre, des gens qui ont, à une minute précise, risqué d'être tués, et qui, la minute passée, sentent qu'ils vivent, et que c'est fini.

Etourdis par le tumulte de leur cœur, ils auraient désiré d'être seuls et de se recueillir; mais ils sentaient trop l'impossibilité de ce recueillement pour ne pas souhaiter, au contraire, rester ensemble et s'empêcher mutuellement de penser. Puis, en un pareil moment, pouvaient-ils se quitter? Et ne fallait-il pas maintenant que Philippe répétât tout ce qu'Hémery lui avait dit? Il le fit posément, avec une douceur patiente. Madeleine l'écoutait avec docilité, et cependant d'un air absent. Il était presque choqué de voir qu'elle semblât trouver naturel ce qu'il trouvait miraculeux. Devina-t-elle ce reproche muet? Elle dit :

Depuis trois ans, je n'ai jamais cru qu'il fût mort. Philippe, de nouveau, fut piqué qu'elle ne lui eût jamais fait confidence de ces espérances obstinées et déraisonnables, qu'elle eût seulement pu les concevoir. Elle

secoua la tête.

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Ce n'est pas ce que je dis, fit-elle je n'ai pas cru. Croire, c'est autre chose que savoir, et même autre chose qu'espérer.

Il demeura un moment comme embarrassé par cet aveu d'une sensibilité féminine, si différente de sa sensibilité d'homme. Mais c'était l'heure de déjeuner, comme s'il ne fût rien arrivé d'étrange, comme si Rex ne fût pas ressuscité d'entre les morts. Ils mangèrent vite, sans avoir rien annoncé aux domestiques : ils ne doutaient pas, mais ils auraient craint de rendre la nouvelle fausse s'ils l'avaient publiée avant de recevoir la lettre officielle, la lettre de Lembach.

Aussitôt en quittant la table, Philippe sortit. Il avait besoin de se dépenser en mouvements. Il lui était impossible de mettre aucun ordre dans ses idées, de savoir exactement ce qu'il sentait. Il allait toujours devant lui, à grands pas. C'était le temps de l'un des bombardements de Paris. Il entendit, sans tressaillir, un fracas terrible. Un obus était probablement tombé à très peu de distance. Des gens couraient. Une rue, que Philippe allait prendre, fut instantanément barrée. Il se détourna simplement, sans même poser une question aux agents Cet automatisme n'excluait pas le calcul de la durée, et lui donnait peut-être plus de rigueur inconsciente : il rentra rue de Babylone précisément à l'heure du courrier, pour avoir la lettre de Lembach. Elle n'était pas là, et n'arriva pas davantage à la dernière levée du soir. Les nerfs de Philippe recommençaient de se tendre. Il ne dormit guère. Il ne reçut la lettre qu'à dix heures. et demie le lendemain matin.

Il la reconnut entre cinq ou six autres à la bande et au cachet de l'autorité militaire; mais il l'aurait reconnue entre toutes au format de l'enveloppe, à l'écriture, et parce que, en la voyant, il éprouva la même déplaisante émotion que jadis, quand il avait reçu de Lembach les avis et prospectus de l'Ashley Bell Gesellschaft. L'impression fut si forte qu'il hésitait à l'ouvrir, cette lettre déjà ouverte et recollée. Il avait beau savoir ce qu'il y trouverait, il avait, par similitude, le sentiment qu'elle ne pouvait lui apporter qu'une mauvaise nouvelle. Cette niaiserie, comme de coutume, l'irrita, et d'un coup sec il fit sauter la bande.

4

Il craignait de longs et emphatiques discours du premier regard, il vit que la lettre était, au contraire, assez brève, disproportionnée à la grande nouvelle qu'elle annonçait. Il se félicita de n'avoir pas appris la résurrection de son fils par ce billet. Il eut une pensée de reconnaissance pour l'employé de la censure postale, à Annemasse, et pour ce brave Jacques Hémery, qui au moins avaient su rendre au miracle toute son ampleur.

La lettre de Lembach était brève, pour lui discrète, mais rogue, comme il fallait s'y attendre. Elle était datée de Sils-Maria (Engadine) et conçue en ces termes :

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« Je reprends, monsieur!

« Evacué dans un de nos hôpitaux de l'intérieur, « puis, sur ma recommandation, dans la ville même où « a vécu tant d'années notre maître aujourd'hui disparu, « Reginald Lefebvre y fut plusieurs mois entre la vie «et la mort. Tous les soins lui furent prodigués. Après << un temps, revenu là, j'y veillai moi-même, et je dois << vous dire tout votre malheur : un de ses bras, le droit, « dut être sacrifié. L'état général est encore précaire, et « sans doute pour longtemps; mais enfin, il fut sauvé, << il vivra!

«Je me suis fait un devoir de vous envoyer plusieurs « fois de ses nouvelles. Lui-même ne put écrire et le << pourrait encore difficilement. Hélas! toutes mes let« tres, expédiées directement d'Allemagne, furent sup« primées, et je ne veux approfondir si ce fut par la «faute des autorités allemandes ou françaises. Je n'ac«cuse personne! Il me plaît d'espérer que celle-ci, écrite « de Suisse, aura un meilleur sort.

« C'est là, en effet, que nous l'avons transporté, mon«sieur, et hospitalisé dans une honnête famille de mes << amis personnels, habitant Sils-Maria. Je suppose que «< ce nom vous rappelle le grand philosophe poète qui, << en des temps plus favorables, fut l'un des maîtres « de votre pensée comme de la mienne et qui ne dit « jamais que du bien de la France: il fut plus sévère << pour sa patrie.

<< Monsieur !

« Je souhaiterais que ce sympathique jeune homme «< fût interné comme ceux de ses camarades qui pour«raient se trouver aptes à reprendre du service; mais, «< hélas! il y est trop sûrement impropre, et nul doute « qu'on ne vous le rende, à moins que vous ne préfériez « le laisser ici quelques mois, jusqu'à la guérison aussi « complète que possible de sa poitrine, hélas! affaiblie. « De toute manière, il vous est loisible de venir, avec la mère également, et je serai fier, monsieur, de re<< mettre le précieux dépôt entre vos mains. <<< Il me reste,

((

Monsieur !

en réservant l'expression de de « sentiments que peut-être n'accueilleriez-vous pas «bonne grâce et jugeriez-vous déplacés, à vous témoi << gner la fidélité d'une admiration intellectuelle qui ne << saurait admettre de frontières, et que les contingences « de cette horrible période n'ont pu, à aucun titre, di

«<< minuer.

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POLITIQUE

Feuillets de la

De quelques personnalités

éminentes

de la Commission des finances

La Commission des finances, dont nous avons décrit le cadre dans un dernier article, a trois attributions essentielles.

Elle examine les budgets présentés par le gouvernement, formule ses observations et ses rapports, et s'efforce de mettre en équilibre les recettes et les dépenses.

Elle étudie les nouveaux impôts, critique les divers systèmes proposés, préside, en un mot, après d'intéressantes et instructives discussions, au régime économique et financier du pays, on peut même dire « à tout le régime du pays, toute question ayant toujours un côté financier. Elle exerce là la fonction d'une petite Académie des sciences morales qui aurait une sorte de responsabilité et dont les délibérations seraient parfois exécutoires.

Enfin elle taquine plus ou moins le gouvernement.

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« Elle a même, expose un homme versé dans ces choses, le monopole exclusif de cela. Sur quoi taquiner, en effet, le gouvernement? Sur la politique intérieure? Il est entendu officiellement qu'on n'en fait plus. Sur la politique étrangère ? La grosse affaire par excellence n'est-elle pas le compte réparations, et la compétence à ce sujet n'appartient-elle pas à la Commission des finances ?

Et quant à la politique économique, mines, chemins de fer, douanes, etc... n'est-ce pas folie que de prétendre que ce n'est point là l'affaire exclusive de notre Commission ?

la

Donc, la Commission des finances a, seule, le sens et la pratique de l'opposition. Elle représente la seule opposition durable, tangible, celle avec quelle il faut compter, celle devant laquelle il faut tôt ou tard se soumettre ou se démettre. Elle le sait. Elle en use. C'est son droit. Certains, méchants, ajoutent C'est son devoir ».

« Ce n'est point là, d'ailleurs, un fait de la législation nouvelle. Nous avons connu des commissions du budget qui n'avaient pas une compétence et une autorité universelles. Nous avons connu des époques où il n'y avait pas eu la guerre ni un mauvais traité, et où le gouvernement ne prêtait pas à la critique, quoi qu'il fit. Toujours les ministères ont été en butte à l'hostilité de la Commission du budget. Aucun, quel que fût son attitude et son apparente crânerie, ne médita jamais sans amertume la formule passée en axiome indiscuté « On ne gouverne pas contre la Commission du budget ».

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Semaine

pas un personnage moins considérable. Ah! combien de ministres ont passé devant nombre de ces présidents, austères ou souriants, méticuleux ou légers, pareillement inexorables: M. Cochery, congestionné et rageur, M. Lebrun, courtois et modeste, M. Raoul Péret, d'une intransigeante fermeté, toujours secrète et polie, M. Klotz, adversaire redouté des ministres les plus solides, et M. Raiberti, sévèrement aimable. Ils ont tremblé, ces ministres, devant les rapporteurs généraux. Ce furent, en dehors de ceux qui devinrent aussi présidents. MM. Klotz, Lebrun ou Péret, M. Chéron, inlassablement économe, M. Clémentel, si satisfait de vérités premières, M. André Lefèvre, dévoré Marin, le seul rapporteur général qui n'ait par une patriotique angoisse, M. Louis pas été ministre, le seul modéré qui ait voté contre le traité, actif, agité, agressif, et craint, et M. Charles Dumont, de culture élégante et de convaincante éloquence, qui, retenu par des chaînes d'une amitié auguste, rompit avec la tradition d'opposition.

X

Depuis un an, depuis que M. Raiberti entra au ministère de la guerre, M. Maurice Maunoury préside la Commission des finances. M. le baron Rai berti avait été élu, à cause de sa valeur, mais aussi, disaient certaines mauvaises langues, 'pour éviter que M. Charles Dumont, devenant président, ne laissât à M. Loucheur le rapport général. Mais M. Loucheur a trouvé mieux de

puis, et M. Raiberti a été ministre, et ne l'est plus.

Le président actuel est donc M. Maurice Maunoury. M. Maurice Maunoury a été ministre, comme il convient. Il l'a été quarante-huit heures. C'est un polytechnicien éminent, universellement estimé, auquel une santé chancelante ne permet pas de jouer un rôle égal à sa valeur. Les communiqués les plus combatifs émanent de M. Dariac, vice président. M. Dariac obéit ainsi à la tradition et à son devoir. C'est pure et gratuite méchanceté que de prétendre qu'il veut être ministre. D'abord, il l'a été quarante-huit heures, tout juste, comme M. Maurice Maunoury. Ensuite, il n'est pas pressé de le redevenir : a Il sait bien, dit un spirituel parlementaire, que tout le monde le redeviendra !

D

Le rapporteur général... Mais, d'abord, il y a deux rapporteurs généraux, M. Bokanowski est rapporteur général du budget et M. de Lasteyrie est rapporteur général du compte spécial. Tous les deux furent rapporteurs généraux adjoints sous le règne de M. Charles Dumont. Lorsque M. Charles Dumont disparut, on se demanda qui deviendrait rapporteur général du budget. M. Bokanowski, encore qu'un des fondateurs de la quatrième république, passait pour radical socialiste. M. le comte Charles de Lasteyrie avait des opinions plus modérées, et siégeait au groupe Arago. M. de Lasteyrie ne posa pas sa candidature, puisqu'on ne fait point de politi

que. Certains estimèrent qu'il n'en fit pas assez; d'autres pensèrent qu'il en fit trop, mais trop finement.

M. Bokanowski occupe, jeune encore, un poste consulaire. Il a des ennemis. Mais ceux qui le dénigrent sont partois injustes. M. Bokanowski a de la puissance et de la ténacité dans le travail, et de la clarté dans l'exposition comme, au reste, nos lecteurs ont été à même d'en juger. Il ne manque pas non plus de la traditionnelle combativité. L'avenir seul nous dira s'il deviendra un adversaire suffisamment redoutable.

Au-dessous, gravitent des rapporteurs spéciaux. Le plus connu est M. Paté, qui fut rapporteur de l'armée. Le plus important est M. Noblemaire, qui rapporte les affaires étrangères : c'est en cette qualité qu'il protégea le Vatican, et que la Commission parut, en cette occasion, incliner un peu à gauche. Car il y a des Commissions qui inclinent à gauche, et d'autres à droite. Mais ceci est une autre histoire, que nous raconterons, car elle peut amuser et distraire. D'ailleurs, la Commission du budget ne fait plus de politique. Elle est en proie à un unique et angoissant problème. Faut-il augmenter la circulation fiduciaire ? Il faudra tripler, en même temps, le traitement des fonctionnaires. M. Maurice Maunoury ne dit mot. Et M. Bokanowski est sibyllin.

LETTRES

TRYGÉE.

Une foire internationale du Livre à Florence

On sait, ou plutôt on ne sait pas assez que depuis la guerre l'Italie a pris une place considérable dans le marché de la librairie. La statistique met ce pays avant la France pour le nombre des ouvrages édités en 1919. Il risque d'en être de même pour 1920.

Sous les auspices de l'Associazione Editoriale Libraria Italiana, le cartel fondé à Milan autour de la maison Treves, et de la Fondazione Leonardo per la Coltura Italiana de Rome doit se tenir à Florence au printemps prochain une foire internationale du Livre. M. Giuseppe Prezzolini qui, à la tête de la modeste mais entreprenante' société éditrice de la Voce, a fait beaucoup pour le développement et la diffusion du livre italien, nous l'annonce.

Il ne s'agit pas plus à Florence qu'il ne s'est agi à Lyon au lendemain de la guerre de supplanter du coup le marché aux livres de Leipzig. Il s'agit d'une affirmation de l'édition et de la librairie italiennes. Et nos amis ont parfaitement raison de convier les pays étrangers. Ils ne se limitent pas au côté commercial de l'entreprise.

Ils envisagent une série d'expositions où seront représentées toutes les industries annexes du livre : illustration et décoration, reliure, photographie et phototypie. Dès maintenant ils songent à des sections historiques et à des groupement rétrospectifs. Foire et expositions auront comme emplacement le Pa

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