aimez caresser votre douleur, vous vous complaisez dans votre désenchantement... Pardon, répondit-il. Alors que le Russe s'abandonne, nous résistons. Nous connaissons le désespoir, il est là, autour de nous, et parfois si tentant! Mais nous nous refusons au désespoir. C'est cela le rythme de notre musique à toutes les mélancolies qu'elle connaît trop bien, elle oppose toujours une révolte. De même que notre musique, notre histoire est remplie de désastres auxquels nous n'avons pas consentis. Et, comme à grands coups d'archet fiévreux et volontaires, il me redit la prière nationale que chaque Hongrois répète chaque matin, qui est affichée sur les murs, imprimée dans tous les journaux, et que voici, nette, âpre et fervente : Je crois en un seul Dieu Je crois en une seule patrie Je crois en la divine justice éternelle Je crois en la résurrection de la Hongrie. Amen. ROBERT DE TRAZ. Chronique internationale Petites questions de goût Nous voyons de mieux en mieux à quel point nationalisme et internationalisme représentent aujourd'hui des termes non point vides, mais lourds et dangereux, et comme on arrive vite au bout de leur sens utile. Dès que l'un et l'autre prétendent devenir des lois et des méthodes complètes de pensée, asservir l'intelligence à leurs points de vue, ils apparaissent comme des bornes. Et je sais bien que l'intelligence a besoin de se poser elle-même des bornes, de circonscrire ses objets. Mais si les bornes lui sont utiles, nécessaires, c'est à condition d'être provisoires, et le mouvement de la pensée consiste à savoir les passer en attendant de pouvoir s'en passer. Nous avons une vie nationale et une vie internationale. L'une et l'autre se combinent dans notre atmosphère intellectuelle. La guerre nous ayant déshabitués nécessairement de la vie internationale, l'ayant constamment affectée d'exposants nationalistes, soumise à un contrôle nationaliste, il est naturel que nous éprouvions aujourd'hui quelque difficulté à nous réadapter à elle. Certains cerveaux s'en montrent incapables. Et il n'est peut-être pas souhaitable qu'il en aille autrement. La division du travail intellectuel et social implique des spécialisations, à la connaissance, et que la connaissance, à son heure, pourra se transformer en utilité. Un esprit que la guerre aura libéré de l'internationalisme de la paix aura chance de rendre des services précieux s'il demande à la paix de le libérer du nationalisme de la guerre. Le nationalisme occupe aujourd'hui assez de postes de premier ordre, d'intelligences et d'activités, pour que la pensée libre se porte sur un autre point, mette un peu d'air dans une atmosphère lourde, apporte un peu de jeu dans un organisme raidi par le port d'armes. Je me contenterai aujourd'hui de faire toucher du doigt cette raideur un peu dangereuse par des exemples pris au hasard, de peu d'importance eux-mêmes, mais significatifs. Dans un des derniers numéros qu'il ait publiés avant de se fondre avec The Nation, l'Atheneum contait qu'un de ses rédacteurs, ayant passé ses vacances à Paris, eut l'idée fort louable de suivre les cours de civilisation française que la Sorbonne a ouverts à l'intention des étrangers et aussi de certains Français. Il entendit un de nos plus éminents professeurs de littérature proférer cet oracle Shakespeare est Anglais, Goethe est Allemand, Racine est humain. L'information de l'Atheneum a fait le tour de la presse d'Europe; je l'ai retrouvée dans le Ronda de Rome et dans une revue allemande. Il y a quelques mois, un manifeste d'intellectuels, rédigé par M. Ernest Lavisse, lançait avec raison un cri d'alarme au sujet de la crise de l'édition française et des dangers qui en résultaient pour notre culture. Il n'y était pas question de la pensée française tout court, mais de la pensée française « qui doit servir de guide à l'univers ». Dans un article de l'Euvre, un très distingué pro. fesseur de philosophie d'un lycée de Paris trouvait, à l'occasion de ce manifeste, que l'expression: La pensée française, était un pléonasme. Comme s'il pouvait y avoir d'autre pensée que la pensée française, comme si la pensée française n'était pas la pensée tout court, sinon en soi. J'écris cet article à Genève, où je vois dans tous les kiosques une revue paraissant à Strasbourg, appelée la Pensée française, organe d'expansion intellectuelle, dont le numéro de cette semaine débute par un grand article. de M. Seignobos. La couverture porte cette épigraphe qui sera répétée sur tous les numéros : « La pensée française règne sur le monde comme l'expression même de la liberté féconde et généreuse ». Cela ne veut évidemment rien dire. Si la pensée française est l'expression de la liberté, elle ne règne pas. Si elle règne elle ne laisse que les libertés compatibles avec ce règne impérieux et donneurs matériels et moraux nation a benationalisme exigeant. Mais les ironies des gens qui s'arrêtent devaut une de dé- donne l'ossature qui leur permet d'agir et d'être. ce sabre de M. Prudhomme ne sauraient avoir pour effet que de reculer indéfiniment ce règne. Je pourrais citer bien d'autres exemples pris à la littérature dite « d'expansion ». Ceux-ci suffiront pour montrer le danger que peut faire courir cette littérature à la cause qu'elle sert avec une bonne volonté et une sincérité qui ne sauraient être niées. Danger pour bien, on contestera énergiquement que le nationalisme l'esprit français, pour la pensée française, qui per tout de la vie des autres nationalismes avec lesquels il refuse de se préoccuper de la vie internationale, ni sur draient bien vite par ces procédés d'abord leurs qualités de mesure et de goût, puis leur clientèle naturelle, soutient constamment des rapports d'alliance et de composée dans tous les pays, non de tous les gens de lutte. Des intelligences nationalistes, des organes nationalistes, sont attentifs et ouverts à ce qui vient de mesure et de goût, (ne tombons pas dans le défaut que nous signalons), mais de certaines gens qui les aiment. Pétranger; le nationalisme implique même une préoc- Danger, non seulement pour la réputation de l'intel cupation constante et inquiète de l'étranger, on est tou jours nationaliste contre quelqu'un. Mais précisément çaise ces façons d'impérialisme intellectuel contri ligence française, mais pour celle de la politique fran la préoccupation d'utilité nationale compromet gravement l'information internationale. Il faut savoir s'en libérer momentanément, s'abandonner à l'étude désintéressée. C'est de cette manière seule qu'on pit arriver buent à entretenir le lieu commun de l'impérialisme m: nous est u Alle Autre exemple. Une importante délégation du conseil municipal de Paris, fit, il y a quelques semaines, un voyage officiel à Stockholm. Un de ses membres, interrogé au retour par un journaliste, déclara que ce voyage avait eu une importance capitale, car, auparavant, nous n'étions connus en Suède que par la propagande allemande » tandis que maintenant on savait là-bas ce que c'était que la France. Je laisse de côté ce que cette déclaration avait d'aimable pour les Français qui, à un titre quelconque, représentent la France en Suède. Je songe seulement à l'effet qu'elle a pu avoir sur les Suédois, et aux réflexions par lesquelles les journaux de Stockholm n'ont pas dû manquer de le commenter. L'idée d'une Suède ignorante et passive, à qui la propagande allemande a bourré constamment le crâne, jusqu'au moment où, entre la langouste et le foie gras, les missionnaires de l'Hôtel de ville sont venus y verser les torrents de lumière de la vérité française, sera peut-être acceptée par certain public français, elle le sera plus difficilement par les Suédois eux-mêmes. Quand on songe à la copieuse information que représentent les vingt pages d'un journal suédois, et qu'on lui compare les quatre pages souvent vides d'un grand journal français, on constate qu'avant de déplorer l'ignorance d'autrui nous ferions mieux de remédier à la nôtre. Et il faudrait aussi nous débarrasser de cette idée absurde que. idée absurde que vis-à-vis de l'étranger tout est affaire de propagande. Je puis assurer aux délégués du conseil municipal qu'on trouve en Suède et ailleurs des gens fort capables de critique et d'opinion personnelle, et qui s'efforcent de contrôler eux-mêmes les propagandes allemande et autres. On fera le cas qu'on voudra des exemples que m'a fournis le hasard. J'ai voulu seulement marquer (et non certes le premier) la nécessité d'une plus grande liberté intellectuelle en face de certaines questions. Il est év:dent que le nationalisme n'est pas un article d'exportation l'exporter serait provoquer contre lui les nationalismes rivaux. Mais il est encore moins un moyen d'exportation et d'influence. Il y a une vie internatio nale, dans laquelle les individus et les nations sont baignés, et avec laquelle les individus ne communiquent pas toujours par l'intermédiaire obligatoire de leur nation. Sachons la considérer non d'un point de vue nationaliste, non d'un point de vue internationaliste, mais d'un point de vue international, c'est-à-dire d'un point de vue humain. On ne saurait dire que les intérêts d'aucune nation, fût-elle la France, se confondent avec ceux de l'humanité, de même que les intérêts de l'individu ne se confondent jamais complètement avec ceux de la collectivité. C'est par un effort continuel d'adaptation, de mise au point, et, dans des moments exceptionnels, de sacrifice, qu'on arrive à les faire à peu près collaborer, sans dépasser jamais beaucoup le domaine de l'à peu près. La génération française qui a passé par la double crise de l'affaire Dreyfus et de la guerre, ceux de cette génération qui se sont efforcés dans ces deux moments de conserver leur équilibre et leur santé intellectuelle, sont peut-être parmi les mieux armés pour cette tâche délicate. Dans les régions dévastées du Nord, le premier travail de réfection, celui sans lequel les autres sont impossibles, doit porter sur les voies de communication, routes, chemins de fer et ponts. Il en est de même du monde après la guerre, et particulièrement du monde intellectuel. Il faut y retrouver les routes qui font communiquer les pensées individuelles et nationales, les retrouver pour ellesmêmes, pour la circulation économique, même pour le voyage d'intelligence et de plaisir, et non en songeant toujours aux besoins stratégiques. N'ayons d'ailleurs pas la naïveté de croire qu'elles aient attendu notre initiative. Difficilement et peu à peu leur restauration. a déjà commencé; nous devons la continuer. On pardonnera cette métaphore à l'ancien territorial qui, maniant la brouette, la raclette et la pioche, exerça longtemps sur le front l'inglorieuse et utile fonction de cantonnier. Notre commandant, désireux de nous encourager et de nous enorgueillir dans un métier qui n'était nullement le filon, fit un jour lire au rapport un article de journal où le rôle des cantonniers du front, sous leurs cirés bleu ou canari, était loué d'une manière dithyrambique et auréolé d'une gloire immortelle. « Avant la baïonnette, la pioche! avant le canon, la brouette! » s'écriait, sur son trépied delphique, le rédacteur de je ne sais quel Petit Parisien. Disons maintenant « Après la baïonnette, la pioche! Après le canon, la brouette! » Il y a encore de beaux jours pour le service routier. ALBERT THIBAUDET. La Vie Economique L'Union douanière bulgo-luxembourgeoise Le traité d'union douanière entre la Belgique et le Luxembourg, que viennent de parapher à Bruxelles les ministres des affaires étrangères des deux pays, marque Grand-Duché. une étape importante dans l'orientation nouvelle du Jusqu'en 1918, le Luxembourg a été, au point de vue économique, une simple annexe de l'Allemagne. Entré au zollverein en 1842, il avait, en 1872, affermé son principal réseau de chemins de fer à l'empire. Sa puissante industrie minière et métallurgique était presque entièrement entre les mains de sociétés allemandes. L'argent en cours sur son territoire était l'argent allemand. Dans sa banque d'émission, la « Banque Internationale », les administrateurs allemands étaient tout-puissants. Depuis lors l'argent allemand a été retiré de la circulation et remplacé par de l'argent luxembourgeois. Au conseil d'administration de la « Banque Internationale » siègent, à côté des Luxembourgeois, des Français et des Belges. Les établissements des sociétés industrielles allemandes ont été acquis par des sociétés franco-belgoluxembourgeoises nouvellement constituées. Le 17 dé cembre 1918, le gouvernement a dénoncé à la fois le traité du Zollverein et la convention ferroviaire avec l'Allemagne. Depuis cette époque les droits de douane ont été prélevés par l'Etat luxembourgeois pour son propre compte et les voies ferrées exploitée, avec l'ap probation du gouvernement luxembourgeois, par l'administration française des chemins de fer d' Alsace et de Lorraine. Le traité d'union douanière avec la Belgique, traité qui contiendra également, au sujet des chemins de fer fixées, vient mettre fin à cette situation provisoire, dont un arrangement dont les modalités n'ont pas encore été la Chambre de commerce luxembourgeoise a maintes fois signalé les inconvénients. La Belgique et le Luxembourg formeront, à partir de l'entrée en vigueur de l'accord de Bruxelles, un seul territoire au point de vue douanier. Le Luxembourg adoptera la législation doua nière belge. La Belgique conclura les traités de com- e elles 食見 Telle DAL Habitué au protectionnisme allemand, le Luxembourg éprouvera des difficultés à s'acclimater au régime belge du libre-échange. L'agriculture luxembourgeoise notamment s'accommoderait fort, mal, si des mesures spéciales n'étaient prises en sa faveur, du bas prix des produits du sol. Elle ne pourrait pas soutenir la concurrence mondiale, ni même celle de l'agriculture belge, qui bénéficie d'une main-d'œuvre moins chère, d'un sol plus fertile et de procédés de culture plus perfectionnés. Aussi l'accord de Bruxelles prévoit-il un système de primes destiné à protéger les agriculteurs luxembourgeois. Chaque fois que les céréales panifiables atteindront, sur la place d'Anvers, des prix inférieurs à ceux qui seront pratiqués sur la place de Metz, une certaine somme, proportionnelle à la différence des prix, sera prélevée sur la caisse commune de l'union douanière et répartie entre les deux pays au prorata des surfaces emblavées dans chacun d'eux. Le gouvernement luxembourgeois pourra alors distribuer cette somme aux agriculteurs sous forme de primes. Cette disposition ne restera en vigueur qu'aussi longtemps que les céréales panifiables ne seront pas frappées d'un droit d'entrée et que le droit d'entrée éventuel sera inférieur à 6 francs les 100 kilos. C'est surtout dans la question métallurgique qu'il était difficile de trouver une solution satisfaisante à la fois pour le Luxembourg et la Belgique. Ce dernier pays a produit, en 1913, 2.619.000 tonnes de fer et d'acier brut, dont 50 0/0 ont été exportées. La capacité de production des aciéries luxembourgeoises étant de 2.700.000 tonnes par an pour une consommation intérieure à peu près nulle, la production totale de l'union douanière sera de 4.319.000 tonnes et correspondra à un excédent d'exportation de 66 o/o. Prévoyant que, pendant les années de dépression, la concurrence serait âpre à l'intérieur même de l'union, les métallurgistes belges firent de pressantes démarches auprès de leur gouvernement pour bénéficier, à l'exclusion de leurs concurrents luxembourgeois, de certains avantages, notamment de tarifs de préférence pour le transport de leurs produits. Les métallurgistes luxembourgeois, prétendirent-ils, pouvaient produire à meilleur marché qu'eux. Mais ceux-ci contestèrent le bien fondé de cette réclamation et demandèrent à être traités sur un pied d'égalité avec les industriels belges. Sans régler définitivement la question, l'accord de Bruxelles institue une commission paritaire, dont la mission est de chercher, pour les industries des deux pays, un système de « juste équilibre » dans les conditions d'approvisionnement en matières premières et d'écoulement des produits. Les litiges seront soumis à un tribunal arbitral, composé d'un Belge, d'un Luxembourgeois et d'un ressortissant à un troisième Etat qui sera, en cas de désaccord entre les parties, désigné par le bureau de la Société des Nations. Le traité prévoit encore que les billets luxembourgeois seront retirés de la circulation et remplacés par des billets belges et que les intérêts consulaires luxembourgeois seront sauvegardés par les agents belges dans toutes les localités où il n'existe pas de consuls luxembourgeois. Ces intérêts avaient été jusqu'à présent confiés agents néerlandais. aux Bruxelles et qui sera soumis prochainement à la ratificaVoilà, dans les grandes lignes, l'accord conclu à tion des Parlements des deux pays. Bien que la France eût eu, à notre sens, un grand intérêt à conclure ellemême, avec le Luxembourg, une union à laquelle la conviaient les Luxembourgeois et à laquelle elle a, par déférence envers la Belgique, renoncé, nous estimons qu'elle doit se féliciter néanmoins de la solution intervenue. Le traité d'union douanière soustrait le Luxembourg, qui Si, en dépit de ce système, les agriculteurs luxembourgeois continuent à envisager avec défiance les conséquences de l'union belgo-luxembourgeoise, les vignerons au contraire en attendent de grands bienfaits. Se rendant compte que l'Allemagne, qui achetait avant la une mauvaise cliente, ils espèrent que les Belges prenguerre les trois quarts de leur production, sera désormais dront goût aux vins de la Moselle et en feront une consommation importante. Aussi les vignerons ont-ils tenu le traité stipulât qu'aucun droit d'accise ne sera établi sur les vins luxembourgeois. Il est peu probable importe, non par le nombre de ses habitants, mais par sa ce que a d'ailleurs que ces vins, qui sont surtout des vins de coupage et dont une faible partie seulement est propre à la consommation directe, puissent concurrencer efficacement, sur le marché belge, les vins français. puissante industrie, à l'emprise allemande pour l'unir étroitement à un pays qui a donné à la France de nombreux gages d'attachement. TONY PEMMERS. LE CRÉPUSCULE TRAGIQUE LE TUMULTE La voiture du comte Zecki vint prendre Philippe le lendemain de si bonne heure qu'il ne put raisonnablement éprouver aucun remords de ne dire adieu à per tant d'années Zosia mourante, du drame de ce grand voyage entrepris pour assister à sa mort et de cette fuite forcée avant la mort, à la rigueur et presque de bonne foi, il pouvait s'alléguer pour excuse que, dans une catastrophe universelle, rien de personnel ne compte sonne. C'était une auto découverte, le temps était splen- plus; mais qu'il n'eût éprouvé qu'un instant hier, en dide, mais l'air très vif, et il se sentit si en train qu'il observa, sans d'ailleurs plus de remords, qu'un tel état, l'angoisse, l'horreur de ce qui se préparait, qu'il fût ce convenable en de telles conjonctures « publiques et pri- ment le justifier? Ce n'est pas ainsi que, voilà trente causant avec le comte Zecki, et peut-être par contagion, matin, non seulement de sang-froid, mais allègre, com vées», comme dit souvent son cher Platon. Qu'il fût lui, des émotions ressenties la veille en revoyant après médiocrement affecté de tout ce qui ne regardait que ans bientôt, il était précipitamment revenu d'Oxford pour une mobilisation problématique... Ce souvenir et cette comparaison étaient précisément ce qui pouvait mieux l'éclaircir des causes de cette allégresse choquante et de cette étrange sécurité. La sécurité naît de la certitude. Les hommes ne mentent pas quand ils disent qu'ils préfèrent un malheur certain au doute qui permet encore l'espoir. Leur esprit se repose dans la certitude, même accablante, mais c'est leur corps qui en jouit le mieux : elle lui communique un bien-être qui leur fait honte, mais duquel ils ne se peuvent défendre. C'est pourquoi l'état de Philippe aujourd'hui différait si curieusement de celui où il se rappelait d'avoir été en quittant Oxford. Alors, il doutait de la guerre; il avait même le secret pressentiment qu'elle n'éclaterait pas, tout exprès pour rendre plus cruel par son inutilité ce retour qui le désespérait. Il n'était pas, aujourd'hui, désespéré de partir, il en avait trop peu de regret, et il ne pouvait point douter que cette fuite ne fût nécessaire, urgente, il savait, officiellement, que la guerre serait déclarée dans quelques heures. Pour lui, n'était-elle pas déjà commencée? Etourdiment, il s'était jeté dans une embuscade, d'où il avait aussi, d'ailleurs, la certitude de se tirer, mais d'où enfin il fallait qu'il se tirât, sans perdre une minute, sans faire une faute de tactique. Il lui fallait déployer de l'habileté, de l'astuce, ne point manquer de sang-froid; et il avait, à cet égard, une si belle confiance en luimême, une telle sûreté d'être, malgré son âge, souple, insinuant, hardi, que la difficulté l'amusait. Il goûtait l'allégresse de l'action, que ses contemporains, à tant de reprises, ont vainement désirée, et non pas seulement l'allégresse du beau temps et du matin frais. Ces dispositions nouvelles lui rendirent le voyage de retour beaucoup moins pénible que celui d'aller. Il était soulagé, maintenant délivré de cette insupportable angoisse qui l'oppressait tandis qu'une première fois il traversait l'Allemagne et ne pouvait ne pouvait comprendre ce bruit d'armes qu'il y entendait. Le voile du mystère était déchiré. D'un bout à l'autre du trajet, Philippe eut cette lucidité merveilleuse que connaissent bien ceux qui ont été sur le terrain, où l'on voit venir, avant qu'ils partent, les coups de l'adversaire, où l'on devine s'ils seront poussés à fond ou retenus, et si c'est la peine ou non de les parer. Il avait de surcroît cet avantage de savoir que tous les gens qu'il frôlait, qui s'asseyaient auprès de lui, étaient des adversaires, mais qui n'avouaient pas encore, et ne pouvaient, en conséquence, lui porter aucun coup. Il n'ignorait pas toutefois de quoi est capable la déloyauté allemande, et ne se flattait pas d'une entière sécurité; mais il courait tout juste assez de danger pour intéresser la partie, et ce n'était point seulement par curiosité qu'il ouvrait l'œil, comme on dit vulgairement. Cette attention constante ne l'empêchait point de penser, mais elle empêchait sa pensée de s'égarer dans le vague, en la surveillant à toute minute, en la disciplinant, en la raccordant à des observations positives. Il avait craint de ne pouvoir méditer que dans le tumulte, et la sérénité de sa raison l'étonnait Même au cours de la première étape, en voiture, du château à la ville, puis, dans le train, jusqu'à la frontière allemande, bien que la plupart du temps il fût seul, à l'abri de l'espionnage et des embûches, et n'eût point d'ennemi à guetter, il pensa de cette façon prudente et calme, il ne permit point à son imagination ni à sa sensibilité de troubler son entendement. Ou mieux, il inaugura dès lors et il éprouva la méthode selon laquelle, durant tout son voyage, il lui plaisait de penser. Dès lors, il fut possédé par l'idée fixe autour de qui devait, pour ainsi dire, se cristalliser toute sa méditation, comme les diamants de sel se déposent sur le rameau que l'on plonge dans les mines de Wieliczka ; et cette idée était celle de Rex. Hier soir, au moment qu'il avait regardé par la fenê tre ouverte, et rêvé, à la place du lac romantique, un de ces jardins à la française où jouait Rex enfant, l'idée de son fils s'était emparée de lui: à présent elle le possédait, et dominait, ordonnait, symbolisait toutes ses autres idées. Maintenant il reconnaissait bien cette route de Wieliczka, que la veille il n'avait pas reconnue; mais il ne situait pas son souvenir au temps où il était venu ici pour la seconde fois, et en se cachant, et seul: il le reportait jusqu'à l'époque plus ancienne où pour la première fois il y était venu avec Madeleine et l'enfant. C'est Rex qui sur toutes les images environnantes usurpait une royauté dont il dépossédait Zosia. Mais Philippe se pouvait-il rappeler le Philippe II de cet âge sans préférer au souvenir de l'escapade qu'ils avaient faite ensemble chez les barbares, celui du pèlerinage qu'ils avaient ensemble accompli dans le pays hors lequel tous les autres sont barbares? Aussitôt ressuscitaient devant ses yeux toutes les stations du merveilleux voyage. C'était Rex monté sur son âne, qui suivait la route pierreuse d'Epidaure, et à qui chaque cahot faisait faire un mouvement gracieux comme une danse; Rex, que Philippe comparait d'abord à Euphorion, mais préférait de comparer à Sophocle, élu pour chanter et danser le Péan au bord de la mer violette, sur la grève de Salamine; Rex à la fontaine de Castalie, dont il recueillait, dans ses petites mains réunies et creusées, les larmes avares, mais divines, pour les faire boire à son père et communier avec lui; Rex encore, sur les âpres terrasses de Delphes, les sentiers qui toujours montent et des cendent, s'avançant à pas rythmés comme un initié de la veille, admis à figurer dans le cortège de la panhellénie pythique, grave comme s'il dût tout à 1 heure s'asseoir lui-même sur le trépied terrible et, parmi les va peurs qui s'exhalent du sol, recevoir les conseils du dieu Mais le plus cher décor était celui de la baie san nom, où ils avaient fait halte un soir et toute une nu avant de se rendre au hiéron d'Asclèpios, où Rex d'u ton suppliant et impérieux avait dit : « Oh! papa, je voudrais me baigner dans la mer ! » et aussitôt s'était dévêtu. «< ...Qu'en dis-tu, Socrate, n'est-il pas beau de visage? Et tu oublierais qu'il a un visage s'il se dépouillait de ses vêtements, tant il est beau de tout le corps. Et après le bain, le père et le fils avaient fait une trefois, quand ils abordaient à de nouveaux rivages, course le long de la mer, comme les navigateurs d'aucélébraient des jeux en l'honneur de la divinité inconnue; et Philippe avait gagné la course; et Rex, ingé nument, pour prix de cette victoire, lui avait offert, en se tenant debout devant lui, serré contre lui, dressé sur la pointe des pieds, lui avait offert, afin qu'il les baisât, ses paupières à demi closes, qui étaient tièdes et pures comme des lèvres. « Heureux celui qui juge les baisers de ces enfants ! Il prie les dieux que sa bouche devienne sensible comme la pierre lydienne à l'aide de laquelle les changeurs éprouvent le titre de l'or. » C'était ce Rex enfant qui maintenant était tout Rex pour Philippe ; car, à la nouvelle de la guerre, Philippe était redevenu le père passionné qui, du fils qu'il avait créé, avait aimé longtemps, plus que l'esprit, la tendre chair, la forme et la beauté palpable, qui l'avait aimé d'un amour maternel, d'un amour divinement animal et non pas exempt de sensualité. Rien n'égale l'ivresse d'un sentiment que l'on croyait aboli, auquel mille choses, et surtout l'âge, semblent défendre de jamais renaître, et qui pourtant renaît, contre tout espoir, contre toute vraisemblance. Nous savons bien que certaines parties de notre sensibilité, quand elles sont, à l'heure normale, refroidies, retranchées, mortes, ne peuvent revivre. Nous le savons si sûrement que nous ne faisons même pas le vain effort de les regretter, et qu'on ne peut pas appeler résigna t Re tion la manière que nous avons d'en faire notre déuil. Nul homme n'était plus stoïquement que Philippe Lefebvre soumis à la nécessité. Il ne souhaitait ni ne concevait l'impossible. Comment eût-il pu croire que, remontant le cours des âges, il redeviendrait un jour ce jeune père qui communiait avec son fils à la source du Citharède et des Muses, courait avec lui sur les rivages de la mer qui ne porte pas de moissons, baisait ses paupières demi-closes en répétant une phrase du Phèdre et des vers du délicat Théocrite? Ĉependant, le miracle s'était produit, comme un effet naturel d'un événement extraordinaire ; et tel en était l'enchantement que Philippe s'attardait à le goûter en cette heure d'universelle détresse, sans même songer à la catastrophe qui demain l'anéantirait si Némésis voulait faire payer au fils et au père l'excès de leur bonheur défendu. Mais les images qui se pressaient devant ses yeux ne pouvaient tarder d'amener en son esprit l'idée funèbre. Et d'abord, en se représentant Rex sur les terrasses de Delphes, si grave, il eut une première inquiétude; il se dit : Quel est donc ce mystère auquel on l'a initié ? Il se rappela le Céramique où dorment ses amis défunts, où il aimait naguère de les visiter, rôdant parmi les stèles et leur parlant à demi-voix : Est-ce toi, ô Echécrate, que ta mère en larmes et ton père, pourtant plus résigné, s'efforcent de retenir au seuil du terrible Hadès ? La Parque, ô Apollodore, serat-elle plus forte que ton chien fidèle qui essaie de réchauffer en les léchant tes pieds nus et déjà glacés ? O Phédon, Phédon, quel jour as-tu fait couper ces beaux cheveux ? Puis, soudain, il crut entendre les paroles de mauvais augure qui étaient échappées à André Jugon, la nuit de la Nativité : Penses-tu que les aînés qui transmettent la torche à leurs cadets n'aient désormais rien à faire que de suivre des yeux les petites flammes vacillantes qui s'éloignent? Souvent, un de ces cadets tombe avant d'atteindre le but, et celui qui vient de donner le flambeau le reprend. Mais ce n'était plus la voix familière d'André Jugon, c'était une voix formidable comme celle de la Pythie elle-même qui proférait cette menace, et qui donnait à l'oracle son véritable accent. Philippe tressaillit, d'une horreur plus religieuse qu'humaine, en croyant l'entendre prédire que celui qu'aimaient les dieux mourrait jeune, et peut-être sur un champ de bataille. Toute cette poésie dont les souvenirs enveloppaient sa méditation s'écroula comme un décor devant une 187 dans la Mésopotamie, et qu'il avait fait ce discours que Lefebvre, par analogie, en dépit de la dissemblance des cadres, intitulait son discours sur la montagne. Le jour que Philippe l'avait pressé de questions, et entre autres lui avait demandé, avec une naïveté un peu sotte : « C'est beau un champ de bataille? » Bell avait répondu : C'est une grande misère et une grande saleté. Mais une autre vision, brusquement, le divertit. Il revit l'étrange vieillard, suivi d'une Antigone surannée, qui trois jours plus tôt errait sur le quai de la gare le long du train hôpital, qu'il avait comparé au vieux petit moujik de Tolstoï, penché sur Anna Karénine qui va mourir, le vieillard qui lui avait pourquoi ? suggéré l'idée de Bell; et cette figure lui rappela encore un autre Ashley Bell qu'il n'avait point connu, sinon par des papiers et des lettres le Beli de jadis, de la guerre civile, qui durant quatre années, sans une heure de négligence ni de repos, s'était voué aux blessés de l'un et de l'autre camp. Des versets du Maître lui revinrent à la mémoire, de si loin, sembla-t-il, que la précision littérale de ce souvenir était la même sorte de miracle qu'on observe quelquefois au chevet des agonisants: ils se mettent à dire des mots, à réciter des phrases, d'une langue étrangère qu'ils ont entendu parler il y a des années et des années, et qu'ils ont oubliée depuis, ou qu'ils n'avaient jamais sue. Cet autre, ce n'est pas à l'hôpital que je l'ai trouvé je l'ai relevé moi-même sur le terrain. Mais c'était le soir, et l'ambulance n'est venue que le lendemain au petit jour. Alors, je me suis assis près de lui, j'ai tenu sa main dans la mienne pour lui faire prendre patience, et ainsi toute la nuit je l'ai veillé. J'ai connu pour la première fois son regard clair dans l'obscurité de la nuit et son pâle visage à la lumière des étoiles. Le vent léger du soir soufflait fraîchement, les ténèbres du champ de bataille s'étendaient autour de nous. Veille douloureuse, veille délicieuse dans la silencieuse nuit embaumée! Pas une larme, pas un mot. Veille de silence, d'amour et de mort. Veille pour vous, mon fils et mon soldat ››. Mon fils... Comment Philippe n'eût-il pas donné à cet inconnu le visage de Rex? Cette substitution involontaire ne le fit point d'abord frémir; mais il fut comme soulevé de jalousie, quand il crut entendre la même voix dire cette phrase, qui était le refrain de tous les. souvenirs de guerre d'Ashley Bell: « Celui-ci est mort en nouant ses bras autour de mon cou». Puis il eut une révolte physique. Ivision de réalité. Il vit'le champ de bataille, lui qui jamais n'avait rien vu de pareil, bien que son imagination dès l'enfance, à l'heure où elle se forme, eût été obsédée par la guerre; mais elle en avait gardé on ne sait quoi de puéril et de seconde main dans sa façon de l'imaginer. Il vit, avec cette netteté de l'hallucination, plus frappante que la perception vraie, une vaste plaine bouleversée, jusqu'à l'horizon le désert, il entendit cet épouvantable silence qui succède aux bruits surhumains. Restes épars et fumants des villages. Amas de cadavres. Plus lamentables les morts isolés, sans relief, à plat contre le sol. Les jambes raidies et dressées des chevaux. La faim sauvage des hommes survivants, racine; et il flaira l'odeur infecte. Dégoût pire que qui creusent la terre de leurs ongles pour en tirer une l'horreur. Une grande misère et une grande saleté. Ces derniers mots que ses lèvres, remuant malgré lui, murmurèrent, évoquèrent Ashley Bell, et Philippe se rappela: c'est en effet Ashley Bell qui les avait prononcés, le jour qu'au début de février, à la faveur d'un printemps hâtif et menteur, le maître avait pu aller s'asseoir avec ses jeunes disciples à leur place coutumière Une chose est impossible à la pensée humaine : concevoir son anéantissement. Elle ne peut même pas concevoir l'anéantissement du corps qui l'enveloppe. Celui qui essaie d'imaginer sa propre mort se dédouble, Lucrèce l'a dit magnifiquement il se figure penché sur son cadavre et le considérant comme un témoin. Philippe ne pouvait pas davantage concevoir la mort de Rex, qui était la chair de sa chair. Sa raison, plus que son cœur, se refusait à l'admettre; et la vision n'était pas encore effacée, de Rex étendu parmi la grande misère, la grande saleté du champ de bataille, les bras noués autour du cou d'Ashley Bell, qu'une victorieuse certitude s'imposait à lui que cela ne se pouvait pas. Il eut confiance, il éprouva une joie virile. Mais une autre raison de la raison, encore plus haute et décisive, lui interdisait d'imaginer, entre son fils et lui, cette rupture irréparable de la mort : c'est qu'en même temps que l'enfant de sa chair, passionnément et matériellement aimé, il venait de retrouver le fils de son âme, l'autre lui-même, tant de fois perdu et retrouvé; et cette fois se pouvait-il que ce ne fût point pour jamais? Ou sinon la loi suprême de la nature n'eût pas été une loi d'harmonie. Vues à cette distance et dans le tremblement de |