Imágenes de páginas
PDF
EPUB

R

Pendant la seconde moitié du XIX° siècle, l'Angleterer s'est corrigée et complétée dans le sens même où la conviaient Carlyle et Emerson, elle a su éviter en partie le matérialisme qui la gagnait. Emerson, d'ailleurs, le prévoyait : « Je sais qu'il y a dans la race anglaise une souplesse et des ressources qui rendent toujours tout réveil et toute guérison possibles. >> Dès lors l'Anglais a pu reprendre sur le continent une influence qui n'existait guère au temps d'Emerson. A cette époque, autant l'influence de l'Angleterre s'exerçait par le commerce, la politique, les institutions, autant l'influence, l'action des individus anglais était nulle « On tient en général, dit-il, que les Français ont beaucoup plus d'influence en Europe que les Anglais. L'influence que les Anglais peuvent exercer, ils la doivent à la force brute de la richesse et de la puissance; les Français, au contraire, acquièrent leur influence à force de talent et par affinité d'esprit. >>

:

Emerson distingue ici fort bien l'influence matérielle et l'influence intellectuelle ou morale. Et voici précisément un point qui nous importe fort aujourd'hui, un terrain qui n'est plus le même qu'au temps d'Emerson. Alors les Français exerçaient une influence à force de talent, les Allemands à force de pensée, les Anglais simplement à force de force (économique et politique). Aujourd'hui la force matérielle de l'Angleterre dans le monde a décru, proportionnelleétait bâti sur des carcasses de harengs. L'Angleterre manufacturière de 1847, dans sa richesse et sa puissance, demeure le type de l'Etat bâti sur des carcasses de pauvres, sur des squelettes d'Irlandais, sur des cadavres d'enfants étiolés. De cela Emerson eut hor

reur. Il ne vit pas que cette horreur était partagée par un nombre croissant d'Anglais, et que le pays le plus férocement conservateur de l'Europe allait devenir en peu de temps le plus réformateur. Il a connu la vieille Angleterre aristocratique à l'apogée qui précède un brusque et nécessaire déclin.

Il a vu avec dégoût la science et l'art suffoqués de matérialisme, étouffés de cant. « Le contraste est grand entre cette science et le génie des Allemands, ces demi-Grecs qui aiment l'analogie et qui, grâce à leur hauteur de vues, ont su conserver leur enthousiasme et pensent aujourd'hui pour l'Europe... Un horizon d'airain du diamètre de leur parapluie les enferme de toutes parts. Une acceptation bassement satisfaite des conventions, une raillerie aux noms mêmes de philosophie et de religion, un respect idolâtre de l'usage, autant de signes qui trahissent le déclin dans la vie et dans l'âme... Ils ont essayé d'apprivoiser l'âme divine elle-même et de l'habiller du drap fin et des guêtres de l'Anglais, mais une crainte les tourmente qu'il ne se cache sous ce vêtement quelque force qui vienne un jour balayer tout leur système ». On conçoit dès lors que l'Anglais qui ait plu davantage à Emerson et dont lui-même ait été le mieux accueilli soit Carlyle. La légende veut que lorsqu'il arrive chez le solitaire des tourbières, lui et Carlyle se soient mis à fumer silencieusement leur pipe de chaque côté de la cheminée, et qu'ils se soient ment, à l'égard de l'Amérique. Mais elle exerce une influence de talent, de pensée, d'idées, rivale en Europe de celle de la France. Et le terrain sur lequel cette influence peut le plus largement se répandre, c'est l'Amérique. L'Amérique en subit, mais n'e

exerce pas encore. Elle figure aux yeux d'un Anglais cet être de force, cette civilisation de matière et de quantité que l'Angleterre figurait en 1847 aux yeux d'Emerson. Emerson nous aide à concevoir comment il y a une géographie des courants d'influence très distincts des courants de richesse et de prévoyance,

des luttes d'influence qui ne sont pas des luttes politiques et économiques, et qui ne sont pas toujours dans le sillage de celles-ci.

ALBERT THIBAUDET.

[ocr errors][merged small]

Je suis à mon cinquième voyage au Canada; je n'y étais venu que l'hiver. La neige alors couvrait les champs; les traîneaux peints en rouge jetaient seuls au travers de la monotone étendue une note pareille à l'appel brusque d'un oiseau au cœur de l'hiver. A Montréal, de la fenêtre de ma chambre haut perchée

damier de carrés blancs formés par les toits plats et neigeux des maisons. Le froid était rude, et dans les rues des villes c'était presque le silence, tellement la neige amortissait le bruit des autos. Le seul bruit que l'on entendît était le carillon des grelots aux colliers des chevaux attelés aux traîneaux. Et je rêvais aux bois immenses, endormis, étouffés sous la neige, tandis que des jeunes filles en culottes de sport revenaient de la patinoire, riant entre elles, jeunesse de la vie que l'hiver ne trouble pas.

Me voici revenu au Canada dans les premiers jours de juin; dès la frontière, passée au matin dans ce train

[ocr errors]

qui m'amène

(414 milles, c'est-à-dire 662 kilomètres), je me suis senti presque dans un autre monde. Il avait plu; les champs étaient d'un vert robuste et franc, humide, doux et violent à la fois, qui montrait la fécondité de cette terre, gorgée de l'eau des neiges de l'hiver et qui, en quelques semaines, sous l'appel d'un vigoureux soleil, avec une abondante récolte, fait vivre et

en une nuit de New-York à Montréal

enrichit ses habitants.

Ce matin-là, comme les jours suivants à travers la campagne de la province de Québec, comparant cette nouvelle France à nos champs de la mère-patrie, qui jouissent d'un climat tempéré, je constate à la fois le retard dans les cultures (les blés ont à peine de dix à quinze centimètres au-dessus du sol) et les similitudes. Celles-ci se réduisent, ici, au découpage des champs qui, dans ces régions avoisinant Montréal, ne sont guère plus étendus que les nôtres, à raison du système de partage qui morcelle la terre presque autant que chez nous.

Mais les maisons sont autres, même lorsqu'elles ne sont pas en bois; les gares diffèrent; on voit plus d'autos; une influence certaine des Etats-Unis tout proches, des conditions de température différentes, les nécessités de la conquête de la terre contre la forêt, la vie de pionnier, puis la longue défense de l'indépendance intellectuelle et morale des Canadiens français, l'audace qu'inspire une terre neuve tout entière arrachée aux forces de la nature et à la domination d'une race conquérante étrangère, ont ici donné au pays et aux habitants un visage, un aspect particuliers et propres, qui composent l'originalité, le caractère, la personne physique et morale du Canada et des Français qui vivent là-bas sous le nom de Canadiens français.

[ocr errors]

Ces Canadiens français, ces frères restés eux-mêmes à travers les siècles, les persécutions, l'exil et les malheurs, il est difficile de leur dire combien nous voulons les comprendre pour les aider s'il est utile, pour les aimer seulement s'ils veulent bien.

Des malentendus, de faux racontars, des billevesées,

« AnteriorContinuar »