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INTERNATIONALE

Angleterre et Amérique

On vient de publier une traduction des English Traits, écrits par Emerson après le voyage qu'il fit en Angleterre en 1847. Le moment est tout à fait propice à une publication qui mette entre les mains du public français cet ancien témoignage américain sur les Anglais. Certes les Anglais de 1922 ne sont pas ceux de 1847, pas même au physique. Le type corpulent, surnourri, haut en couleur, que décrit Emerson, et qu'on retrouve dans les gravures et les caricatures de l'époque, nous frappe aujourd'hui beaucoup

moins; il a été remplacé par un type plus osseux et plus sec. La société anglaise, les lois anglaises ont

changé bien davantage

lisme voyant, sous ses parti-pris singuliers de conservation, l'Angleterre est peut-être le pays d'Europe où les changernents profonds, dès qu'ils sont reconnus nécessaires, sont le mieux acceptés et le plus radicalement entrepris. De là, dans tous les ordres, une ingérence, un recoupement de conservation et de changement, qui rendent les idées générales et les formules sommaires inexactes et dangereuses. Mais enfin le livre d'Emerson contient, après trois quarts de siècle, assez de points

encore. Sous son traditiona

traits qui s'appliquent

tère anglais, mais à bien des traits de la situation inter

encore non seulement au carác

nationale actuelle.

Et d'abord ceci. Emerson, c'est l'Américain, un des Américains les plus éminents et les plus représentatifs, en visite chez les Anglais. Et une expérience récente nous a appris à quel point une telle question peut nous intéresser pratiquement.

Supposez qu'au cours de ces vingt dernières années, un de nos boursiers du tour du monde, ou simplement un agrégé inteligent, ait écrit une thèse (une de ces thèses longues, abondantes, clarifiantes, presque parfaites qui n'existent qu'en France) sur les Américains chez les Anglais, ou encore l'Angleterre du point de vue de l'Amérique. Supposez qu'encouragé par un succès flatteur en France et dans les deux pays anglo-saxons, il ait consacré ensuite quelques années à écrire Les Anglais chez les Américains ou l'Amérique du point de vue de l'Angleterre. Les deux ouvrages eussent formé un tout. Ils nous eussent montré ce qu'est l'Anglais pour l'Américain, ce qu'est l'Américain pour l'Anglais, les visages que depuis un siècle chacun des deux pays a pris au regard des voyageurs de l'autre, le degré d'unité et le degré de divergence qui existent entre les deux grands Etats de langue et de culture anglaises, leurs façons concordantes et leurs façons différentes de penser, d'agir, d'exister, les surfaces de contact et les pôles de répulsion qui se forment naturellement quand un Anglais et un Américain sont en présence. Un peu de voyages, beaucoup de lecture, un bon talent moyen, cela suffisait pour ajouter d'excellents livres à ceux de Boutmy et pour faire comprendre, aussi bien que possible, en une généralisation à la française, comment l'Anglais voit l'Américain et comment l'Américain voit l'Anglais.

On sait dans les deux mondes que, peu de temps avant le départ de la délégation française pour Washington, un de ses membres, que d'heureuses relations venaient de faire désigner, téléphona à M. Pinon pour lui demander le titre de quelques ouvrages sur le Pacifique, au cas où il y en eût, puisqu'aussi bien le Pacifique devait former le sujet de la Conférence. Cet appétit de lecture peut être loué comme la marque d'un zèle qui, pour être tardif, n'en était pas moins généreux et rare. Si les deux livres que je souhaite avaient été écrits, M. Pinon n'eût pas manqué de confier à l'appareil l'urgente nécessité d'en mettre quelques exemplaires dans la valise de la délégation française. Leur lecture n'eût pas été inutile pendant les loisirs de la traversée. Occupés à ce travail, les deux coqs, civil et militaire, eussent peut-être continué à vivre en paix, et n'eussent point fait voler leurs plumes pour l'éternel objet qui perdit Troie.

Une connaissance des rapports entre les deux cousins, de la façon dont ils se voient et les comprennent, eût évité bien des maladresses. Je n'insiste pas. Puisque ces deux livres n'existent pas encore, il y en aurait un plus facile à écrire, et qui rendrait aussi beaucoup de services. Ce serait une histoire de la participation de la France à la Conférence de Washington. Coleridge disait à Emerson «< que la Sicile (au temps des Bourbons) était une excellente école d'économie politique; car il suffisait, s'arrêtant dans une ville quelconque, de s'enquérir de ce que le gouvernement y avait fait, puis d'en prendre l'exact contre-pied, pour savoir ce qu'on aurait dû faire ».

Le livre d'Emerson, traduit par M. Chavannes (1) nous donne une vue ancienne, mais bien instructive, de l'Angleterre par un Américain. Emerson, qui avait été appelé en Angleterre pour une tournée de conférences, et qui avait été partout admirablement reçu, s'acquitte un peu, par son admiration, d'un devoir de reconnaissance. Mais d'une part cette admiration est sincère, et d'autre part elle n'est pas aveugle. Le premier et le plus profond sentiment de cet Américain pour l'Anglais, c'est l'estime, une estime qui va à des qualités morales, au respect de soi-même, au respect de la liberté d'autrui, à la pratique du fair play. Le type anglais qui ressort du livre d'Emerson, c'est bien le Tom Tulliver du Moulin sur la Floss. Mais, comme George Eliot, Emerson voit et fait sentir aussi les limites de ce type. Cet Anglo-Américain parle de l'Angleterre avec beaucoup plus de clairvoyance et de critique que nos anglophiles français, les Le Play, les Taine, les Bourget, qui représentent plus ou moins l'attitude de Tacite dans la Germanie, ou de Mme de Staël dans l'Allemagne, et qui vont chercher souvent, dans une Angleterre de, convention, simplement des raisons de mésestimer tel ou tel point des institutions ou des mœurs françaises. Au contraire, Emerson se garde de s'anglicaniser. Il aime et admire chez l'Anglais l'ancêtre qui lui a légué un capital moral. Mais ce capital, c'est à l'Américain qu'il appartient de le faire fructifier et d'en tirer la fortune future du monde anglo-saxon.

« J'aime ce peuple : ils unissent la bonté à la beauté; ils ont tout, et ils peuvent tout; et cependant

(1) Payot, édit,

je sais, à n'en pas douter, qu'aussitôt de retour dans mon Massachusets, je serai ressaisi par cette certitude, que la géographie même du Nouveau-Monde inspire inévitablement, que nous avons dans le jeu des avantages immenses; que c'est ici et non de l'autre côté de l'Océan que sont désormais le siège et le centre de la race britannique; et qu'il n'y a ni habileté ni capacité qui soient capables de lutter longtemps avec les prodigieux avantages naturels de ce pays exploité par des hommes de la même race; et qu'un jour viendra où l'Angleterre, vieille île épuisée, devra se contenter d'être forte dans la personne de ses enfants. Mais c'est là une hypothèse qu'aucun Anglais, de quelque condition qu'il soit, ne se sent disposé à accueilir.

Un philosophe comme Emerson, un disciple de Socrate et de Montaigne, ne manquait pas d'ailleurs, en 1847, de raisons pour prévoir la décadence de l'Angleterre. La principale était le matérialisme et le pharisaïsme qui arrivaient, vers cette époque, à leur comble. L'Anglais honnête, loyal, sain au moral et au physique, lui paraissait dégradé par son conformisme, sa satisfaction béate à la Macaulay (l'historien d'une génération anglaise comme Thiers fut celui d'une génération française), son indifférence et son mépris pour tout ce qui n'était pas gentleman anglais, pour le è et l'étranger. On a dit qu'Amsterdam en se félicitant l'un l'autre de la visite la plus agréable qu'ils eussent faite ou reçue.

quittés

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