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sortent de lui- écrivait M. Barrès dans le bel article qui parut dans l'Echo de Paris, le 16 mai 1917 il en contient encore de plus belles, on le voit à travers ses paroles. >>

L'autre jour, à Brest, dans une chambre d'hôtel, nous écoutions Lemordant disserter sur l'art, et il nous semblait que la nudité des murs se fût illuminée soudain de fresques splendides. Il y avait avec moi deux peintres bretons, Léonard et Léderlé, et, tous trois, nous exprimions le voeu que le grand artiste, faisant profiter ses cadets de sa riche expérience, voulût bien composer un livre de technique où, puisqu'il ne peut plus ouvrer lui-même de son pinceau, il donnerait tout au moins aux jeunes gens de bien précieuses directives; ne pourrait-il devenir l'un des peintres-consultants de la génération qui monte ?

Lemordant nous répondait qu'actuellement, il est un travail plus vaste et plus urgent qui s'impose à lui : développer l'idéalisme chez les tout jeunes hommes, le maintenir chez tous ceux qui, héroïques pendant la guerre, se sentent maintenant déçus et qui se découragent; chez ceux aussi, dit-il, qui n'ont pas été au front, mais dont les nerfs se sont usés dans les émotions de l'attente. «Le courage militaire est peu de chose

affirme Lemordant, et, dans la bouche de ce connaisseur, le jugement est d'importance — le courage militaire est peu de chose parce qu'alors les circonstances vous soutiennent; ce qui est merveilleux, c'est le courage civique. » Et tel est le but de ses conférences prêcher le civisme à travers le pays. Sans doute, pour un peintre, c'est une forme de civisme que de bien peindre, et il serait important de le répéter aux artistes pour qu'ils ne versent point dans le mer

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cantilisme, mais le message ne doit-il pas être porté d'abord à de larges auditoires plutôt que distribué à des groupes particuliers et restreints?« Certes, j'ai noté dans des cahiers me dit-il →mes opi~ nions personnelles sur la peinture; et tout cela pourra, peut-être, paraître après ma mort; mais si, de mon vivant, je publie quelque chose, ce seront probablement mes conférences et aussi mes souvenirs de guerre. >>

Cependant, comme nous lui disions que de nombreux artistes attendaient de lui quelques conseils, il veut bien nous parler peinture, et voici à peu près ce qu'il nous dit : «< Depuis quelques années, on distingue indubitablement un retour de la peinture vers l'idéalisme. Certains ont prétendu que j'y étais pour quelque chose; je souhaiterais que cela pût être vrai, tant cette orientation nouvelle me paraît indispensable. Vous voulez savoir ce que j'ai surtout cherché à faire lorsque je peignais ? Eh bien ! c'était d'abord de donner à mes travaux une allure décorative, en renonçant au tableau de chevalet, si habituel alors que les peintres de fresques continuaient, jusque dans leurs fresques, à demeurer peintres de chevalet. » Peindre selon le mode décoratif, voilà, dit Lemordant, dont j'essaye de rendre fidèlement les idées, voilà qui permet de donner plus d'envol à sa pensée. « Je me refusai dit-il à fixer simplement sur la toile des tranches de vie comme je voyais faire autour de moi ; car je crois qu'il faut délaisser le pittoresque pour arriver à la synthèse. Et ne voyez pas là un éloge de la paresse; bien au contraire; il faut étudier la nature et avec persévérance, mais, à cette étude, il convient de ne point se limiter exclusivement. Rappelez-vous ce que j'ai essayé de faire dans mon plafond de Ren

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nes la danse, partie de la rude réalité de la lande bretonne, finit par se perdre dans le bleu du ciel.

« Et c'est là justement qu'est la difficulté dans l'art et surtout en peinture: concilier à la fois le travail et l'inspiration. Je dis : en peinture surtout, parce que, si vous mettez trop longtemps à finir votre toile, le tableau en souffre forcément; il est impossible de poser un ton sur un autre sans que les deux se modifient; et puis, dans l'intervalle, la pensée du peintre a changé. Il semble qu'on se trouve en face d'un problème insoluble. On ne peut pas peindre un tableau d'un seul coup, il serait creux, et cependant, si vous attendez, votre inspiration n'est plus une. Il y a là une difficulté inconnue au sculpteur qui, lui, n'a pas besoin d'ébauche. >>

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nous

Et Lemordant, comme s'il errait avec nous par les salles du Louvre, empruntant ses exemples tantôt à un tableau, tantôt à un autre, Lemordant nous explique comment les peintres se divisent en deux grandes familles, suivant qu'ils inclinent davantage vers le travail ou vers l'inspiration. «< Voyez Titien dit-il, avec cette peinture grasse, à l'aspect égal, presque plat, et qui révèle bien la superposition de ses tons. Titien ne pouvait pas peindre de verve; ses toiles restaient des mois et des années chez lui; sans cesse, il les améliorait; Rubens, au contraire, tout d'inspiration, est presque incapable de se corriger ; quand, d'un premier jet, son tableau est fait, il l'abandonne ; parfois même, il laisse à un élève le soin de le continuer. Mais la patience de Titien a sa rançon. Oui, ses portraits sont admirables, car ce genre supporte qu'on soit patient. Vous vous souvenez de son François I, avec ses beaux crevés verts et rouges (et Le

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mordant prononce

inflexions sensuelles): la tête est exprimée dans une dez ses tableaux de mouvement: son Christ flagellé, matière grasse et souple ; c'est très beau. Mais regarpar exemple. Là, le Christ est figé; le geste des frappeurs est immobile; l'habileté a presque tué l'émotion; et l'on se prend à regretter toute la vie qui anime les tableaux de Rubens.

ces termes de couleur avec des

«Et puis, le peintre qu'il emploie ne vont-ils point se modifier avec le temps. Le liquide, par exemple, est une merveille; mais comme il est dangereux ! Car, au bout de quelques années, l'alcool et l'essence s'en évaporent: il ne reste plus qu'un dépôt de couleur ; toute la somptuosité de la toile a disparu. Oui, mais si vous peignez avec une matière solide, comment obtiendrez-vous en

a un autre souci : Les matériaux

même temps un

volume qui ait l'éclat de cette tache à laquelle vous jaillissement? Comment modeler un

venez de renoncer?

«A Quimper, lorsque je faisais mes fresques, j'ai voulu peindre en pleine pâte, sans liquide. C'était comme une cire, alors, comme une boue durcie que j'avais sur ma palette. Je risquais ainsi, je le sais, dedétruire la verve; et la verve, pourtant, vous devez penser si j'y tenais. Comment improviser sans être gauche ? En préparant de longue haleine cette improvisation, quelque contradictoires que ces termes puissent paraître ; je veux dire en recommençant plusieurs fois le tableau, dans ses détails comme dans son ensemble, avant de le jeter brusquement sur la toile définitive. De même, pour le plafond de Rennes, j'ai peint vingt-deux esquisses, vingt-deux esquisses importantes (je ne parle pas des innombrables ébauches

d'esquisses) avant de m'attaquer au plafond luimême pour qu'une fois la touche posée, il n'y eût pas besoin pour moi d'y revenir. »

Et Lemordant, toujours, nous parlait avec son enthousiasme têtu et admirable; et ces paroles, qu'il ne destinait pas alors à la publicité, j'ai tenu à les reproduire, car la façon dont il concevait son labeur de peintre explique bien la manière aussi dont il conçoit son apostolat actuel. Si, d'un coup, il a paru acquérir le talent de conférencier, c'est que cette improvisation aussi avait été préparée de longue haleine; avant de donner à sa vie la forme magnifique et sûre qu'elle a prise aujourd'hui, il avait, par de longues et douloureuses esquisses, préparé ce jaillissement. Le peintre sera toujours, pour nous, inséparable du soldat et du conférencier.

Charles CHASSÉ.

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