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« Ecris ou meurs », et cet impératif monstrueux est peut-être la phrase la plus terrible et la plus navrante des deux volumes.

Ce n'est que vers la trentaine qu'elle semble avoir travaillé avec quelque suite; mais, si nous en croyons Maurice Barrès, son préfacier, elle n'avait guère plus de vingt ans quand elle s'éprit de Saint-Just. Cette passion rétrospective était, si l'on peut dire, moins sincère et moins fondée que celles qu'on dit que M. Victor Cousin nourrit pour de belles mortes. Je veux dire qu'il entrait dans sa conception beaucoup de barrésisme emprunté : désir de choisir pour héros un «< homme représentatif », fût-ce une brute fanatique, désir de lui demander une leçon d'énergie. C'est donc une méditation scolaire, mais qui tourne vite à l'enthousiasme et à la sympathie, car Saint-Just, qui fut un mystérieux, si l'on veut, et, si l'on veut, un faux bonhomme, semble donner à Marie Lenéru l'exemple d'un beau dédain et d'un grand silence envers le commun des mortels. Ce n'est pas tant le tigre qu'elle aime en lui que le sphinx. Aussi la biographie qu'elle écrit de son héros, inégale et incomplète, tantôt bourrée de citations naïves, tantôt procédant par illuminations, garde-t-elle délibérément de l'obscur et de l'énigmatique. Mais elle se lit un peu comme du Michelet, comme un Michelet dont le style ne serait pas très sûr et qui aurait trop lu Un homme libre et l'Ennemi des Lois.

On a vu, par ce qui précède, comme il serait cruel de reprocher un excès de littérature à une femme dont la vie ne se soutenait que par la grâce même de la littérature. Force nous est pourtant de remarquer que, devant par état prendre plus au sérieux que le com

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mun des hommes les fins et la dignité de l'art, elle présente sous les aspects les plus artificiels cette sincérité absolue que nous suspecterions chez d'autres. Il faut sans doute un léger effort pour comprendre que sa personnalité littéraire était devenue une vraie nature seconde, que les gestes n'en sont pas, comme ils seraient chez d'autres, une action extérieure et théâtrale.

Il est des gens pour qui faire des patiences aux cartes, c'est un petit jeu puéril et absurde. Il fut des prisonniers, dans des forteresses allemandes, qui faisaient des patiences pour résister à la folie. De même Marie Lenéru, cloîtrée dans une existence « littéraire », écrit comme elle eût fait oraison, comme elle eût respiré. Chez les autres, elle aimait justement les textes confidents, les journaux et les lettres, qui lui suppléaient les familiarités qu'elle ne pouvait avoir. Elle détestait, bien entendu, les formes d'art trop ornées, comme des oripeaux qui lui cachaient un corps vivant, une expérience directe : les auteurs « décoratifs et plastiques, les magasins d'accessoires symbolistes, elle en avait horreur. Chose curieuse, cette intellectuelle raffolait de Flaubert, sans doute comme d'un bon truchement de la vie. Elle subissait la hantise de tous ceux qui l'avaient précédée dans la voie qu'elle sentait à son tour: Amiel et Marie Bashkirtseff surtout, qu'elle avait pour amie intime, pour modèle. Brunetière qui traitait avec tant de dédain cette petite peintresse » de Bashkirtseff, ne pensait assurément pas qu'elle pût avoir des disciples. Et même il est surprenant que Mlle Lenéru, esprit français, pondéré, discursif, ait été à ce point obsédée par l'ombre puérile et frivole de la fillette qui choisissait

les fleurs de son tombeau, comme elle choisissait ses toilettes. Surprenant, disons-nous...? Non,c'est la franchise de l'aveu qui est surprenante. Point chez Bashkirtseff, mais chez Lenéru. Car tout le masque littéraire de cette intellectuelle par force tombe de temps en temps quand elle est seule devant sa conscience profonde, à écouter les mois qui coulent sans gaiété,

sans amour :

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7 juin 1903. Vingt-huit ans. N'en parlons plus... A la Bibliothèque, au milieu de tous ces hommes, je ne suis pas une femme...

Je marcherais dans ce chemin, à côté d'un homme élégant et spirituel comme moi. Il aimerait comme moi les vanités et les vérités de la vie. Il dit : comme vous riez clair et juste!

Cela n'est pas ridicule, s'il vous plaît; cela est poignant, non d'être pensé, mais d'être dit. Il n'y a guère de philosophes austères qui n'aient senti — tout au fond d'eux-mêmes cette affreuse mélancolie de n'être que des hommes, et de n'avoir pu l'être normalement; il en est peu qui, soufflés par le Démon de Midi, n'aient écrit ou failli écrire leur Abbesse de Jouarre. Mais il n'en est point qui aient ausi naïvement confié leurs humbles regrets aux roseaux de Jouarre. Il eût fallu que ces philosophes fussent des femmes, comme Marie Lenéru, laquelle avait plus de lectures et de raison, au demeurant, que l'immense majorité des hommes. Convenons du reste que cette franchise envers soi-même appelle une affreuse rançon c'est de faire percevoir quelquefois le vide et le néant égal des deux activités, intérieure ou extérieure. Ce qui équivaut à la « nuit obscure » du mystique, à quoi chacun de nous arriverait s'il s'observait trop bien. « Je suis amortie, dit-elle en son langage;

je n'ai plus rien à dire... Je n'aime que les âmes qui croient tellement à la mort qu'elles la respectent déjà en elles-mêmes. »

Peut-être, chez elle, fut-ce la marque du don suprême, qui était plutôt du cœur que de l'esprit, et par cela même plus fréquent qu'on ne pense. Elle mourut, nous dit M. de Curel, en stoïcienne et sans refuser les rites de la religion, soit par reconnaissance envers leur force consolatrice, soit qu'elle fît courageusement le grand Pari... Il est assez beau de n'avoir pas conçu plus de rancune et de désespoir contre une ingrate destinée, et après avoir épuisé tant de raisons de vivre, d'avoir su mourir avec raison.

Après cela, il faut supposer qu'elle n'a cependant laissé comme tous les auteurs de ce genre qu'une traduction imparfaite de soi. « Je ne ferai rien pour que ce (journal) soit publié; mais je veux que ce soit publiable. » Voilà un aveu qui mettrait en garde bien davantage si l'on ne savait que Mlle Lenéru pensait survivre par d'autres oeuvres, son théâtre singulièrement. Aussi peut-on à bon droit considérer ses confidences comme les documents d'une entière sincérité. Ce tableau naïf d'un orgueil solitaire et d'une intelligence rare, sans cesse prêts à se renier, d'une activité tumultuaire qui, au fond, se jugeait pour telle, ce tableau rappelle utilement que l'homme n'est ni ange ni bête et que, comme dirait Pascal en langage modéré, quiconque ne hait point l'amour-propre est bien aveugle, et quiconque le hait, bien malheureux. ANDRÉ THÉRIVE.

Une conversation avec Lemordant

Ce qu'il y a d'à la fois réconfortant et pathétique dans le martyre de J.-J. Lemordaant, aveugle de guerre, c'est que le grand peintre de la lumière est demeuré magnifiquement visuel, Non seulement, il se souvient des spectacles de naguère, mais il suffit qu'un ami lui explique ceux d'aujourd'hui pour que les mots fassent surgir en lui des images somptueuses. Il s'en faut de bien peu qu'il ne puisse peindre encore; et ceux-là l'ont tous pensé qui, dans ses conférences, l'ont entendu longuement évoquer, avec des mots chatoyants et précis, les jeux les plus subtils des reflets solaires, lorsqu'en des phrases qu'eussent jalousées les Goncourt, il nous décrivait l'étincelant défilé de la procession bigoudène sur la grève de Penmarch. Les idées les plus abstraites elles-mêmes sont pour lui des spectacles; et je n'entends point dire par là que sa pensée manque de profondeur mais que l'idée est, pour lui, une entité vivante et réelle; c'est autre chose qu'un simple jeu de l'esprit, un divertissement du cerveau. «<< Même une page de Kant déclarait-il autrefois me procure une impression colorée. >> Toutes les conceptions, pour lui, revêtent des aspects plastiques et, quand il parle de morale sociale, ses doigts modèlent, dans une glaise invisible, des contours de vérités et de devoirs. «Toutes ses images

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