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accroître leur bagage d'écrivain. La plupart des mémorialistes de jadis, aussi bien Saint-Simon que Gui Patin, sont plus « objectifs » qu'on ne pense, et Jean-Jacques lui-même n'écrivit ses Confessions que pour en faire gémir les presses. Les Goncourt aussi savaient bien que leurs papiers étaient exposés à la publication. Je ne jurerais pas même que certains combattants de la dernière guerre n'aient pas donné un tour plus impersonnel que nature à telles lettres, tels journaux de marche, que leur mort a fait exposer au public, par l'effet d'une piété là magnifique, ici regrettable.

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Et, du reste, qu'est-ce au juste que la sincérité? Les philosophes en disputent déjà quand il s'agit de la vie tout intérieure de la conscience. Il y a si souvent dans la conscience même, un dédoublement de sujet et d'objet, et comme deux miroirs égaux posés face à face, qu'on ne sait jamais lequel des deux reflète l'autre et lui ment à demi. A plus forte raison, quand l'homme prend la plume en main et se met en devoir de s'expliquer, de s'expliciter à luimême. Alors la sincérité devient mystérieuse, inextricable; et pour mieux dire, elle n'existe pas. Je ne la conçois absolue et véritable que dans une vie toute primitive, celle d'enfants ou de tâcherons entièrement tournés vers une pratique, et qui sont tout entiers dans chaque désir, sensation ou volition. M. Bergson nous dirait même qu'alors c'est la liberté dans sa plénitude et que la détermination, au sens propre de limitation, commence dès qu'on délibère si on est libre. De même la sincérité finit dès qu'elle se pose en problème.

Et voilà bien de la philosophie pour arriver à par

ler sans ambages de Marie Lenéru. Mais, dira quelqu'un, c'est aussi, à le bien considérer, un problème littéraire. Jugera-t-on des ouvrages intimes comme de. ceux qui furent composés par métier, pour observer des règles et conquérir des lecteurs? Non, j'estime qu'il faut les considérer en historien ou en psychologue, si l'on prétend à ce titre, et laisser le souci des lettres à la poste. Même il serait souhaitable que leur publication n'intéressât que les spécialistes et les savants. Et dans ce cas, la querelle ne s'élèverait plus Avouez que les lettres de Mérimée à Requien, et même celles qu'il écrivit à Stendhal, avouez que certains passages de la correspondance de Flaubert sont d'un vif intérêt pour le professionnel, mais que le grand public peut et doit s'abstenir d'y mettre le nez. Il devrait y avoir une sorte de secret confraternel qui obligeât à n'éditer certaines choses qu'à peu d'exemplaires et aux fins d'instruction. L'édification n'est pas le fait des lettres; on me l'accordera. Alors, encore moins l'édification à rebours...

Mais quoi, ce sont des scrupules qui viennent quand on y songe avec attention. Nous sommes si habitués depuis le dernier siècle à être indiscrets, ou forcés de l'être, que la distinction de l'homme privé et de l'homme public ne nous est plus très naturelle. Ni même la patience de laisser un peu refroidir les défunts.

Cela n'empêche que pour la littérature et l'histoire du style, les Mémoires n'aient souvent un très grand intérêt. J'y vois la confirmation de cette idée que sans l'obligation où sont les hommes de communiquer entre eux, les langues évolueraient dix fois plus vite qu'elles ne font et perdraient toute corstance. Qui

conque a tenu un humble carnet de notes sait qu'il adopte aussitôt des graphies particulières, et même des termes entièrement singuliers, un argot purement individuel et souvent symbolique. Le genre « journal >>> est, dans presque tous les cas, remarquable par le négligé cela va de soi et aussi par la fureur néologique. Et ce n'est point ma faute si le bergsonisme revient sous ma plume, mais il semble prouvé par ce témoignage combien le langage est un cadre imparfait pour la vie mouvante de l'être profond, et combien son expressivité (ainsi disent les linguistes) semble toujours imparfaite. Cela explique, ne vous déplaise, une partie du génie verbal de Saint-Simon qui, à l'égard du vocabulaire et de la syntaxe, présente mille traits non point populaires et naturels, mais insolites et arbitraires. Et cela explique qu'aux yeux de la pure critique, ici bien déplacée, Marie Lenéru, dans un journal intime qui dure une vingtaine d'années, écrivît de plus en plus contourné, de plus en plus mal.

Elle avait l'excuse, bien rare chez les faiseurs de mémoires, d'être d'abord une intelligence supérieure, et ensuite de n'avoir au monde que l'entretien de cette intelligence. On sait que sa biographie tient en peu de mots. Elle naquit en 1875, devint sourde à quinze ans et mourut à quarante-trois, peu de temps avant l'armistice. Elle était de ces âmes réservées à un grand malheur comme par un décret nominatif, jouissant pour le reste de divers privilèges qui font mieux ressortir ce malheur. Elle appartenait à une famille fort aisée, elle était même beaucoup plus jolie que ne le

qu'il

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L'OPINION

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veut la légende. Bref, elle se trouvait dans les conditions où une calamité partielle est ressentie comme entière, comme absolue, et comme l'arbitraire même du destin. Joignez que déjà séparée du monde par son infirmité principale et n'ayant appris que fort tard à lire sur les lèvres, elle fut toujours menacée par ses

yeux, ce qui était pis

encore le second volet du fermer. Elle offre ainsi, à l'état pur, exceptionnel et morbide, avouons

cachot prêt à se
si j'ose dire, le cas

le, de la disgrâce physique. Disgrâce ou souffrance matérielles, rien n'est si révoltant pour la raison; pas même les tortures morales dont il semble toujours que l'âme soit un peu responsable, et dont la conscience

tous les auteurs de

est plus facultative assurément. Marie Lenéru a donc sur mémoires un terrible avantage, qui est de devoir son egotisme à la solitude. Par suite tout ce qui, chez les autres, est le fruit d'une contention passagère, semble donc, si l'on veut, l'outrance éminemment pitoyable, chez elle perpétuel et comme congénital. Et c'est

comme

du culte artificiel du Moi. Hélas! si cette voie une fois tracée s'était ouverte toute droite, et conduisant sans regrets à une sorte de félicité nouvelle, l'infirmité de Marie Lenéru eût été presque à envier, I toute ascèse et tout renoncement absolus. Mais cette âme était trop cultivée et compliquée pour accepter des limitations qui lui vinssent de l'extérieur, en l'oc

casion, de la fatalité. Aussi toute sa vie subjective se

balance-t-elle entre deux pôles, deux déceptions égales; cette instabilité, c'est proprement un drame,

in martyre:

27 avril 1900.- Et pourtant j'ai peur que Die m'entende j'ose presque dire que je ne regrette rien. Sans cata

clysme (elle veut dire ma catastrophe) ou je serais Carmélite, ou amusée de succès provinciaux; avec mon accommodante gaieté, je n'en aurais pas demandé plus, j'aurais oublié que « le Gange existe », je n'aurais pas cette fièvre en relisant... Barrès... Marc-Aurèle... Leconte de Lisle. Je n'aurais pas ma préservative horreur de la femme....

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1 juin 1900.- Non; les choses intérieures ne suffisent pas plus que les autres.

Elles ne sont pas plus sérieuses. On peut en avoir un peu plus d'orgueil: c'est leur aigre supériorité.

Orgueil, voilà le mot lâché. La biographie de Marie Lenéru est l'histoire d'un orgueil désespéré, à défaut de tendresse; d'une vie de l'esprit, à défaut d'une vie du cœur; et, chose pire que tout, d'un scepticisme mystérieux qui ruine de temps en temps la foi en l'esprit, la foi à l'orgueil. Vouloir s'enfoncer si avant en soi-même, lorsqu'on désirerait tant échapper à soi! Vouloir chercher un « divertissement », au sens pascalien, dans tout ce qui vous montre sans cesse, soit le néant des choses, soit le reflet de votre Moi! Marie Lenéru n'aimait, dit-elle, que les lectures difficiles. « Ce qui me fatigue dans un livre, ce n'est pas l'attention, mais le désœuvrement. >>

Cela explique que cette fille de qualité, qui vécut de livres et parmi les livres, ait voulu à son tour s'objectiver, comme on dit, en devenant femme de lettres. Et après avoir présenté dans sa pureté la souffrance et l'analyse individuelles, elle offre avec un excès touchant, le type de l'écrivain qui ne veut plus vivre que pour créer, et créer que pour vivre. J'entends pour durer. Si le génie consistait en intention créatrice, plutôt qu'en synthèse créatrice, Marie Lenéru serait un grand génie; et du reste si elle eût vécu, peut-être ce génie lui serait-il venu, non de sa nature, mais bien de son acharnement. A vingt-quatre ans, elle disait :

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