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cature humaine, ce chevreau debout sur ses pattes de derrière, avec ses yeux étonnés, sa petite barbiche et ses cornes naissantes ? N'est-ce pas lui qui créa le faune dans l'imagination grecque ? Quelle dut être la surprise effarée de ce paysan de l'Attique qui vit une fois surgir brusquement dans l'ombre d'un taillis, parmi les lauriers-roses ou les grêles chênes verts, la tête sardonique et mystérieuse? D'épouvante, il dut s'enfuir sans doute, ayant cru voir un génie mi-bête et mi-homme qui se révélait à lui pour la première fois... Telle dut être la naissance du faune...

Je me laissais engourdir par tous ces rêves mythologiques et païens, et le motif de ma présence dans les bois devenait vague dans mon esprit. D'ailleurs, lorsqu'un troupeau de chèvres envahissait le terrain de la chasse, c'était fini: le lièvre effaré par les clochettes et les bêlements ne viendrait pas. Mais je ne pensais guère à maudire la bande capricante, ce que mes compagnons ne manquaient pas de faire, et vigoureusement, lorsque le troupeau se dirigeait du côté de leur poste.

Si aucun imprévu ne venait troubler le travail des chiens, je voyais assez souvent la chance tourner vers moi. Est-il plus émouvant spectacle pour une âme de chasseur, que de voir surgir dans le sentier l'animal gris ou roux, arrivant d'un pied léger et silencieux vers la fin de son existence ? N'est-il pas élégant et preste comme un petit démon familier, ce lièvre qui ne soupçonne pas votre présence et qui tantôt survient comme un bolide, lorsque les chiens sont proches, tantôt sautille, trottine et flâne lorsqu'il s'est « dérobé » et que les chiens sont loin? Et votre épaulement sec du fusil, le départ du coup, le bruit, la

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fumée... et quand cette fumée se dissipe, le petit cadavre étendu tout sanglant... Les larges yeux noirs qui se voilent lentement.... les chiens qui arrivent et Ilèchent la bête morte... les mouches qui tourbillonnent sur le sang qui se fige...

Voilà ce que j'aime dans la chasse, d'une passion sauvage. J'aime cette solitude immense dans les bois, cette songerie devant les visions que je viens de vous décrire... Au temps de ma jeunesse, j'ai chassé un peu partout en France, mais je n'ai compris qu'ici, dans cette région, toute la mystique de la chasse. Et puis j'étais amoureux... C'est l'amour qui m'ouvrait ses horizons infinis, tous les trésors et toutes les féé

Cette vallée qui abritait l'objet de mes plus chères amours envahissait en quelque sorte toute mon âme. Je rêvais éperdument. Que de fois, au poste où j'étais placé, lorsque je me trouvais sur une hauteur, n'ai-je pas passé des heures à regarder la maison de ma bien-aimée. J'emportais toujours une longue-vue. Je 'guettais le réveil d'Estelle. Je connaissais la fenêtre de sa chambre et je voyais avec émotion ses volets s'ouvrir. Je cherchais Estelle dans la cour du château; je cherchais sa robe blanche et quand je la voyais, mon cœur battait plus fort. C'était désastreux pour mon amour-propre de chasseur, car il m'arrivait alors de manquer le lièvre si son passage me surpreInait dans mes rêves. Alors Brunel, le garde, me criait de loin: « Est-il mort ? » et je devais répondre «non!», mais j'ajoutais toujours :

« Je l'ai

les sous-bois: «Nénette! Nénette! Youyou!! » sûrement blessé ! » La voix lointaine éclatait dans Les chiens accouraient, le garde les remettait sur la

piste chaude et la chasse reprenait de plus belle me laissant un peu mortifié. D'autant que, plus tard, lorsque nous nous réunissions, vers huit heures, pour déjeuner, si le lièvre avait échappé, Brunel me disait d'un air sévère : « Mais, monsieur, comment avezvous fait pour manquer un lièvre aussi gros! La chasse marchait si bien ! Les chiens ont bourré tout de suite. Vous n'avez pas entendu Nénette: «< Haï ! Haï! Haï! Haï! » lorsque le lièvre a déboulé ? Bon Dieu, la brave chienne !... Et vous avez manqué ce lièvre ! Je l'ai aperçu de loin... c'était une bête qui n'allait plus à l'école et qui avait de l'expérience !... »

J'écoutais la semonce en baissant la tête, car Brunel était le maître incontesté de la chasse. Avec lui on était sûr d'être bien posté. Il connaissait la montagne creux par creux, arbre par arbre, «< calenque >> par << calenque» et savait où un lièvre lancé passerait sûrement. Il avait un antique fusil aux canons d'une impressionnante longueur et s'en servait comme un braconnier... Il tirait bien rarement deux fois sur une bête le premier coup était décisif...

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Ah! c'était le bon temps ! alors on tirait dans sa matinée, entre 4 et 10 heures, deux, trois, quelquefois quatre lièvres. Chacun avait le sien...

Et puis, en ce temps-là, j'étais jeune, intrépide; et puis, surtout, j'étais amoureux...

Dans ce pays où le chemin de fer n'arrivera jamais, les vieux usages dureront encore un certain temps; mais il y a cinquante ans, ils étaient en pleine

vie. Les traditions y étaient en honneur comme les coutumes. Vous savez que, de nos jours encore, on foule dans ce pays-ci les gerbes de blé exactement comme on le faisait du temps de Virgile. Jadis, c'est tout un ensemble d'usages qui se perpétuait et, par exemple, le mode d'éclairage. On se servait de lampes à huile appelées «< calels » et, dans les régions boisées, de torches de « bois gras ». On tire le « bois gras » des souches de pin. Là, près des racines, s'accumulent les résines et les essences inflammables. Une longue baguette de bois gras prend feu avec une allumette et donne une flamme claire et vive, fumant peu lorsque le bois est bien sec... Et puis la fumée, c'est une affaire d'habitude.

Je me souviens des veillées au Mas des Thorenc. Une rangée de petites torches brûlaient sur des crochets de fer placés dans la cheminée. Tous les invités. et leurs hôtes étaient groupés dans la salle. Une lampe Carcel émettait sur la table une lumière jaune et douce qui paraissait bien mélancolique à côté de la lumière pimpante qui nous venait de la cheminée.

Je me souviens plus particulièrement d'une de ces réunions du soir. On ne jouait pas aux charades ou aux jeux d'esprit; les Castellas n'étaient pas là. René excellait à mettre en train ce genre de distractions et je dois reconnaître aujourd'hui que sa gaieté et son esprit faisaient la joie de tous. Ce jour-là nous étions seuls. M. de Thorenc causait chasse et politique avec M. de Serton. Mme de Thorenc tricotait sous la lampe et j'étais assis près de la cheminée à côté d'Estelle... Ah! les jolies heures! Estelle brodait; je la regardais et nous causions à mi-voix... Je ne sais plus de quoi nous parlions, mais j'ai encore dans le cœur

le son de cette voix aux sonorités chaudes. Les petites torches de pin qui l'éclairaient un peu de côté allumaient dans ses cheveux des transparences d'or. Son profil droit et fin se découpait en demi-teinte sur le fond obscur d'un coin du salon. Je voyais ses longs cils s'abaisser sur ses paupières... je regardais le jeu de ses lèvres qui laissaient luire parfois la blancheur de ses dents... Elle brodait et je ne me lassais pas de suivre le va et vient de ses doigts élégants et fuselés. Sur ses ongles glissait une lueur pâle et rose et, régulièrement, lorsqu'elle tirait le fil, un éclair brusque et métallique irradiait l'aiguille... Un amour sauvage me serrait les tempes. Ma voix me semblait sourde tant mon coeur battait fort. J'aurais voulu prendre Estelle dans mes bras, la couvrir de baisers, lui crier mon amour. La folie me gagnait à nouveau. D'un effort je me maîtrisai et j'évoquai une minute semblable à celle-ci, minute que j'avais vécue en revenant avec elle du plan de Gréolière. Et, comme alors, je me tus.

La jeune fille remarqua mon trouble et me dit : <«<< Mais qu'avez-vous donc, mon pauvre Jean? » Le regard qu'elle posait sur moi était si pur, si loyal et en même temps si étonné, que je me sentis presque coupable. L'occasion se présentait pourtant de parler enfin. Allais-je lui dire que je l'aimais? Je répondis avec embarras : « Vous êtes belle et je vous contemple. >> Son regard ne me quitta pas; ses mains se croisèrent sur ses genoux, puis elle sourit en haussant les épaules et se remit à broder en me disant : «<< Vous vous moquez de moi! » Alors j'eus peur de paraître ridicule en me taisant et, malgré tout, je n'osais pas exprimer ce qui brûlait en moi: «Estelle,

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