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d'Estelle, blanc et vert de celle de Castellas. Cela faisait un chatoyant mélange et, derrière nous, suivait la troupe un peu débandée. D'abord M. de Thorenc plongé dans une demi-somnolence et qui fumait sa pipe, sa femme récitant son chapelet, plus loin la famille de Castellas, enfin, tout à fait en arrièregarde, les mulets de charge avec leurs conducteurs et le groupe de ceux qui allaient à Andon. Tous les blasons s'étaient mélangés; cela faisait une étrange et exquise bigarrure se détachant en couleurs pimpantes et gaies sur les roches blanches de la montagne éblouissante de soleil. On aurait dit les mules toutes parées de fleurs.

Avec une réserve toute diplomatique, Estelle ne marquait aucune préférence et nous distribuait également ses paroles et ses sourires. Mon intransigeance d'amoureux était mise à une rude épreuve, d'autant que j'étais violent par nature! Mais pour montrer à Estelle que j'étais non un malappris mais bien un gentilhomme d'aussi vieille souche que mon compagnon, j'affectai vis-à-vis de René de Castellas la plus parfaite courtoisie et une amabilité qui, au fond, cachait une rancune bien proche de la haine...

A mesure que nous nous élevions, l'air se faisait plus pur, plus léger; le soleil décroissait. Les pins avaient uniformément remplacé les arbres à feuillage caduc. De larges espaces de terre dénudée étaient fleuris de lavandes dont l'odeur douce remplissait l'air. Estelle ayant manifesté le désir d'en respirer quelques brins, d'un même mouvement René de Castellas et moi sautâmes à bas de nos montures. La simultanéité de notre geste nous surprit; une seconde, nous nous dévisageâmes..., puis, à poignées, nous

ramassâmes la fleur odorante. Estelle prit nos bouquets et nous remercia d'un même sourire.

Enfin, le Castellaras se dressa devant nous, hors des pins qui l'entourent de toutes parts. La vieille commanderie de Templiers dressait sur le roc abrupt ses ruines massives et hautaines. La lumière du soleil déclinant l'éclairait de biais. Le Castellaras paraissait teinté de rose et les ombres des creux prenaient, par contraste, une couleur d'un vert très doux, très pâle, dilué de gris comme une teinte d'aquarelle. Il se découpait comme un château de légende sur le ciel pur et prenait des aspects étranges et changeants mesure que nous descendions dans la vallée déjà noyée d'ombre.

Notre caravane vit partir alors la famille qui se rendait à Andon. Il y eut des cris parce que les mules ne voulaient pas quitter leurs compagnes de route; des claquements de fouets, des bruits saccadés de clochettes sonnant toutes ensemble quand une bête prenait le galop... Plus loin, la même scène se produisit. Les Castellas prirent congé de nous et se dirigèrent vers leur château qui se trouve à mi-pente entre le Castellaras et le fond du ravin du Loup.

La caravane se trouvait bien réduite. Je pensais un moment que l'absence de René de Castellas attristerait un peu Estelle, mais celle-ci était si heureuse de revoir bientôt la maison où, depuis son enfance, elle venait passer tous les étés, qu'elle babillait avec moi gentiment et avec confiance. Nous chevauchions côte à côte avec des rires...

Il commençait à faire nuit quand, sur les bords de la Lane, la dislocation dernière de notre groupe se produisit. Les Thorenc se dirigeaient vers la droite,

moi vers la gauche. Le château de Thorenc était tout illuminé dans le lointain par la lueur des torches que les serviteurs avaient allumées en l'honneur de leurs maîtres. Estelle mit sa mule au trot et toutes les bêtes, sentant l'écurie, lui emboîtèrent le pas. J'écoutai le tintement des clochettes résonner gaiement sur le sentier, puis, à mon tour et seul, je continuai mon chemin.

M. de Serton m'attendait sur le seuil de sa demeure. La cordialité de son accueil m'alla droit au cœur et, après le dîner, tout en fumant de multiples cigarettes sous les arbres du jardin qui laissaient voir entre leurs branches le dôme du ciel étincelant d'étoiles, je remuais dans ma tête mille projets heureux... Un rêve merveilleux se formait peu à peu dans mon cœur et je pensais que mon séjour dans la vallée serait pour moi l'aurore de mon bonheur.

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Tout naturellement, par suite du voisinage des châteaux, les réunions de familles furent fréquentes, presque journalières. Tout était prétexte à se rendre les uns chez les autres. Curieuses, d'ailleurs, ces réunions où une seule jeune fille régnait sur une petite cour d'adorateurs. Fatalement les intrigues sentimentales devaient diviser le groupe des hommes. La lutte se limitait d'ailleurs entre René et moi, les autres jeunes gens étant de peu d'importance.

Au fil de mes souvenirs je vous raconterai quelques faits saillants qui ont jalonné les étapes de mon amour. Mais, comme je vous le disais tout à l'heure, c'est journellement que nous nous retrouvions tantôt pour pêcher des écrevises, tantôt pour cueillir la

lavande dont les bouquets embaumeraient les armoi res à linge, tantôt pour aller goûter dans les bois. Une après-midi, je sellai le cheval de M. de Serton et m'en allai à travers les sous-bois de pins. Les rênes flottantes, la bête marchait à sa guise. La mousse étouffait le bruit des sabots et ma présence ne troublait pas le calme silencieux de la forêt. Il faisait chaud, mais d'une chaleur gaie et légère, non de cette pesante atmosphère qui annonce l'orage. Bercé par l'allure cadencée de mon cheval, je suivais je ne sais quelle arabesque de rêve. Les mouches tourbillonnaient autour de nous, agaçantes, harcelantes, bruissantes et le soleil se jouant sur les vibrations de leurs ailes, les faisaient paraître d'or pourpre avec des transparences irisées. J'avais suivi les bords de ce ruisseau, la Lane, qui longe les bois, et tout naturellement, j'arrivai à la hauteur du château de Thorenc. Sans même y penser, je dirigeai mon cheval à travers les prairies. Le château m'attirait comme un aimant. Heureux de sentir cet espace libre devant lui et d'enfoncer ses sabots dans le souple tapis d'herbe, mon cheval se mit à hennir et partit au galop, les naseaux au vent.

A mesure que je m'approchais de la maison, je distinguais une certaine agitation dans la cour du château. On était en train de battre le blé sur l'aire auprès des arbres. Alors pour jouir de ce spectacle virgilien, j'arrêtai ma bête sous un pin et je regardai. A grand renfort de cris et de claquements de fouets, des mules tournaient en rond sur la paille dorée. Un homme les tenait au bout d'une longe et elles décrivaient un cercle autour de lui. Les gerbes de blé qu'un valet de ferme défaisait pour les étaler

avec une fourche, étaient piétinées sous les sabots des bêtes. Ce piétinement séparait le grain de la paille et celle-ci, brisée, bouillonnait, devenait semblable à une mousse légère d'or pâle. Les mules paraissaient enfoncer les jambes dans une écume qui leur montait jusqu'au poitrail. Une poussière blonde pailletait de luminosités les longs rais de soleil qui filtraient à travers les branches.

M. de Thorenc qui surveillait le travail de ses gens, m'aperçut et m'appela près de lui pour causer, tout en examinant la fin du battage. M. de Thorenc récoltait beaucoup de blé; non que le rendement des terres fut considérable, mais le domaine était vaste et s'étendait sur 1.200 hectares. Les flancs de ces montagnes qui s'en vont vers Gréolière étaient cultivés en céréales. Des murs de pierres sèches retenaient les terres en formant des étendues étroites, mais horizontales, qui s'élevaient en escalier depuis le fond de la vallée jusqu'à la limite des terres végétales. Aujourd'hui ces champs abandonnés se peuplent de sapins, de buis et de genêts... Ce n'est plus l'homme qui sème, mais le vent.

C'était la dernière foulée de blé. Quand tout le grain fut tombé des épis, on retira les mules, couvertes de sueur et un peu titubantes pour avoir si longtemps tourné en rond au grand soleil. La paille fut enlevée avec des fourches et le sol de l'aire apparut couvert d'un sable doré : la balle de blé et le grain. Avec des pelles de bois, les ouvriers lancèrent en l'air ce mélange que des femmes avaient soigneusement balayé en tas. Un nuage blond s'en allait dans le vent et le grain, plus lourd, retombait à terre avec un bruit de grêlons.

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