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LA MUSIQUE

A propos du goût musical

I

M. P. Lasserre, qui vient de donner dans les Cahiers verts (1) une philosophie du goût musical, est un des plus curieux esprits de notre temps. Nul ne comprend avec plus de finesse, et ne ressent plus délicatement. Il est vrai qu'il fait parfois des raisonnements qui surprennent; mais les prémisses en sont toujours bien posées. On ne souscrit pas toujours à ses jugements, mais c'est en lui qu'on trouve les raisons qui le réfutent. Il expose la thèse de ses adversaires si impartialement qu'il leur permet de nous convaincre. Il n'y a pas d'esprit qui soit de meilleure foi.

Je ne sais trop pourquoi, au début de son petit livre, il s'en prend à M. Anatole France, lequel écrit: « Ce que Stendhal... a écrit sur Rossini paraît aujourd'hui très vieux et fait sourire. Cela tient au sujet. Il est surprenant que cet art, qui est commun aux oiseaux et aux hommes et qui devrait chez l'homme comme chez l'oiseau présenter la stabilité des beautés naturelles, est au contraire le plus exposé aux révolutions du goût et aux vicissitudes du sentiment. Quoi! la musique n'est soumise qu'à la loi des nombres, elle devrait être fixe comme l'arithmétique et elle est à la merci de tous les caprices de la mode. Je voudrais bien qu'un musicien philosophe m'expliquât cette singularité. »

Il ne faut point parler ainsi, dit M. Lasserre. Et il montre d'abord, dans une page ingénieuse et belle,

(1) B. Grasset, édit.

que la musique n'est pas exposée aux révolutions du goût plus que les autres arts. Mais M. Anatole France n'a pas dit qu'elle le fût davantage. Il a constaté qu'il y avait pour la musique des modes et des engouements, et il s'en est étonné. Que ces variations soient parallèles à celles du goût littéraire ou pictural, c'est fort intéressant, mais c'est un autre sujet. Les jugements de Stendhal sur la peinture ont autant vieilli que ses jugements sur la musique, et nous ne comprenons plus guère l'admiration qu'avaient les gens de son temps pour les Carrache ou pour le Dominiquin. Mais, encore une fois, avec quelque soin qu'on relève la phrase de M. Anatole France, on ne voit pas qu'il ait établi une comparaison entre l'instabilité du goût musical et l'instabilité du goût dans les autres arts. Il a simplement constaté que le jugement que l'ensemble des hommes porte sur un musicien varie rapidement avec le temps. Le fait n'est pas douteux. Pour s'en tenir au seul Rossini, non seulement ce que Stendhal en dit nous surprend, mais bien plus encore ce qu'en dit Balzac. Le grand romancier a consacré de longues pages à analyser le Moïse. La marche, qui nous paraît banale et emphatique, le jetait dans une espèce de transport, et il était persuadé que Beethoven n'avait rien fait de si beau. Et Balzac était un habitué de l'Opéra, un amateur. Il est vrai que c'est dans le même passage qu'il parle de l'accord de quart de sixte, ce qui prouverait que ses connaissances musicales sont juste celles de beaucoup d'amateurs distingués. Mais on veut croire que le typographe est coupable et que Balzac avait bien écrit quarte et sixte.

M. Lasserre a montré la loi de ces changements du goût musical. Ils obéissent, dit-il, « aux mêmes causes que les changements du goût littéraire ou plastique. Ou plutôt ils y sont liés. Chose bien naturelle, puisque le fond de sensibilité d'une époque doit s'empreindre dans tout ce qu'elle aime, et dans tout ce qu'elle repousse. Ronsard et les poètes de la Pléiade, dédaignés par le XVII et le XVIII° siècles, ont été remis en honneur par le XIX. C'est exactement le sort des musiciens de leur temps : Claude Le Jeune, Jeannequin, Josquin des Près, Guillaume Costeley, Roland de Lassus et autres, complètement abandonnés par les contemporains de Lulli et de Rameau et qui font aujourd'hui nos délices. Les tableaux de Poussin n'ont eu aucun attrait pour le XIX siècle romantique, qui a cru ne trouver en lui qu'un peintre académique et glacé. Maintenant nos yeux, délivrés des vapeurs de la vision romantique, perçoivent la fleur et la lumière de ces ouvrages. C'est l'histoire de Rameau... Le XIX siècle, le prenant pour un musicien froid et pompeux, l'a enterré dans un silence profond. Nous sentons aujourd'hui la beauté décorative et la majestueuse ivresse apollinienne de sa musique. »

J'ai voulu citer cette page pour sa beauté, et aussi parce que la loi qu'elle énonce pourrait bien ne pas être tout à fait aussi simple. Si j'entends bien M. Lasserre, les variations du goût musical seraient liées à celles du goût littéraire ou du goût plastique, et toutes ensemble témoigneraient de la sensibilité propre à chaque époque. Liées, je le veux bien; mais par quelle formule ? M. Lasserre semble indiquer un véritable parallélisme. Mais malheureusement l'histoire ne nous montre rien de pareil. Au lieu d'un synchronisme entre le goût musical et les autres, elle nous montre au contraire une sorte de décalage. M. Lasserre le constate lui-même pour Rameau, qu'il appelle le Poussin de son art, bien qu'il soit du XVIII siècle.

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Mais cet exemple n'est pas isolé. Au début du XIX siècle, le siècle précédent est tombé dans un profond discrédit, sauf en ce qui concerne la musique : Grétry est resté à la mode, quand Fragonard ou Greuze sont complètement démodés. Autre exemple: vers 1840, le romantisme triomphe partout, sauf en musique : le pauvre Berlioz en sait quelque chose. Ce n'est que dans les dernières années du Second Empire qu'il connaît une apothéose tardive, et il ne deviendra populaire que vingt ans après sa mort, vers 1890. Il serait aisé de multiplier ces exemples. De nos jours même, l'impressionnisme musical a retardé d'une vingtaine d'années sur l'impressionnisme des

peintres.

Reste à trouver une explication. En voici une qu'on peut suggérer, en la donnant pour ce qu'elle vaut. On parle toujours de la sensibilité propre à une époque. Il se pourrait au contraire, que le total des émotions esthétiques d'un temps fut une constante. Pour satisfaire à cette loi, il faut évidemment qu'il s'établisse une compensation entre les arts. Dans les temps où les hommes satisferont par la poésie à leur besoin de lyrisme, il sera impossible qu'ils s'enivrent en même temps d'une musique aussi forte. La nature, qui est sage, ne l'a pas voulu. La petite trépidation de Rossini leur suffira. Musset le proclamera par la voix du marquis Stefani, dans Bettine. « Rossini est toujours mon homme. » Admirez le sage équilibre de la vie. On a écrit les Nuits, et souffert les tourments d'une poésie désespérée. A tant d'orages, la musique vat-elle ajouter ses ouragans ? Non. Une loi bienfaisante veut que l'auteur de Rolla soit enchanté par la Cenerentola: sol do mi, do mi, do sol mi... C'est de tout repos.

Revenons cependant à M. Lasserre et à M. France. Ayant constaté les vicissitudes du goût musical, M. Anatole France s'en étonne. « La musique n'est soumise qu'à la loi des nombres, elle devrait être fixe comme l'arithmétique et elle est à la merci de tous les caprices de la mode. >>

M. Lasserre fait un peu la grimace quand on lui dit que la musique est soumise à la loi des nombres. Cependant il le dit lui-même, et de la façon la plus formelle, à la page 99 : « Ils devront songer... que les lois les plus rigoureuses président aux agencements sonores d'une bonne musique... » Or une loi qui n'aurait pas d'expression numérique est un non-sens, et dire que la musique est agencée selon des lois équivaut juste à dire qu'elle est gouvernée par des nombres.

Mais laissons ces chicanes, et bornons-nous à dire qu'après avoir trouvé le problème mal posé par M. Anatole France, M. Lasserre le pose sous une autre forme, qui revient d'ailleurs exactement à la première. Ce qui change, dit-il, c'est la matière de la musique; et ce qui est surprenant, c'est, au milieu de ce changement, la stabilité des chefs-d'œuvre. Ce nouveau problème contient entièrement le premier. La matière de la musique change, dit M. Lasserre. C'est là précisément ce que M. France appelle les caprices du goût. Choisissons un exemple concret. Il y a un moment, dans l'évolution de la musique, où la tierce, considérée jusque là comme dissonnante, devient consonnante. Il y a de quoi être surpris de ce caprice de l'oreille, ou si l'on veut de ce caprice du goût. Et M.A.France a parfaitement raison de s'étonner qu'un rapport fixe, défini par un nombre constant, celui des

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