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aujourd'hui endormi dans l'apaisement de la mort, m'a paru digne d'être contée. On y sent je ne sais quelle violence de vendetta, je ne sais quelle passion terrible. Les raffinements de la vengeance et de la jalousie, dans ce qu'ils ont de plus monstrueux, ont un moment dominé la vie de mon vieux compagnon. Au premier abord, je l'avoue, en écoutant les confidences de M. d'Ustarel, j'avais éprouvé une impression d'angoisse comparable à celle que l'on ressent en découvrant un abîme insoupçonné. Cet homme pour lequel je professais une sympathie faite d'affection et de respect se révélait brusquement à moi comme un être amoral. Et puis, avec les années, mon jugement s'est fait moins âpre. M. d'Ustarel avait commis des actes tantôt inconsidérés, tantôt froidement prémédités, sous le coup d'une idée fixe d'amour et de haine.

Ses ancêtres, seigneurs pillards sans foi ni loi, embusqués dans leurs forteresses où ils accumulaient le fruit de leurs rapines, avaient laissé à leur descendance une lourde hérédité de violence et de meurtre. L'éducation et l'adoucissement des mœurs avaient, au cours des âges. atténué et paru même effacer la sauvagerie primitive. Mais il avait suffi du choc des circonstances pour faire craquer ce vernis de civilisation et réveiller en M. d'Ustarel les instincts brutaux d'un de ses ancêtres.

Un de ses grands-oncles maternels, le chevalier de Soleilllas, avait déjà subi cette emprise. Le chevalier avait été mêlé, vers la fin de l'ancien régime, à un drame mystérieux dont le souvenir est resté vivace dans le pays d'Aix. Une jeune fille appartenant à une des meilleures lignées de Provence, avait été trouvée,

un jour, poignardée dans le parc de ses parents, et la rumeur publique accusait de ce crime le chevalier, homme sanguin et vindicatif, qui dédaigné par la jeune fille, avait disparu le jour de l'événement. La découverte de son cadavre au fond d'un précipice dans la montagne avait renforcé l'hypothèse du crime bien qu'aucune preuve n'ait pu entraîner de certitude. Quoi qu'il en ait pu être, le poids de cette sombre hérédité atténue, en l'expliquant, l'acte commis par M. d'Ustarel.

Durant cette courte et délicieuse saison où les lavandes fleurissent parmi les pierres, la folie avait un jour, d'une flambée brutale, annihilé tous les raisonnements de cette âme tourmentée. Nous n'avons pas le droit de juger. J'expose les faits tels qu'ils me furent racontés par M. d'Ustarel au crépuscule de sa vie, Malgré leur incohérence apparente, ils s'enchaînent étroitement les uns aux autres jusqu'à la crise finale. L'âme de M. d'Ustarel reflétait toutes les violences du soleil; cette âme, tout d'une pièce, aux ombres crues, comme les contours de ces montagnes sont découpés brutalement par le soleil de midi, et ensuite s'idéalisent de couleurs infiniment nuancées dans les clairs comme dans les ombres, à mesure que le soleil approche de son déclin.

C'était en 1864; j'avais alors vingt-sept ans. Un vieil ami de mon père, M. de Serton, m'avait invité à venir passer l'été dans sa vieille gentilhommière de Thorenc. Vous connaissez ce petit château, aujourd'hui délabré et tombé au rang de ferme, dont

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les tours courtes et massives ne dominent guère le toit crevé de la petite chapelle seigneuriale qui s'élève tout auprès. C'est une des plus vieilles maisons du pays et son propriétaire, dernier du nom, était d'ancienne et authentique noblesse locale.

Les vieilles familles disparaissent; on dirait que leur sang s'est appauvri. Leur temps est révolu, leur rôle social s'est amoindri dans le nivellement général. C'est ainsi qu'on voit s'éteindre de grands noms, des noms que vous retrouvez en remontant l'histoire d'un peuple. J'ai vu s'éteindre bien des familles. Moimême je porte, le dernier, un blason de Provence qui fut connu et glorieux en son temps, il y a bien des lustres...

Les familles comme les peuples s'élèvent, et puis, usées, retombent dans le néant...

Mais excusez cette constatation un peu mélancolique, réflexion d'un vieillard qui, ayant vu se creuser bien des tombes, s'est penché sur les destinées humaines. Au temps de ma jeunesse, je ne me souciais guère de toutes ces considérations, et lorsque j'acceptais l'hospitalité de M. de Serton, j'avais bien d'autres pensées dans l'esprit et dans le cœur.

La chasse était le prétexte de mon acceptation, mais en réalité, je ne venais ici que pour pouvoir vivre quelque temps dans le voisinage d'une jeune fille de vingt et un ans, une amie d'enfance dont j'étais silencieusement épris, Mlle Estelle de Thorenc. C'était une belle enfant, au teint mat et chaud, aux lourds cheveux noirs, noués, comme c'était alors la mode, en masse épaisse sur la nuque qui, chez Esteile, était d'un joli blond d'ambre. Elle incarnait la joie de vivre, l'insouciance heureuse des âmes pures. Elle

semblait vouloir mordre de toutes ses dents menues aux fruits délicats que nous tend la vie, et je comprenais en regardant ses yeux bruns la profonde mélancolie d'Iphigénie sur le point de mourir. Heureuse dans la maison de son père, Iphigénie, au moment du sacrifice, résumait toute sa tristesse dans cette plainte: << Il est doux de voir la lumière du jour... » Estelle, d'une manière inconsciente, était tout imprégnée de cette joie de vivre et de contempler le soleil divinisant les choses sous son baiser féerique; l'âme de la jeune fille était baignée de soleil...

Comme je vous parlerai d'Estelle tout au long de ce récit, il est inutile que je vous fasse par avance son portrait. Les années ont pu s'accumuler sur ma tête, elles n'ont fait que glisser sur mon cœur et sur mes souvenirs.

J'arrivai donc à Grasse par une après-midi étouffante de juillet. Je ne m'étais arrêté qu'une heure dans ce qui est le Cannes d'aujourd'hui, mais qui, en ce temps-là, n'était qu'une bourgade de pêcheurs. La vieille forteresse du Mont Chevalier érigeait ses lourdes murailles au-dessus des petites agglomérations de misérables cabanes et portait le témoignage des invasions sarrasines. Ah! les Sarrasins! Les marques de leur passage se voient encore dans toute notre Provence. Aux forteresses qu'ils ont laissées s'opposent celles que bâtirent les moines de Lérins, les chevaliers du Temple, et en outre, dans notre région, celles des Grimaldi, princes d'Antibes... Mais je m'égare encore dans le passé. J'évoque si souvent les origines de notre Provence que vous me pardonnerez, j'espère, ces digressions. Toute notre race provençale a subi l'empreinte profonde de cette période

tourmentée de son histoire, période qui a duré des siècles. Sans parler des Barbares de toutes sortes, que de races ont circulé sur notre terre ! Romains, Sarrasins, Impériaux, Sardes, Français... Tous ces éléments se sont fondus dans notre Provence comme dans un creuset chauffé à blanc par le soleil. De ce mélange est sortie cette race dont je- fais partie.

De la mer jusqu'à Grasse, j'avais traversé la campagne cultivée comme un jardin; l'odeur de toutes les floraisons, jointe à la température torride, m'avait un peu alourdi l'esprit. A Grasse je renvoyai mes gens qui, après un jour de repos laissé aux chevaux, devaient reprendre la route d'Aix, et je me mis en quête de l'équipage de M. de Serton.

La ville était pleine de mouvement et de bruit. L'époque était venue où, pour fuir la chaleur de la côte, les familles possédant un château dans les hautes vallées montaient y chercher la fraîcheur des som

mets.

Malgré la somnolence que le soleil faisait peser sur la ville on n'entendait que braiments de mules agacées par les mouches, tintements de grelots, bruits de voix sortant des maisons bien closes. La chaleur engourdissait un peu la fièvre de préparatifs qui exaltait la ville, mais on sentait que l'activité allait renaître avec les heures plus douces de la soirée.

C'est qu'à l'époque dont je vous parle, grimper les pentes raides, dévaler les vertigineux abrupts des ravins, et cela pendant une dizaine de lieues, en un mot, monter dans la montagne n'était pas une petite affaire. Il n'y avait pas de route carrossable, mais seulement une piste caillouteuse, ravinée par les eaux

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