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versation continua et prit une tournure plus amicale. Nous nous étions mis en marche tout en devisant. Un étonnement se faisait jour en moi en écoutant cet homme étrange. La dualité de son caractère se découvrait au fil des phrases que nous échangions.

Tout à coup je m'aperçus que nous nous trouvions à quelques pas du château. Je voulus prendre congé de mon compagnon, mais lui, après une légère hésitation, me dit avec bonhomie, tandis qu'une ombre de sourire éclairait de bienveillance son rude visage : « Allons, pour me prouver que vous ne me tenez pas rigueur de ce que je vous ai dit tout à l'heure, faitesmoi le plaisir de venir vous rafraîchir dans ma maison... Ma cave conserve un vieux vin doré de Provence dont vous me direz des nouvelles ! Et puis, quand il vous plaira, chassez et promenez-vous sur mes terres, et si la compagnie d'un vieillard aussi rogue que moi ne vous fait pas trop peur, venez me voir de temps en temps..., je suis un sauvage..., mais vous me ferez plaisir chaque fois que vous franchirez le seuil de ma maison... >>

C'est ainsi que j'entrai peu à peu dans l'intimité de M. d'Ustarel. Mes visites, au début de nos relations, étaient un peu espacées, mais le vieillard envoyait alors prendre de mes nouvelles, craignant que je ne fusse souffrant. Dans la dernière quinzaine de mon séjour dans la vallée, c'est tous les jours que je suivai la route qui longe la bordure des bois pour aboutir, caillouteuse et ravinée, à la cour du vieux château de Thorenc. Quand il faisait beau en était presque toujours ainsi pendant les mois de juillet et d'août - nous partions tous deux, droit devant nous, au hasard. Nous n'allions pas très vite,

et il

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car mon compagnon était gêné par sa jambe raidie et plus courte, mais nos conversations ne souffraient pas, au contraire, de la lenteur de notre marche. Nous nous asseyions dans quelque bosquet, et nous causions tandis que la lumière papillotait dans le paysage.

M. d'Ustarel était d'une douceur et d'une sensibilité extrêmes. Pourtant ses yeux laissaient de loin en loin transparaître je ne sais quelle lueur implacable et mauvaise dans ses moments d'irritation. Mais quand nous causions on y voyait le mystère d'un horizon immense, doux et mélancolique. Cet homme avait beaucoup souffert, et souffert par sa faute. Replié sur lui-même dans la solitude où il s'était volontairement enseveli, il avait pesé sa destinée. Son intelligence supérieure et soigneusement cultivée s'alliait à une volonté de fer, sujette parfois à des colères terribles et maîtrisées avec peine.

L'habitation de M. d'Ustarel était de ces maisons. qui ne changent pour ainsi dire pas au cours des années. Elle possédait ce charme intime et désuet où l'on sent vivre la présence d'une morte...

Une vaste cour rectangulaire entourée de murs sur trois faces, la quatrième étant bordée par la maison, renfermait l'aire où, à la fin de juillet, les mules battaient le blé à l'ombre de trois ormeaux centenaires. Le château, grande construction flanquée de tours carrées aux deux angles de la façade et de tours. rondes sur le derrière, avait une allure un peu sévère malgré ses murs crépis à la chaux teintée d'ocre pâle. Les toits de tuile rouge se patinaient de mousses et de lichens. De loin, le château se voyait en son entier et prenait dans le cadre qui l'entourait son véri

table caractère. Il avait belle allure au grand soleil, sous l'azur limpide du ciel, et se découpait en clair sur les pins qui couvraient toute la montagne derrière

lui.

Les

granges et bergeries étaient propres à recevoir de nombreux troupeaux de brebis, de chèvres et de vaches laitières, et à abriter les moissons, assez considérables malgré la mauvaise qualité des terres.

L'ensemble du château et des constructions adjacentes, la couleur des murs, des toits se silhouettant parmi les arbres, le soleil accusant les ombres indigo, tout s'accordait pour former une vision de campagne

italienne.

taire

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De l'intérieur du château, je ne connus que le salon, la salle à manger et la chambre du propriéet encore j'étais privilégié ! De vieux meubles provencaux en bois sombre, délicieusement usés et patinés par le temps, disaient le long usage, le frottement des mains des générations qui s'en étaient servi. Le salon, immense et assez haut de plafond, possédait une cheminée monumentale faite pour brûler des troncs entiers de pins. Une sorte de herse de fer était fixée sous le manteau: c'était là qu'on fichait jadis les torches de « bois gras », seul mode d'éclairage de toute la région il y a soixante ans. La lumière de ces torches est d'ailleurs vive et gaie. Selon la longueur du bois et sa teneur en résine la combustion est variable, mais la moyenne est d'envi

ron une demi-heure.

Tout était intact dans cette maison. On sentait que le vieillard entourait d'un culte fervent chaque chose de cette demeure. Il y vivait, recueilli comme dans un

sanctuaire. Sa voix y prenait des intonations plus sourdes... et j'appris par la suite que certaines chambres étaient fermées et que nul, hormis M. d'Ustarel, n'y avait pénétré depuis cinquante ans...

Toutes ces bizarreries avaient créé autour du vieillard une atmosphère de méfiance et presque d'hostilité. Tous les paysans de la vallée affirmaient que M. d'Ustarel était un peu fou. Ils avaient tort, mais le vieillard avait arrêté sa vie à une époque déjà lointaine, et depuis lors, il vivait inlassablement avec

ses souvenirs.

Par quelle poussée de confiance en vint-il à me confier sa vie? Je ne me l'explique pas. Plus d'un demi-siècle nous séparait et peut-être est-ce ce motif qui le décida à me parler librement comme un aïeul parle à son petit-fils. Peut-être pensait-il qu'un homme jeune comme moi serait plus apte à comprendre la mentalité de sa propre jeunesse; ou bien, se sentant arriver au terme de sa vie, voulait-il, pour la première et dernière fois, ouvrir son âme tourmentée ? Son secret était-il trop lourd encore malgré l'apaisement qui découlait de ses obscurs renoncements et de ses héroïques expiations? Je l'ignore...

Quand je quittai Thorenc, vers la mi-septembre, il m'embrassa avec émotion et, de la voiture qui m'emportait vers Grasse, je le vis debout sur le bord de la route agitant un mouchoir. Un tournant de la route le fit disparaître à mes yeux... Je suis sûr qu'il pleurait. Je ne devais plus le revoir.

Quelque temps après mon départ, je reçus de lui la seule lettre qu'il m'écrivit. Elle était assez brève, mais très affectueuse et toute empreinte de mélancolie. «Je me sens lentement mourir, mon cher enfant.

L'heure du pardon total va sonner et je l'attends avec calme, même avec joie. Je serai enterré au cimetière d'Andon, auprès de ceux qui m'ont connu dans ma jeunesse et qui m'attendent. J'avais un moment songé à dormir mon dernier sommeil dans le cimetière d'Aix... Mais je repousse cette pensée ce sera mon expiation dernière. La tombe de famille n'abritera pas mon cercueil et je continuerai ici dans la mort. l'exil auquel, vivant, je me suis condamné. Ne m'oubliez pas tout à fait. Si votre coeur garde un peu d'affection pour votre vieil ami, conservez-moi une place dans votre mémoire et priez pour moi... »

Effectivement, dans le courant de l'hiver, j'appris que, foudroyé par une attaque, M. d'Ustarel était mort sans souffrances..

La guerre survint et les années lourdes de sang passèrent une à une parmi les hommes.

Ce ne fut qu'après la victoire que je fis un pèlerinage sur la tombe de mon vieil ami.

Le château de Thorenc était vendu, les forêts étaient rasées par les bûcherons, une scierie à vapeur remplissait la vallée de son vacarme brutal... Thorenc perdait la plus grande partie de ce qui faisait son charme intime et sauvage.

J'allai au vieux cimetière d'Andon. Une dalle déjà recouverte par les herbes folles marquait la place où mon vieil ami attendait la résurrection. Un nom, deux dates et c'était tout ce que portait la pierre...

Et je me remémorai les entretiens du vieillard en parcourant tous les sites où jadis nous errions ensemble. Il me vint à l'esprit de transcrire cette histoire...

La tempête qui agita la jeunesse de cet homme,

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