teux que tout le monde prend pour dupe... Dans la scène avec Rafle, son homme d'affaires, Turcaret se montre pourtant un terrible requin... Mais peut-être fallait-il, pour que la pièce passat, que Lesage fît, à d'autres égards, son bonhomme plus inoffensif et assez sottement victime d'une coquette, d'un aigrefin et d'un valet... Et puis est-il si anormal, si invraisemblable qu'un homme très fort en affaires, le soit moins en amour, surtout lorsque la vanité s'en mêle... Turcaret est un parvenu, et il n'y a rien d'étonnant à ce que Lesage l'ait fait jouer au « bourgeois gentilhomme »... Un traitant impitoyable, reçu et agréé par une baronne très - adroite, peut, auprès d'elle, perdre la redoutable lucidité qu'il retrouve aussitôt dès qu'il s'agit de tirer de l'argent de ses victimes habituelles... Il y a là, au contraire, dans cette contradiction apparente, un trait humain de plus... Ainsi, toutes différences gardées, Alceste est amoureux de Céli mène... Une pièce comme Turcaret peut prendre des aspects fort différents, suivant que les interprètes l'orientent vers la farce ou vers l'apre satire; dans le fond, elle n'a pas cette gaieté, cette bonne humeur qu'un homme comme Regnard, par exemple, réussit à donner à ses comédies, même lorsqu'elles mettent également en scène des coquins et des aventurières. Les artistes de la Comédie-Française ne l'ont pas jouée d'une façon très homogène ; les uns l'ont tirée dans un sens, les autres dans un autre. Cependant, dans l'ensemble, ils ont évité de la pousser au noir, d'en souligner l'amertume, d'en accentuer les côtés les plus durs, de la rapprocher, par un anachronisme tentant, du style Théâtre-Libre. Ils ont fait effort pour la jouer joyeusement, comme une farce de Molière. Et sans doute, ont-ils eu raison, et sont-ils dans la plus sûre tradition. Le pessimisme romantique ou naturaliste - n'avait pas assombri l'humour de nos pères, et les contem- porains de Molière et de Lesage savaient rire franchement des sujets hardis, vigoureux et drus qui, aujourd'hui, nous paraissent pénibles. M. Léon Bernard, la face enluminée, l'air épais et satis✔ fait, la tête affublée d'une immense perruque rousse, a un peu donné à Turcaret l'aspect de M. de Pourceaugnac et de M. Jourdain, et il a joué le rôle dans un excellent style - moliéresque; il a fait ressortir d'une façon fort plaisante, la vanité ridicule, la sottise importante du personnage. Mais dans la scène avec Rafle, les traits se sont durcis, l'œil est devenu méchant, nous avons eu soudain sous les yeux le traitant sans pitié, l'usurier féroce. Et ce double aspect du personnage est dans le texte même de Lesage comme dans la * réalité. M. Bernard avait, je crois, déjà joué il y a un certain nombre d'années, Turcaret sur une autre scène. Sa composition actuelle doit avoir gagné en ampleur et en force comique, et il a remporté un succès mérité. MUSIQUE Les Concerts: Premières auditions Tandis que nos théâtres lyriques se consacrent tout entiers à la préparation de leurs prochains spectacles, - et notamment l'Opéra à une remise au point de la Tétralogie wagnérienne, débarrassée, j'espère, des mutilations qu'un fâcheux laisser-aller a rendues hélas traditionnelles dans les représentations ordinaires, les grands concerts nous ont offert quelques nouveautés ou reprises intéressantes que de laborieuses pérégrinations entre les salles appropriées m'ont permis d'entendre en majeure partie... Contre leur habitude, les Concerts-COLONNE ne tiennent pas cette fois à la première place dans l'accomplissement de cette tâche révélatrice. Outre des œuvres de tout repos et d'influence directe sur la recette, auxquelles l'âpreté de la concurrence oblige à recourir fréquemment, M. Gabriel Pierné a voulu nous faire applaudir des vir tuoses notoires du clavier, tels que MM. José Iturbi et Arthur Rubinstein ; leur jeune émule Mlle Lucette Des caves, qui a joué avec une grande sincérité un Concerto bien actuel, un peu décousu, mais non sans couleur d'un jeune compositeur tchèque M. Martinu ; l'ex cellent violon-solo de l'orchestre, M. Marcel Darrieux, qui a interprété avec un vif succès un Concerto de Bach et la Ballade tour à tour rêveuse et mouvementée de M. Alfred Bachelet ; - une jeune cantatrice enfin de valeur particulière, Mlle Madeleine Vhita, qui a donné dans des mélodies de Franck, Duparc et André Caplet la mesure de sa pénétrante musicalité. Une Invocation à la nuit et Danse orientale, d'un exotisme discret mais un peu conventionnel, dues à la plume féconde et manifestement bien intentionnée de Mlle Marcelle Soulage, a constitué le seul apport des nouveautés proprement dites dans les derniers programmes d'ailleurs comme toujours adroitement combinés, de M. Pierné. Aux CONCERTS LAMOUREUX, M. Paray a donné une deuxième audition, non moins accomplie que la première, des Trois Rapsodies de M. Florent Schmitt dont je vous ai dit toute la chatoyante couleur et la séduction sonore. Il a ajouté à son répertoire l'ouverture de l'importante partition de musique de scène écrite naguère par M. Alfred Bruneau pour les représentations à l'Odéon de la pièce qu'il tira lui-même de la Faute de l'Abbé Mouret d'Emile Zola. On y retrouve, avec un sentiment juste de l'ambiance à évoquer, les signes caractéristiques de sa personnalité... Une Pastorale Antique de M. Ferrier-Jourdain, portant le titre un peu ambitieux de « symphonie et chorégraphie lyrique », a paru assez agréablement bucolique. On a fait avec raison bon accueil à la suite orchestrale tirée par M. Francis Casadesus de sa partition pour le Messie d'Amour de M. Charbonnel. L'auteur de Cachaprès y commente avec la franchise et l'accent communicatif que vous lui connaissez le drame du Golgotha, qui semble pourtant à première vue, assez éloigné de son tempérament primesautier et populaire. Aux CONCERTS PASDELOUP, M. Albert Wolff nous a fait connaître plusieurs ouvrages inédits à tendances différentes. Le Chant funèbre de M. Rivier vaut par la sincérité de son accent et la netteté de sa structure, sans qu'il s'y manifeste encore un sentiment personnel bien défini. Quant au fragment chorégraphique extrait de Satan Vaincu, opéra de M. Kullmann représenté à Nice, il est assez difficile d'en apprécier exactement la portée poétique dans ces conditions. On ne peut que rendre hommage à l'habileté avec quoi sont présentés et instrumentés ses éléments thématiques. M. Ch. Pons aime, vous le savez, à commenter musicalement la prose de nos hommes politiques notoires. On ne peut méconnaître d'ailleurs que le beau sentiment de la Mort de Démosthène de M. Georges Clemenceau, et le Sorcier forgeron se prêtaient assez facilement à une interprétation lyrique. Il faut regretter que, pour exprimer sa ferveur manifeste à l'égard de ces textes suggestifs, M. Pons n'ait pas su renouveler davantage l'esprit appuyé de son style habituel. Et avant de quitter la salle Mogador. je tiens à signaler le beau succès qu'y remporta la scène finale du premier acte de l'émouvante Lépreuse de M. Sylvio Lazzari, dont Mme Montjovet et M. Niel furent les vibrants traducteurs. Tout en faisant applaudir à la SOCIÉTÉ DES CONCERTS DU CONSERVATOIRE des exécutions accomplies d'œuvres célèbres classiques et modernes, ainsi que c'est avant tout ici son rôle, M. Philippe Gaubert tient cependant à réserver une place importante aux productions contemporaines de valeur, et à les faire bénéficier de la collaboration de la remarquable phalange dont il est le chef ardent et convaincu. C'est ainsi qu'il faut le louer de nous avoir fait récemment réentendre le trépidant Pacific de M. Honegger, un poème symphonique plein de couleur de M. Jean Poueigh le Meneur de Louves, et la Cinquième Symphonie de M. Charles Tournemire dont je vous ai dit naguère, lors de sa première apparition parisienne aux Concerts Colonne, les nobles mérites. Alors que plus que jamais, la plupart de ses confrères semblent préoccupés des fluctuations de la mode, ou du rendement, - excusez l'affreux mot hélas! devenu courant, --- de leurs ouvrages, le culte persistant de M. Tournemire pour les formes les plus hautes, les plus périlleuses aussi de la musique, suffit à dire l'effort d'art considérable et tout désintéressé que représente cette simple composition. Même ceux que leur tempérament dirige vers d'autres voies seront les premiers je pense, à louer l'élévation du plan poétique du langage musical et la belle tenue de l'ensemble de l'instrumentation d'une œuvre qui fait le plus grand honneur à son auteur. Indépendamment de ces manifestations habituelles de son activité, la musique symphonique a élu domicile, vous le savez, dans la nouvelle salle Pleyel, où de nombreux concerts devenus eux aussi périodiques, sollicitent sans relâche la faveur du public, dont la faculté d'absorption semble à vrai dire quelque peu saturée par l'assaut ininterrompu de ces vagues sonores. Je vous ai dit l'autre jour les raisons du brillant succès des CONCERTS STRARAM dont les programmes continuent à être attrayants et variés. Ces derniers jeudis, M. Straram nous a fait connaître une Suite d'orchestre amusante et preste extraite par M. Marcel Delannoy de sa musique de scène pour le Marchand de Lunettes, - un Concerto bien ampoulé et fastidieux (quoique fort bien joué par M. Lauga), pour violon et orchestre de M. Castelnuovo-Tedesco, - et un Concert de chambre pour piano, violon et 13 instruments à vent de M. Alban Berg, qui surenchérit encore sur la polytonalité intégrale et exaspérée des derniers ouvrages de M. Schænberg, et dont le mécanisme impitoyable semble exclure de plus en plus toute expression sensible. Je dis << semble », car, seul, le premier tiers de ce long morceau put être écouté dans un calme relatif. Quelles que soient les réserves qu'on ait à formuler sur le Concert de M. Berg, est-il besoin de dire qu'on ne saurait s'associer ici en aucune façon au tumulte persistant qui en fit suspendre deux fois l'exécution. Ce sont là procédés aussi vains que discourtois et injustes à l'égard d'interprètes qui, comme Mlle Guilbert ou M. Darrieux, défendaient l'œuvre avec le zèle le plus méritoire, envers M. Straram lui-même qui, en nous révélant à Paris la partition récemment choisie par l'Autriche pour représenter sa production actuelle à l'Exposition de Francfort, n'a fait que poursuivre avec impartialité la tâche qui constitue l'originalité et cause le succès de ses concerts... Sachons gré aussi à M. Straram de se montrer fidèle au puissant Psaume de M. Florent Schmitt, et d'avoir remis en lumière le saisissant poème : Souvenirs, une des œuvres les plus émouvantes de la maturité de M. Vincent d'Indy, dont le nom et la production considérable paraissent en ce moment, comme en vertu d'une entente tacite, écartes a priori des programmes des concerts symphoniques : ostracisme inique et injustifiable à l'égard d'un des maîtres actuels de la musique française, et sur lequel il faudra bien pourtant s'expliquer un jour... Par ailleurs, et et sans qu'il soit question comme bien vous pensez, de diminuer ici ses dons peu communs, son éblouissante virtuosité orchestrale et son puissant temperament, - M. Stravinsky se voit décerner par les foules mondaines accourues, des ovations enthousiastes après des exécutions entraînantes, sous sa baguette autorisée, du Chant du Rossignol, du Sacre du Printemps et de l'irrésistible Petrouchka... Et je ne voudrais pas quitter la Salle Pleyel sans vous signaler au moins le bel effort que M. Albert Doyen poursuit avec ses Fêtes du Peuple, où il nous a fait entendre son bel oratorio le Chant du prophète Isaïe, et la place importante que semble appelé à prendre dans la vie musicale le nouveau groupement orchestral que dirige avec une vivante chaleur, chaque dimanche, M. Gaston Poulet. Outre des Poèmes Chantés du signataire de ces lignes que Mile Marcelle Bunlet a chantés avec non moins de vibrante expression que la Mort d'Yseult, on y a et م applaudi cette semaine la Symphonie en ut mineur de Beethoven, et la Suite de M. Albert Roussel, qui poursuit ainsi le cours mérité de ses succès à travers nos diverses phalanges symphoniques. La semaine précédente Mme Wanda Landowska y jouait du Hændel et du Mozart avec ce style fin et délié, cette grâce souple que vous lui connaissez. GUSTAVE SAMAZEUILH. PROMENADES Vous connaissez la loi récente : « Toute personne ayant trouvé et restitué à leur propriétaire des bijoux, valeurs, titres, espèces qui auraient été perdus, a droit à une récompense due par le propriétaire, égale à 5% du montant de leur valeur jusqu'à 100.000 francs, et à 2% au delà. >>> A ce propos, voulez-vous que nous fassions l'inventaire des objets perdus? J'ai eu, jadis, la curiosité de visiter cet étrange musée, à la préfecture de police, et je me suis fort diverti. Les énormes salles qu'occupent les services donnent l'impression d'un véritable entrepôt de la Brocante, le plus compliqué, le plus riche sans doute en objets d'une diversité et d'une bizarrerie extraordinaires. Sur des rayons bondés et poussiéreux, les choses les plus disparates et les plus hétéroclites se trouvent côte à côte, fraternellement réunies, l'article de bazar à treize sous près de l'aristocratique ombrelle et du porte-monnaie armorié, un pauvre châle de laine rapiécé qui ne devait guère protéger les maigres épaules qu'il avait mission de réchauffer tout contre l'élégante fourrure souple et douce. En parcourant les longs couloirs formés par les casiers, nous avons trouvé méthodiquement alignés : un panier de blanchisseuse et un fusil Chassepot, une Vierge en plâtre et une enseigne de bureau de tabac, une canne à pêche et un guidon de bicyclette, un globe terrestre avec deux cerceaux d'enfant, un petit navire sous un globe de verre, une boîte au lait, une cage à oiseau, une scie de menuisier, des pince-monseigneur, un fouet, un pliant, un gant de maître d'armes, une raquette de lawntennis, un bâton de frotteur avec le morceau de cire, etc. Huit mille couvertures de chevaux et dix mille parapluies formaient l'appoint le plus considérable de cette collection fantastique. tique d'un opticien, un ballon avec son filet, un sabre, un violon, un chapeau, un saladier, un panier, une poupée, une pipe en merisier colossale, un collier de cheval, un bouquet de fleurs artificielles, et enfin... une couronne mortuaire, offerte, l'inscription en faisait foi, aux mânes de la défunte, par la Société de l'Amélioration du sort des femmes ! Quel amas extraordinaire, et d'où tout cela pouvait-il bien provenir ? Mais, dira-t-on, si tout ce qui a peu de valeur est abandonné à son sort misérable (on achète sans se ruiner un nouveau parapluie, on fait facilement refaire par le serrurier voisin une clé perdue), il n'en va pas de même, sans doute, d'un bijou, d'un bibelot de prix. Le propriétaire va faire toute diligence pour le retrouver. Erreur. Les objets précieux ne sont pas plus réclamés que les autres. Comme preuve, l'employé nous montrait un superbe parapluie que personne n'était venu chercher depuis trois mois qu'il était au dépôt. Le parapluie - on serait plutôt tenté de dire l'objet d'art était néanmoins parfaitement reconnaissable à sa pomme d'or ornée de brillants et de saphirs, sur laquelle étaient gravées, à côté du nom, une couronne de comte et une date. A-t-il fini son aristocratique carrière sur la table du commissaire-priseur, comme, l'année précédente, cette épée de maréchal de France, enrichie d'émeraudes, trouvée un matin dans un terrain vague où quelque voleur l'avait jetée ? Récemment encore, nous racontait-on, une broche en diamants, ramassée dans une loge de théâtre par une ouvreuse, ne fut pas réclamée; les délais régle.nentaires expirés, elle lui fut rendue. Sa valeur dépassait 30.000 fr. Ces recherches d'objets perdus donnent lieu parfois à des surprises bien curieuses. Un notaire laisse tomber quinze cents francs en billets. Un pauvre diable les ramasse et les rapporte. Le notaire venu pour réclamer son bien fait rechercher l'auteur de la trouvaille. On le découvre... à l'asile de nuit où il était venu échouer, n'ayant pas de domicile depuis plusieurs jours. Autre histoire. Mme Blanc, femme de l'ancien préfet de police, perd une bourse contenant une grosse somme. La bourse est restituée par un individu d'aspect misérable. Aussitôt prévenue, Mme Blanc fait rechercher l'inconnu. Son intention est de lui donner une bonne récompense et de lui trouver un emploi qui lui permette de vivre. Vaines recherches; il a été impossible de rejoindre l'homme. 47 Il arrive que les objets recueillis sur la voie publique sont beaucoup plus encombrants que les paquets de billets de banque, les broches en diamants et les parapluies à manche d'or. Témoin ces bœufs qui, certain soir d'hiver, s'égarèrent dans le brouillard, aux environs de la porte de Montrouge, et que l'on retrouva au matin dans les fortifications. Le conducteur avait suivi le gros du troupeau sans s'apercevoir qu'il y avait des retardataires. Les animaux perdus furent conduits, non au quai des Orfèvres, où ils eussent été classés difficilement dans les casiers à parapluies, mais à < Et notre musée s'augmente tous les jours, nous disait philosophiquement le gardien de cette nécropole du pavé | la Fourrière. Etes-vous allé à la Fourrière ? Encore un étonnant spectacle. Songez que la Fourrière reçoit, par centaines, des voitures, des voitures à bras, des bicyclettes, des chevaux attelés, des chèvres, des moutons, des porcs, des parisien. Voulez-vous voir ce qu'on a apporté dans la seule journée d'hier? » Nous jetons les yeux sur le tas: une lanterne de voiture, un oiseau empaillé, un cornet à pistons, une trompette, un énorme lorgnon destiné à orner la bou-poules, des oiseaux, sans compter les chiens, les orgues de barbarie des musiciens des rues et les harpes des derniers | le seront nos successeurs de l'an 2028 ? Sommes-nous moins pifferari. Nous avons même vu un cygne, à la Fourrière. D'où venait-il ? De quel parc s'était-il échappé pour échouer sur le boulevard Montparnasse, où il errait mélancolique et effrayé ? Que n'a-t-on également attribué une récompense obligatoire aux honnêtes gens qui ont la patience de ramener les cygnes égarés et de rapporter les enseignes d'opticiens ou les bâtons des frotteurs de cire. La loi est incomplète. MEMOIRES A. DE BERSAUCOURT, capables qu'ils pourront l'être de tracer le portrait fidèle d'un homme dont aucun trait ne se dérobe à l'analyse et qui est assurément, pour les peintres d'histoire, un modèle rêvé ? Expliquons-nous. Nous n'admirons pas en M. Raymond Poincaré le triomphe de l'esprit géométrique excluant l'esprit de finesse. Nous nous inscrivons en faux contre la légende banale de cette « insensibilité » qu'on lui reproche, sous prétexte que, juriste, il croit au droit, et, comptable, il croit auxchiffres. Ce n'est pas parce qu'il a les qualités d'un grand commis, que nous songerions à lui contester celles d'un homme d'Etat. Ce n'est pas la réserve lorraine qui doit nous dissimuler en lui l'affectivité cachée et l'enthousiasme latent. Ni, en art, la composition n'exclut l'inspiration, ni, dans la vie, le propos délibéré et l'application n'excluent la spontanéité. Tout est affaire d'équilibre et de mesure. On peut avoir été, comme Gambetta, un tribun, c'est-à-dire un poète ; on peut avoir été comme Thiers un logicien épris de réel : auquel des deux contesterait-on les qualités de l'homme d'Etat et celles de l'homme tout court ? Pourquoi, au surplus, faire un choix entre le lyrisme politique et le réalisme gouvernemental, alors que c'est tantôt l'un, tantôt l'autre, - parfois les deux ensemble - que la nation attend de ses serviteurs ? Sans parler des héros qui, comme ET DOCUMENTS Henri IV et Bonaparte, ont participé éminemment aux deux Essai sur Raymond Poincaré Tout prochainement va commencer de paraître, sous la direction de notre confrère Jacques des Gachons, une collection de quarante petits volumes de luxe (G. Servant, éditeur), dont chacun sera consacré à un académicien vivant et à « son fauteuil ». Les notices seront signées André Maurois, Paul Morand, Roland Dorgelès, Abel Bonnard, Emile Henriot, Pierre Benoît, François Mauriac, Jacques de Lacretelle, Maurice Martin du Gard, René Johannet, Albert Thibaudet, Daniel-Rops, C. Campinchi, Francis Carco, Jacques Chevalier, Louis Gillet, René Benjamin, Paul Cazin, Pierre Champion, Léo Larguier, Jules Bertaut, etc. Les deux premiers volumes seront : MAURICE DONNAY, par Henri Duvernois, et RAYMOND POINCARÉ, par Maurice Reclus. Nous sommes heureux de donner la primeur de ce très beau « portrait » du président du Conseil : Lucidus ordo. Est-il impossible, du vivant d'un homme illustre, de le situer sur le plan historique et de l'envisager du point de vue de la postérité ? Ne peut-on, s'emparant d'un contemporain en pleine action, tenter de dégager les tendances de cette action, de préciser la personnalité qu'elle exprime, de discerner la trace qu'elle natures et fait figure de demi-dieux, il serait bien facile de distinguer, dans la série des gouvernants de premier plan qui émergent de notre histoire, la lignée des poètes et celle des réalistes": mais la France a-t-elle eu moins besoin de Colbert que de Mirabeau ? En tout cas, et quelle que soit la catégorie dans laquelle l'impartiale postérité doive ranger M. Raymond Poincaré, force sera aux historiens futurs de lui accorder une très grande place. Quantitativement, en effet, c'est-à-dire par sa durée et par l'importance des fonctions occupées, la carrière d'homme d'Etat de l'ancien président de la République est l'une des plus considérables qui se soient déroulées depuis la fin de l'ancien régime. Ce n'est pas que, tout bien pesé, son cursus honorum soit mieux fourni que celui de quelques autres : certains furent, comme lui, presque aussi souvent et aussi longtemps que lui, chefs de gouvernement, chefs de l'Etat, et même - ce qui jusqu'à présent manque à sa gloire - président d'assemblées. Mais bien rares sont ceux qui, présidents de la République ou premiers ministres, ont à ce point disposé des destinées nationales. M. Raymond Poincaré était l'hôte de l'Elysée pendant la guerre ; avant guerre, au cours de la période où les fumerolles balkaniques préludaient à l'embrasement général, il fut l'un des dirigeants de l'Europe; après la guerre, il a dû prendre à bras-le-corps les difficultés nées d'une victoire chèrement acquise, puis de fautes a laissée dans un passé récent, de conjecturer l'influence qu'elle | chèrement payées. Pendant quinze ans d'histoire de France, et ne saurait manquer d'exercer sur un proche avenir ? L'affirmative ne semble pas douteuse, s'agissant d'une carrière aussi logique et aussi homogène que celle de M. Raymond Poincaré. Voici une vie qui s'est déroulée tout entière dans la lumière d'une éclatante publicité, où l'homme et l'œuvre se tiennent dans une étroite correspondance, où les efforts accomplis et les résultats obtenus s'engrènent les uns dans les autres en vertu d'une véritable nécessité, où ce qui a été fait a été voulu, où ce qui a été voulu a été fait. Voici une vie qui procède d'une unité interne, qui apparaît comme organisée par le dedans avec une parfaite subordination des moyens aux fins, c'est-à-dire comme un chef-d'œuvre de composition et, à ce titre, comme une œuvre d'art. Les ressorts n'en sont pas mystérieux; les ombres y sont en place comme les lumières; l'expliquer est facile autant que la comprendre ont aisé. Sommes-nous moins intelligents que te sans doute n'est-ce pas fini, il s'est trouvé au premier plan. Il a << réalisé » en sa personne quelques-uns des épisodes les plus tragiques et aussi les plus glorieux dont le peuple français puisse s'entretenir << sous le chaume ». Nous évoquions, tout à l'heure, l'illustre Adolphe Thiers. Nous savons que, depuis de longues années, M. Raymond Poincaré s'est attaché à étudier dans son détail la vie du petit grand homme, dans le but d'écrire une biographie qui, nous l'espérons, finira par voir le jour. Nous ignorons à quelle conception du caractère et du rôle de Thiers ses études ont conduit M. Raymond Poincaré: mais, sans vouloir nous laisser aller à instituer un parallèle pourtant bien tentant, nous croyons que les historiens d'après-demain verront dans les deux carrières de frappantes analogies. L'un et l'autre professionnels du gouvernement; l'un et l'autre passionnément attachés à l'institution parlementaire et à la règle du jeu constitutionnel; l'un et l'autre assez doués de volonté et assez aptes au labeur pour avoir cherché dans une haute discipline - histoire ou droit l'élément et le complément de leur expérience politique et de leur connaissance des hommes ; l'un et l'autre résignés aux longues et studieuses éclipses suivies d'éclatants retours ; l'un et l'autre appelés aux magistratures suprêmes en des conjonctures tragiques: le Provençal et le Lorrain, chacun avec son tempérament, et aussi avec tous ses moyens, se sont trouvés, au point culminant de leur existence, dans une situation identique. Relisons l'histoire : après la débâcle militaire, la crise de régime et la catastrophe nationale de 1870-1871, la convention politique connue sous le nom de Pacte de Bordeaux, n'était-elle pas la préfiguration de cette union nationale conclue en juillet 1926, après la débâcle financière ? En février 1871, comme hier, il s'agissait d'écarter tout ce qui divise; de reléguer la politique au second plan, et même de la tenir pour inexistante; de faire un bloc de tous les efforts convergents en vue de résoudre une question ou un ensemble de questions considérées comme vitales pour le pays. En 1871, comme en 1926, on a fait appel aux seuls hommes qui pussent vraiment être acceptés par tous les partis, en raison de leur situation nationale. Le pacte de Bordeaux, ç'a été l'expérience Thiers. Comment évoquer l'expérience Poincaré sans songer à ce précédent ? C'est qu'aussi il est Lorrain et qu'un bon Lorrain n'enfourche pas volontiers la chimère. Doué à un degré éminent du sens de la mesure, mais prompt aux idées, il ne renonce pas facilement à celles qu'il s'est une fois données, et si la fidélité dont il fait preuve à leur égard est parfois qualifiée d'obstination, il laisse dire et continue. A-t-il l'esprit de système ? Oui et non. Non, si par système on entend un ensemble de conceptions rigides dont l'à-priorisme exclut toute référence au réel. Oui, si par système on entend l'application aux données du réel d'une ou plusieurs << directives » cohérentes et convergentes en vue d'un résultat déterminé. Voyez Barrès, voyez Lyautey qui sont, avec M. Raymond Poincaré, les plus grands Lorrains de cette génération. Ils paraissent bien différents l'un de l'autre. Mais que de points communs ! Comme ils savent vouloir; comme ils savent ce qu'ils veulent; comme ils excellent à tout subordonner aux fins qu'ils se sont assignées, et comme, en dépit de leur souplesse, de leur exquise aptitude à contraindre et à charmer, ils sont les hommes d'une idée ! Barrès a construit le nationalisme intellectuel comme Lyautey a construit le Maroc, avec de la méthode et de l'ordre obstiné. Moins artiste que Barrès, moins artiste aussi, en un autre sens, que Lyautey, moins capable à coup sûr de charmer, mais tout aussi et même mieux capable de convaincre, M. Raymond Poincaré est bien, au même titre qu'eux, un constructeur, en ce sens que, visant toujours un but précis, il sait voir et vouloir ce qu'il faut pour l'atteindre. Si persévérer est diabolique, ces trois Lorrains sont trois grands diables. Une carrière aussi considérable et aussi nettement << historique » ne s'explique pas seulement par le caprice des événements. Le facteur individuel y joue un rôle capital et, pour peu que les méthodes d'un Taine soient encore en honneur dans cent ans, nos arrière-petit-fils auront une belle occasion d'en éprouver la persistante valeur en recherchant, dans la famille et l'origine lorraine de M. Raymond Poincaré, l'explication de bien des traits de son caractère. Famille bourgeoise, et même de grande | homme de l'Est, homme frontière, est essentiellement national. Ce sont aussi trois grands patriotes. Qu'on glose tant qu'on voudra sur l'idée de patrie, qu'on lui trouve des raisons ou qu'on lui cherche nous ne savons quelles excuses, il est certain que national et international font deux. M. Raymond Poincaré, Quidquid tentabam dicere, versus erat : bourgeoisie: car c'étaient encore en 1860 de grands bourgeois que ces universitaires, ingénieurs, hauts fonctionnaires, qui constituaient, beaucoup plus qu'aujourd'hui, l'armature de l'Etat. Des lignées de normaliens et de polytechniciens, empressés à s'acquitter exactement de leur office, se contentaient, en ces temps lointains, de la considération qui entourait alors les agents supérieurs de la puissance publique, et se transmettaient de père en fils l'austère et honorable consigne de « servir ». M. Raymond | manifeste. On sent que la ligne bleue des Vosges n'est pas, pour Poincaré aurait pu être grand universitaire comme son frère et, qui sait? devenir grand savant comme son cousin; il aurait pu être la gloire de l'Ecole polytechnique, la parure des parquets généraux, l'orgueil de la diplomatie. Il préféra le barreau, où sa réussite fut totale: de toutes façons, il répondait au vœu de sa race en embrassant une « carrière » et en y réussissant de son mieux. Bourgeois et grand bourgeois, M. Raymond Poincaré l'est par sa distinction un peu protocolaire, voire parfois distante ; par son sérieux, qui confine à la gravité; par son ordre méticuleux, par son amour du travail bien fait et son souci d'exactitude, par son horreur visible de l'à peu près. Il l'est par son bon sens qui n'est pas celui, un peu terre à terre, du bonhomme Chrysale, mais celui de cette élite sociale, issue de la Révolution, nourrie de Voltaire, éloignée de tout mysticisme et même étrangère à toute mystique, hostile aux extrêmes, éprise à la fois ✔de libéralisme et d'ordre et qu'après tout, si elle n'existait pas, il faudrait inventer, Sans doute, homme de gauche et fort ouvertement: mais homme de gauche de par la tradition libérale de la bourgeoisie intellectuelle où il plonge ses racines, et nullement M. Raymond Poincaré ne parle et n'agit qu'en considération et comme « en fonction » de la France. Ce n'est pas qu'il en fasse montre : mais, même s'il le dissimule par tact ou par pudeur, son patriotisme, sans être le moins du monde voyant, est le sénateur de la Meuse, une entité géodésique, mais qu'elle traverse très exactement son cœur. Méridional, M. Poincaré eût été tout aussi national, mais il l'eût été autrement. Rien de plus terrible qu'une passion froide: elle emporte tout. Donc, grand bourgeois et Lorrain, voilà déjà deux facteurs du fait Poincaré qui pourront être d'un grand secours à l'exégète de 2028. Mais ce fouilleur d'archives et cet amant du passé devra aussi tenir compte de l'époque au même degré que de la race et du terroir. Tout enfant en 1870, M. Raymond Poincaré, à peine adolescent, a perçu dans sa province les échos du 16 mai; il a assisté aux efforts contrariés de la France en gésine de la République ; la démocratie lui est apparue comme inséparable du relèvement du pays. A son idéal national, forgé au feu des désastres de la patrie, s'est ainsi mélangé et intégré un idéal de juriste républicain, soucieux de légalité et même de procédure, confiant dans l'excellence des méthodes parlementaires pour permettre à une France libre et sage de reprendre sa figure dans le monde. Tout destine dès lors M. Poincaré à la vie politique : ses succès au barreau sous les auspices du bâtonnier du Buit, son passage au cabinet de l'excellent Jules en vertu de cette attirance vers la démagogie et la thaumaturgie | Develle, son goût prononcé pour la chose publique, son légitime sociale qui est le péché mignon de tant de ses contemporains. Nul peut-être, parmi ceux de sa génération, n'a été plus réfractaire à l'emprise marxiste. désir d'exceller en tout et de parvenir partout au premier rang, en attendant le rang suprême. Lorsqu'en 1887, à 27 ans, il entre à la Chambre, ses qualités d'intelligence, de labeur métho |