projet présenté, il ne s'agissait pas encore de le juger, de le discuter: un décret prescrivait un délai de deux mois entre la présentation et la discussion. La Convention voulut alors s'entourer elle-même par la publicité de toutes les lumières, de toutes les connaissances, et interroger en quelque sorte l'opinion publique sur les grandes questions qu'elle était appelée à résoudre. En conséquence elle décréta 1o que le discours de Condorcet et le plan du comité seraient imprimés et distribués au nombre de six exemplaires à chacun de ses membres, envoyés aux armées et dans tous les départemens, aux administrations de district, aux municipalités, aux sociétés populaires, etc.; 2° que les projets de constitution qui auraient été rédigés par des représentans du peuple seraient également imprimés aux frais du trésor public, mais distribués seulement aux membres de la Convention. La distribution du travail du comité, faite le 20 du même mois à l'Assemblée, donna lieu à un incident remarquable : d'une part elle fournit à beaucoup de membres l'occasion de se prononcer avec force contre tout système tendant à diviser le corps législatif en deux chambres; de l'autre on voit les montagnards saisir encore avec empressement un prétexte d'hostilité contre les girondins, qui se trouvaient en majorité dans le comité de constitution. Condorcet dans son rapport avait développé trois modes de formation de la loi. (Voyez plus haut, page 246.) Gensonné, en donnant lecture du plan de constitution, n'avait fait connaître que la rédaction de celui de ces modes qui avait obtenu la priorité dans le comité; mais il avait remis à l'imprimeur le texte des deux autres pour être inséré comme note ou variante à la suite du projet arrêté. C'est armé d'un exemplaire ainsi augmenté qu'Amar s'élance à la tribune dans la séance du 20; il demande à faire une motion d'ordre: -J'ai, s'écrie-t-il, un grand délit à dénoncer! Il explique le fait qui allume son courroux, roux, et dans lequel il voit clairement l'intention secrète de proposer au peuple l'établissement de deux chambres. Toute la gauche partage l'indignation qui le transporte: Julien propose de déclarer que le comité a trahi la confiance de la Convention nationale. Ducos cherche en vain à calmer des craintes aussi peu fondées; vivement interrompu, il accuse de crasse ignorance ceux qui confondent l'établissement de deux chambres avec la division du corps législatif en deux sections pour les discussions préliminaires, mais réunies en une seule assemblée pour les discussions générales et pour les délibérations. Barrère paraît; membre du comité, il le justifie d'avoir cherché les meilleurs moyens possibles d'arriver à la perfection des lois, et d'offrir à la fois et son opinion et ses doutes : - Vous nous avez nommés non pour décréter dit-il, mais pour rédiger un projet de constitution: nous avez-vous donné le génie de l'infaillibilité? Nous avons présenté nos faibles conceptions sans y attacher d'autre idée que celle de remplir un devoir, et de vous aider à établir, à organiser dans toute sa pureté la souverainete du peuple. Refuserez-vous aux membres du comité le droit que vous avez accordé par un décret à tous les citoyens, aux Anglais, aux Allemands, à tous les étrangers, de présenter les plans, les vues et les moyens qu'ils croiront propres à donner une bonne Constitution à la République française ? (Voyez plus haut, page 228.) - La discussion continue; de part et d'autre on y apporte beaucoup de chaleur. Ce n'est ni la question des deux chambres ni la question du corps législatif divisé en déux sections qui occupent les orateurs; c'est celle de savoir si le comité a eu le droit de faire imprimer ce qui n'a pas été lu à la tribune. Barrère convient que le seul mode soumis textuellement à la Convention est celui qui fait partie du plan de constitution; mais il fait observer que Condorcet dans son discours a développé les deux autres, et il n'aperçoit aucun inconvénient à les donner en notes ou variantes. Du réste, comme un décret existe qui n'ordonne l'impression que de ce qui a été lu à la tribune, il en abandonne l'exécution rigoureuse à ceux qui veulent sans cesse soupçonner, accuser, quand il s'agit de raisonner et de réfléchir. La Convention décrète, à une grande majorité, que les variantes seront supprimées. DISCUSSION. De la Déclaration des Droits de l'homme. Le projet de constitution avait été présenté le 15 février : au 15 avril expirait le délai qu'un décret avait prescrit entre la proposition et la discussion; dans la séance de ce jour, sur la motion de Lanjuinais, la Convention décrète que désormais elle consacrera trois jours par semaine à la Constitution. Séance du 17 avril 1793. La discussion est ouverte par Romme, qui présente l'analise des nombreux projets de constitution envoyés de toutes les parties de l'Europe. Plusieurs membres de la Convention font également hommage du fruit de leurs méditations. Les déclarations des droits sont d'abord mises à l'ordre du jour. Salles demande que l'on conserve l'ancienne Déclaration (celle de la Constitution de 1791), sauf les additions et changemens qui pourront y être faits par la suite : il s'appuie sur la nécessité de poser promptement les bases du gouvernement, sur les dangers que court la chose publique, sur les divisions qui existent dans l'Assemblée; enfin il pense que la Convention ne peut en ce moment s'exposer à perdre un temps précieux en discussions purement métaphys siques. Beaucoup de membres se lèvent pour appuyer cette proposition; Ducos la combat: « Je vois avec peine qu'on mette de l'enthousiasme dans une délibération de cette nature: les législateurs inspirés n'ont jamais été que des imposteurs. On vous propose d'adopter l'ancienne Déclaration des Droits! Mais vous avez reconnu vousmêmes qu'elle contenait de faux príncipes; celui-ci, par exemple, qu'il n'y a de gouvernement libre que celui qui est fondé sur la séparation des pouvoirs. Citoyens, vous adopterez sans doute des principes plus immuables que cette chimère, accréditée par l'exemple de l'Angleterre, et par l'autorité de plusieurs écrivains d'ailleurs très estimables. » 1 i Barrère. « L'ancienne Déclaration des Droits a le mérite bien reconnu d'être concise; mais aussi elle a le vice également reconnu d'être incohérente. Nous n'avions fait alors que la révolution de la liberté: nous avons fait celle de l'égalité, que nous avons retrouvée sous les débris du trône. Si donc il est vrai que nous ayons fait des progrès en liberté, s'il est vrai que nous ayons fait des découvertes nouvelles dans les droits des hommes, il faut les consacrer dans une nouvelle déclaration. Le projet présenté par votre comité de constitution contient des principes cohérens, la distinction des droits naturels, politiques et civils, et leur développement, nécessaire encore au peuple français. Au moment où nous allons nous occuper de la Constitution, j'aime à croire que le temps des orages est passé, que nos passions, épuisées, ne trouveront plus assez de force pour entraver notre marche, que nous n'aurons plus l'ambition des discours, mais que nous aurons toujours celle d'être utiles. » (Applaudissemens. Aux voix, aux voix.) La Convention accorde la priorité au projet de Déclaration des Droits présenté par le comité de constitution. Barrère, prenant les fonctions de rapporteur, fait lecture du premier article de ce projet : « I. Les droits naturels, civils et politiques des hommes sont la liberté, l'égalité, la sûreté, la propriété, la garantie sociale, et la résistance à l'oppression. » 1 Lasource. « Je n'entends pas bien ce qu'a voulu dire le comité par ces mots, droits naturels. Dans l'état de pure nature il n'existe pas de droits, si ce ne sont ceux de la force; dans l'état de nature l'homme a droit à tout ce qu'il peut atteindre, et ce droit n'a de borne que la possibilité. Ce droit il l'abandonne dès le moment où il entre en société; et je suis étonné que le comité ait pu le comprendre dans un même article avec les droits conventionnels sociaux. Je demande la radiation des mots droits naturels. » Garran-Coulon. « L'histoire des peuplades les plus sauvages n'offre aucun exemple d'hommes vivant autrement qu'en société. Telle est la nature des goûts de l'homme, que s'il n'y a que deux, dix ou vingt hommes, ils sont bientôt réunis; ils vivent bientôt ensemble, et je pourrais dire que l'état social est le véritable état naturel de l'homme; ses droits sociaux ne sont autre chose que ses droits naturels. Un membre. « Les droits naturels ont été donnés à l'homme par l'Étre suprême, source de toutes les vertus. Je demande donc que préalablement à toute déclaration la Convention, par le premier article, reconnaisse expressément l'existence d'un Etre suprême. » Louvet. « Je demande l'ordre du jour, motivé sur ce que l'existence de Dieu n'a pas besoin d'être reconnue par la Convention nationale de France. Vergniaud. « Je demande qu'abandonnant la distinction de naturel et de social la Convention adopte cette rédaction : « Les droits de l'homme en société sont l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété, la garantie sociale, et la résistance » à l'oppression. » (Adopté à l'unanimité.) Séances des 19, 22 et 24 avril 1795. Dans ces trois séances la Convention continua de délibérer sur la Déclaration des Droits : la plupart des articles du projet furent adoptés; les uns après une simple lecture, d'autres avec de légers amendemens, tous à la suite de discussions peu prolongées. L Le comité avait ainsi rédigé l'article 5: la liberté de la presse, ou tout autre moyen de publier ses pensées, ne peut étre interdite, suspendue ni limitée. Durand-Maillane et Salles voulaient qu'on ajoutât, le premier, si ce n'est dans les cas déterminés par la loi; le second, sauf à répondre devant la loi des désordres qui pourraient étre commis. Buzot, Pétion, Robespierre repoussent des amendemens qui ouvriraient toutes les routes à l'arbitraire, au despotisme; ils s'opposent à ce qu'il soit porté la plus légère atteinte au principe éternel garant |