et c'est à l'Enseignement technique qu'il nous faut les demander. J'essaierai de démontrer, au cours de ce rapide exposé, tout d'abord que la situation ne comporte point d'autre issue, et ensuite que le projet de loi répond aussi exactement que possible aux nécessités de l'heure présente. Pour ceux des lecteurs qui auraient le dessein de se documenter plus complètement sur la question, qu'il me soit permis de les renvoyer à l'ouvrage que j'ai publié en collaboration avec M. Cuminal (1). Le développement de l'Enseignement technique est une conséquence obligatoire de la transformation qui s'est opérée, depuis à peu près un siècle, dans les conditions d'existence des peuples, sous l'influence de l'application des découvertes scientifiques. Cette transformation, nous l'avons vue, nous la voyons chaque jour s'opérer sous nos yeux, et cependant nous ne savons pas encore assez combien elle est profonde et intense. Nos habitudes d'esprit classique, formé aux leçons de l'histoire, nous conduisent à chercher dans le passé des précédents aux événements actuels, et à croire que la société d'aujourd'hui est plus ou moins comparable aux sociétés d'autrefois. C'est une erreur. Le monde d'aujourd'hui ne ressemble pas plus au monde d'autrefois que l'organisme élémentaire d'une larve ne ressemble à celui de l'adulte. Les grandes inventions, les applications de la vapeur et de l'électricité, les progrès de la chimie, ont littéralement révolutionné les conditions de la vie économique ; que l'on songe d'ailleurs à la disproportion existant entre les forces que nos ancêtres pouvaient mettre en œuvre et celles dont nous disposons aujourd'hui, et l'on aura quelque idée de l'écart entre leur état de civilisation et le nôtre; alors qu'ils se bornaient à utiliser, pour leurs industries, l'énergie mécanique de l'homme et des animaux, avec quelques timides emprunts à la puissance motrice du vent et des cours d'eau, nous avons systématiquement mobilisé les forces naturelles, et ce sont aujourd'hui des dizaines de millions de chevaux-vapeurs que nous faisons travailler. L'intensité de la production s'est accrue dans des proportions qui ne sauraient s'imaginer. L'individu, au lieu de (1) L'Enseignement technique industriel et commercial en France et à l'étranger. (Dunod et Pinat, éditeurs, 1912.) se suffire à lui-même, comme dans les Sociétés primitives, est de plus en plus étroitement lié à la vie générale dont il n'est qu'un organe et qu'un détail; des pays qui, il y a un siècle, pouvaient à peine nourrir, comme l'Allemagne, une population de 15 millions d'habitants, ont pu, grâce à la civilisation, quadrupler le nombre de leurs habitants; des régions neuves, comme l'Amérique et l'Australie, jadis désertes et barbares, sont couvertes d'une humanité dense et active ; et il n'est certainement pas exagéré de penser que, depuis quelque cent ans, les peuples de race blanche ont, dans l'ensemble, triplé ou quadruplé de nombre. Le machinisme a attiré vers l'industrie des bras de plus en plus nombreux. L'essor de la production a été si prodigieux que la main-d'œuvre qualifiée, bien qu'elle soit en partie un moyen de direction et d'utilisation des forces mécaniques, est devenue insuffisante, et qu'il a fallu mobiliser, dans une population sans cesse accrue, les éléments encore disponibles, la femme et bientôt l'enfant. Cette fièvre d'activité n'a pas bouleversé seulement l'industrie; par une conséquence nécessaire, elle a apporté dans les usages commerciaux une transformation tout aussi profonde. La navigation à vapeur, les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, ont rapproché les distances, supprimé les obstacles naturels. Aujourd'hui New-York n'est pas plus loin de Paris que ne l'était Marseille il y a un siècle, et le voyage s'accomplit dans des conditions de facilité, de confort et de sécurité infiniment supérieures. L'homme du xvir siècle se sentait vivre dans un monde immense, plein de régions inconnues; sa vie entière lui aurait à peine suffi pour en parcourir les parties alors accessibles; aujourd'hui, la terre entière nous apparaît comme un domaine restreint, où il n'y a pas place pour tous, et le rush colonial de ces trente dernières années n'est que l'expression de cet état d'esprit, devenu général : il a fallu se hâter de mettre la main sur tous les territoires disponibles, de même que dans une salle trop étroite l'on se précipite pour retenir ses places avant l'invasion de la foule. Dans ce monde maintenant si étroit, les nations, serrées coude à coude, avec leurs moyens de production formida blement accrus, se sont livrées à une concurrence effrénée. Chaque jour les échanges s'accroissent, et dans des proportions qui déconcertent l'imagination. L'ensemble du mouvement commercial entre l'Angleterre et la France, qui s'élevait au moment de la Révolution de 1789 à environ 20 millions, atteignait en 1882 1 milliard 689 millions et en 1907, 2 milliards 256 millions! Et il s'agit ici des deux peuples dont l'essor économique était, au temps de l'ancien régime, le plus avancé, ceux sur lesquels les transformations de la civilisation moderne ont dû avoir, par conséquen!, l'effet le moins considérable! Si l'on songe à l'effort accompli par des nations plus jeunes, par l'Allemagne, dont le commerce extérieur, jadis insignifiant, a progressé entre 1898 et 1907, de 11 à 20 milliards, par les Etats-Unis, dont les échanges autrefois négligeables, ont passé, entre les mêmes dates. de 9 à 17 milliards; si l'on considère l'entrée dans la lutte économique de pays pour ainsi dire nés d'hier, tels que la République Argentine ou le Canada, dont le commerce atteindra bientôt 3 milliards; si l'on envisage enfin le réveil de vieux pays, endormis depuis des siècles, comme la Chine ou l'Egypte, dont les échanges généraux, doublant pendant la période décennale, atteignaient en 1906 respectivement 2 milliards 665 millions et 1 milliard 267 millions, on sera déconcerté par les perspectives qu'ouvent à l'esprit ces surpre nantes constatations. Sans crainte d'exagération, on peut affirmer que les échanges généraux entre les peuples, qui vers la fin du xvmr siècle devaient atteindre tout au plus 1 milliard, doivent représenter aujourd'hui bien près de 160 milliards. Et comme les statistiques douanières, sur lesquelles se fondent ces appréciations, ne nous laissent apercevoir qu'une partie de la circulation des richesses, le commerce extérieur, dans ses parties les plus tangibles, comme d'autre part le commerce intérieur atteint, dans de vieux pays comme le nôtre, une intensité incomparablement supérieure à celle des échanges avec l'étranger, l'imagination reste déconcertée par les chiffres auxquels il faudrait arriver pour avoir une idée approximative de la réalité. Et l'on est presque certainement au-dessous de la vérité en affirmant que, depuis un siècle, l'intensité des échanges s'est accrue dans la proportion de 1 à 100. Que l'on me pardonne d'insister aussi longuement sur cet aperçu il était indispensable pour avoir une idée à peu près juste de la révolution qui s'est opérée dans les conditions de la vie des peuples. Quelles conclusions devons-nous en tirer? Tout d'abord, puisque je viens d'invoquer le témoignage des statistiques, que notre pays se trouve débordé par ce formidable mouvement. Jadis, au temps où la puissance d'un peuple se mesurait exclusivement par sa puissance militaire et son rayonnement intellectuel, il était au premier rang dans le monde; aujourd'hui, où l'activité économique tend à prédominer, il n'occupe plus qu'une place modeste. Son commerce, qui a atteint péniblement 11 milliards 1/2 en 1908, progresse beaucoup plus lentement que celui de ses rivaux; jadis placé au second rang, après celui de l'Angleterre, il est tombé au quatrième rang, loin derrière l'Allemagne et les Etats-Unis ; des rivaux dangereux le serrent déjà de près; et si nous parvenons encore à faire figure, grâce à nos réserves financières, cette dernière suprématie ne tiendra plus longtemps, maintenant que tous les peuples s'outillent pour la lutte et que nos clients, nos débiteurs mêmes deviennent, sur leur propre marché d'abord, sur celui du monde ensuite, des concurrents redoutables. Mais ce n'est pas tout. Si nous voulons serrer de plus près la question, nous serons amenés à reconnaître que si nous ne tenons pas notre rang, ce n'est pas seulement parce que l'essor général de l'humanité nous déborde, mais bien plus parce que nous n'avons pas su ou pas pu comprendre la transformation qui s'opérait autour de nous, et nous adapter aux nouvelles conditions de la lutte. Les pays qui nous dépassent et qui nous priment sont en effet ceux, comme l'Angleterre et surtout l'Allemagne, qui se sont résolument placés en face du problème et qui ont organisé chez eux la préparation méthodique à la guerre économique. L'esprit français, si audacieux dans le domaine de la spéculation abstraite, est timide et routinier dans le domaine des réalisations pratiques. Il ne s'est pas aperçu que la transformation même, qui s'opérait dans les conditions de la lutte économique, rendait de plus en plus difficile le recrutement de l'armée du travail et du commerce par les vieilles méthodes d'autrefois. Bien plus, l'on pourrait même dire qu'il renonçait aux seules armes dont il disposait, au moment même où il eût été nécessaire de les utiliser en les améliorant. Sous l'ancien régime, le système, à tant d'égards étroit et nuisible, des corporations, avait au moins le mérite d'assurer, dans toutes les professions, le recrutement et la formation d'artisans accomplis. Les maîtrises et jurandes avaient minutieusement réglé l'apprentissage; chaque patron n'avait le droit d'employer qu'un nombre restreint d'apprentis ; l'instruction professionnelle de ces jeunes gens était garantie, consacrée par des épreuves; l'accession au grade de compagnon, puis de maître était entourée de conditions précises. La Révolution a fait table rase de toutes ces institutions et ne les a remplacées par rien. Or, précisément le XIX siècle allait apporter ses découvertes scientifiques, sa fiévreuse activité, le machinisme et toutes ses conséquences. Peu à peu, à tous les degrés de la hiérarchie, le monde du travail allait se trouver transformé, bouleversé, désorganisé, et la préparation des chefs d'industrie aussi bien que des ouvriers allait devenir de plus en plus difficile. Les besoins d'une production intensive réclament, comme je l'ai dit, une main-d'œuvre de plus en plus nombreuse, ce qui conduisait tout naturellement à faire appel, le plus tôt possible, au concours effectif de l'adolescent; il faut que l'enfant produise et rapporte dans le plus court délai; l'avidité des familles devenait ainsi l'auxiliaire de celle du patron: comment dès lors trouver le temps de former des artisans complets, connaissant tous les détails et toutes les finesses de leur métier ? De là cette lamentable crise de l'apprentissage, déjà signalée par Villermé, en 1840, par le sénateur Corbon, en 1848, dénoncée en 1863 comme un péril social dans une enquête ordonnée par le Gouvernement, et qui cependant n'a cessé de croître et d'empirer. Et si, d'autre part, nous tournons nos regards vers les classes aisées, celles parmi lequelles se recrutent les chefs de maison, les créateurs d'industries, que voyons-nous? La préparation n'en est pas mieux assurée. Sans doute, de grandes |