ambitions et calmer tous ces appétits, qui mettent continuellement en jeu la paix et la tranquillité de l'univers, le capitaine Mahan ne voit qu'une solution: le partage entre les nations supérieures des dépouilles arrachées aux «< races incompétentes ». Sans chercher à discuter le fond de cette ingénieuse théorie, il est bien évident qu'elle n'a pour but, dans la pensée de son auteur, que de donner une base scientifique et morale, en quelque sorte, à l'impérialisme « yankee », en l'étayant sur des considérations tirées du bien de l'humanité. Ceci, à vrai dire, ne fait illusion à personne; mais cela a eu pour conséquence de susciter partout une très légitime émotion. L'alarme a été particulièrement vive dans les petites nations, et le terme, vague à dessein, de « races incompétentes », dont se sert cette théorie, suffit à l'expliquer. Si j'ai rappelé le célèbre ouvrage de Roosevelt et du capitaine Mahan, c'est que leurs idées sont toujours en honneur aux Etats-Unis ; et c'est aussi parce que, dans notre vieux continent, particulièrement chez nos voisins d'outre-Rhin, elles ont fait école. Darwin s'y rencontre avec Hegel; et c'est sous le même masque, emprunté à la philosophie du droit, que les jingoës de New-York, aussi bien que les pangermanistes de Berlin, poursuivent la satisfaction de leurs appétits, ou, si l'on préfère, la mise en action de leur théorie, essentiellement réaliste, qui n'est, en somme de quelque nom qu'on la déguise que l'apologie de la force brutale. - Si les Turcs et les Arabes reviennent si souvent sous la plume du capitaine Mahan, il est à peine besoin de remarquer que ce n'était pas tant le sort de l'Egypte, du Maroc ou de la Tripolitaine, qui le préoccupait, que celui de peuples plus voisins du sien, et avec lesquels les Etats-Unis sont davantage en contact. Toutes les manifestations récentes du panaméricanisme n'ont été nous l'avons vu ici-même (1) -, qu'une série d'empiétements successifs sur l'Amérique Espagnole, depuis la guerre avec le Mexique, en 1860, jusqu'à l'annexion de Puerto Rico et des Hawaï, jusqu'à la main-mise effective —, (1) Voir notre étude L'Amérique Latine en face du panaméricanisme, dans la Revue Pol. et Parl. du 10 septembre 1911. sur Cuba et jusqu'aux affaires de Panama. Aujourd'hui, l'impérialisme yankee, poursuivant sa route, s'affirme de nouveau par le voyage de M. Knox dans l'Amérique Centrale, et les nouveaux troubles du Mexique, sur lesquels on nous permettra d'insister. En même temps, dans notre hémisphère, les appétits des pangermanistes sont particulièrement en éveil. En Afrique, qui est devenu le théâtre principal de leurs ambitions, à défaut du Maroc, qui leur échappe, ce sont les colonies portugaises — comme nous l'avions également fait prévoir dans cette Revue, il y a quelques années (1) - qu'ils convoitent et qu'ils guettent. Tout comme les yankees, c'est l'argument des << races incompétentes » qu'ils invoquent pour déposséder de son héritage séculaire, un petit peuple, riche en souvenirs glorieux, mais aujourd'hui dénué de ressources et menacé par l'anarchie. Cette double série de tentatives, en des parties si distantes soient-elles de notre planète, mérite d'être étudiée parallèlement, car les caractères de ces deux impérialismes, agressifs et brutaux, sont, au fond, identiques. Il est de plus à observer et cette remarque nous paraît grave au point de vue français -que, dans l'un et l'autre cas, c'est, en réalité, l'avenir du monde latin qui est en jeu. I Il est difficile de voir clair dans les troubles du Mexique. La plupart des nouvelles, que nous recevons de ce pays, sont de source américaine : c'est dire qu'elles sont d'ordinaire tendancieuses. On ne saurait, toutefois, méconnaître que les événements actuels sont, en grande partie, le résultat des intrigues yankees. Si le général Porfirio Diaz, après quarante années de dictature non interrompue, a connu, sur ses vieux jours, l'amertume de la destitution et de l'exil, il le doit surtout à (1) La Rivalité anglo-allemande et la situation internationale du Portugal, dans la Revue Pol. et Parlem. de juin 1909. ce qu'il ne montrait plus la même complaisance à l'égard des exigences, sans cesse croissantes, des sociétés et des citoyens de l'Union, établis sur le territoire de la République (1). La mobilisation de 20.000 hommes de troupes américaines à la frontière et l'envoi d'une division navale à Galveston, dans le Texas, en février 1911, - deux mesures contre lesquelles protesta inutilement l'infortuné président, ont aidé davantage encore que les secours américains en hommes et en argent, qui alimentèrent l'insurrection, au triomphe de son rival, le général Madero. Lorsque celui-ci parvint, à son tour, à la présidence, les troupes américaines furent retirées; mais la situation n'en fut pas améliorée. Sans doute, le gouvernement de Washington n'a cessé de prêter, au moins officiellement, tout son appui au nouveau gouvernement contre les attaques dont il n'a pas tardé lui-même à être l'objet. C'est ainsi que le général Reyes, ancien ministre de la Guerre du général Porfirio Diaz, qui fut, lui aussi, candidat «< national » à la présidence et qui jouit, paraît-il, d'une grande popularité dans l'armée, fut arrêté par les autorités des Etats-Unis, puis réduit à capituler en territoire mexicain, à la fin de décembre. De nouveaux troubles ayant éclaté, particulièrement dans le nord, Jonathan aida encore les autorités mexicaines à surmonter la crise. Tandis que le président Madero déclarait aux correspondants du Sun et de la Tribune qu'il pratiquerait une politique énergique et favorable aux intérêts de la grande République voisine, M. Taft et ses collaborateurs se mettaient en mesure d'échelonner 5.000 hommes sur la frontière tout en se défendant, comme d'ordinaire, de toute velléité d'intervention. (་ Cette mesure n'a pas suffi, d'ailleurs, à intimider les insurgés, dont la situation paraît même, ces derniers temps, s'être renforcée, sans qu'il y ait eu d'un côté ou de l'autre, de (1) C'est ainsi que le général Diaz, en vue d'arrêter l'invasion des business-men américains, avait cherché, dans les derniers temps de sa présidence, à contrebalancer leur influence en favorisant les Européens, et en particulier les Français. C'est à notre pays qu'il s'était adressé pour la vaste opération de rachat déguisé des chemins de fer par le govvernement mexicain, que M. Limantour était venu négocier à Paris (Voir à ce sujet la correspondance adressée aux Quest. Dipl. et Coloniales, 16 mars 1912). succès définitif. Tandis que M. Madero ne cesse de faire les déclarations les plus optimistes, le général Orozco et les Zapatistes continuent à battre la la campagne, parfois battus et d'autres fois mettant les fédéraux en échec. Le plus clair résultat de tout ceci et j'ajouterai le résultat << voulu » à Washington -est de maintenir un état troublé et chaotique, singulièrement dangereux pour l'avenir d'un pays, qui, sous la main de fer, mais énergique et habile, du président Diaz, était parvenu à une tranquillité complète et à une grande prospérité. « Il semble bien, en effet, que l'oncle Sam joue, au Mexique, une partie à double face. Officiellement, le gouvernement de Washington, aidé par les grandes banques, et fidèle à la « politique du dollar » suivie par M. Knox à l'égard de l'Amérique Latine, soutient le président Madero et cela a, en même temps, pour résultat de compromettre celui-ci et de le déconsidérer aux yeux de ses compatriotes. C'est ainsi que le 2 mars, une proclamation de M. Taft enjoignait aux citoyens de l'Union et aux étrangers résidant sur son territoire d'observer une stricte neutralité : les Américains, fixés dans les provinces mexicaines troublées par l'insurrection c'est-à-dire dans une bonne moitié du territoire de la République - étaient rappelés pour éviter tout conflit. Le 5 mars, M. Stevenson, secrétaire d'Etat à la Guerre, affirmait derechef à Chicago que les Etats-Unis n'avaient aucune intention agressive. Et, quelques jours plus tard, la banque Speyer, de New-York, se declarait disposée à continuer l'appui financier qu'elle prête au président Madero, qui serait, d'ailleurs, s'il faut en croire ses adversaires protégé également par la Société pétrolière « Waters-Price ». Enfin, M. Root a fait voter par le Sénat une résolution, qui modifie les lois relatives à la contrebande de guerre, et, le 14 mars, M. Taft en a profité, pour interdire l'envoi d'armes et de munitions en territoire mexicain. La nécessité, où s'est cru placé le Président de l'Union de recourir à une mesure aussi exceptionnelle, montre assez d'où les insurgés mexicains reçoivent leurs secours ; et il n'est pas prouvé, malheureusement, que la prohibition officielle suffise à arrêter cette honteuse contrebande. Trop de capita listes américains sont, en effet, intéressés à provoquer, coûte que coûte, une intervention armée de leur pays au Mexique, en vue de préparer une annexion dont la conséquence serait d'augmenter la valeur de leurs propriétés particulières dans cette République. C'est dans ce but qu'une somme de 4 millions de dollars s'il faut en croire un journal américain (1) - a été déposée dans une banque de El Paso, pour « financer » l'insurrection mexicaine. C'est dans ce but que certains organes de la presse «< jingoë >> ne cessent de dénoncer le danger que courent les citoyens de l'Union, dans leurs propriétés et dans leur existence, — alors cependant, que de l'aveu de témoins plus impartiaux, qui reviennent du Mexique, « les Américains y seraient plus en sécurité que toutes autres personnes » (2). Ce sont aussi il convient de l'ajouter - des Nord-Américains, d'un sens plus rassis, qui l'élèvent contre les menées des << annexionistes » et la folie qu'il y aurait, pour les EtatsUnis à intervenir au Mexique, comme ils l'ont fait à Cuba, sous prétexte « de rétablir l'ordre » La protection temporaire, qui pourrait être accordée aux Américains et aux sociétés américaines, écrit M. John Barrett, le directeur général de l'Union Panaméricaine, doit être mise en regard, d'abord, des sacrifices en hommes et en argent, qui résulteraient d'une guerre : ensuite, des diminutions pour le commerce et le capital américains dans toute l'Amérique Latine, qui en seraient indubitablement la conséquence; enfin, de la perte de toute confiance envers le gouvernement et le peuple des Etats-Unis de la part des gouvernements et des peuples des Républiques-Sœurs... >> Mais tout ceci ne réussit pas à décourager ceux qui se sont donné pour tâche de brouiller les cartes (to bring about trouble) entre les Etats-Unis et le Mexique. Le mouvement paraît admirablement organisé ; il dispose de puissantes ressources. M. Taft a eu jusqu'ici la sagesse d'y résister; plutôt que de lancer son pays dans une aventure, dont il comprend tous les risques (3), il a fait, nous l'avons dit, tout ce qui dé (1 et 2) The Nation, du 21 mars 1912. (3) Voir sur ce point l'article de A. DE TARLÉ, L'intervention militaire |