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accepterait-il une partie de leur programme, au risque d'être entraîné beaucoup plus loin qu'il ne le voudrait? On avait l'impression très nette que le Gouvernement n'en savait rien.

Telle était la situation, au moment où la Première Douma fut dissoute, en juillet 1906.

Quelle différence, quel contraste avec la Russie telle que je la retrouve aujourd'hui !

La tranquillité est parfaite aucun désordre, aucun assassinat ; une importante réforme agraire est en train de s'opérer dans les campagnes, sans qu'on signale, nulle part, des actes de violence. La condition économique dépasse, et de beaucoup, les pronostics les plus optimistes qu'on aurait pu former. Grâce à une heureuse succession de bonnes récoltes, le budget se solde par des excédents; on n'a cu besoin, depuis quatre années, de recourir à aucun emprunt. L'industrie, le commerce se développent; le réseau des chemins de fer s'accroît dans des proportions considérables. Certaines provinces de cet immense Empire, la Sibérie notamment dans ses régions méridionales, semblent appelées à une prospérité inespérée. Déjà, ce Transsibérien, que bien des gens proclamaient absolument inutile, ne suffit plus : il est besoin el il est question d'en construire un second, qui, coupant la Sibérie beaucoup plus au Sud, desservira toutes les provinces méridionales, les plus fertiles, les plus riches, pour être un jour, réuni au réseau du Turkestan.

Quant à la situation politique, la Russie est à la veille d'élire sa quatrième Douma. Les observateurs les plus autorisés s'accordent à dire qu'elle ne différera pas sensiblement de la troisiè me, c'est-à-dire qu'elle sera telle que le Gouvernement pourra. sans trop de difficultés, s'entendre avec elle.

C'est justement là qu'est le malheur, me dira-t-on. Ces demilibertés constitutionnelles arrachées au tsarisme en octobre 1905, sous la menace d'une Révolution, ont été, une fois la crainte de la Révolution disparue, progressivement réduites et diminuées. Encore un peu, et il n'en demeurera rien. Les fonctionnaires contròlent et manipulent, à leur guise, les élections. Pour ce qui est des tours de passe-passe électoraux, ils se sont mis au courant, avec une rapidité surprenante, et ils n'ont maintenant plus rien à apprendre en ces matières. Les gouverneurs, les bureaucrates ont cent moyens de se débarrasser d'un candidat gênant. le plus simple étant de l'expulser pour quelques mois, jusqu'après l'élection. A ce moment, il n'y a aucun inconvénient à le laisser revenir.

Une Douma nommée de cette manière n'est même pas l'ombre

d'une Assemblée parlementaire. De plus, le Gouvernement ne lui laisse aucun pouvoir réel. Elle ne peut pas renverser les ministres; si elle refuse de voter une loi proposée par l'Empereur, celui-ci garde toujours le droit de passer outre et de promulguer cette loi, durant les vacances parlementaires, en vertu d'un simple décret.

Ainsi l'autocratisme et la bureaucratie ont repris tous les pouvoirs excessifs dont ils avaient paru, un instant se dessaisir.

Telles sont les critiques qu'on entend, maintes fois, surtout en France, formuler contre l'état de choses actuel en Russie. Il y a, dans ces critiques, une grosse part d'exagération et d'injustice. Entre la Russie d'aujourd'hui et la Russie telle qu'elle était avant la guerre russo-japonaise, sous le ministère de Plehve, la diffé rence est, quoi qu'on en dise, considérable, énorme. Les libertés publiques sont infiniment plus grandes; les journaux disent à peu près ce qu'ils veulent; la Douma, même avec des prérogatives réduites, exerce, par sa seule présence, un appréciable pouvoir de contrôle sur les agissements des fonctionnaires. La tribune parlementaire est libre; on y entend les critiques les plus acerbes, les plus vives contre les Gouverneurs, les Ministres parfois même les membres de la famille impériale. Dernièrement, un ancien président de la Douma, M. Goutchkof, au sujet de la très curieuse affaire Raspoutine qui avait défrayé la chronique de Pétersbourg, ne craignit pas de mettre en cause l'Impératrice.

Il faut bien dire enfin ceci si le Gouvernement a repris toule son autorité, si la rude poigne de Stolypine a remis tout en ordre, traquant sans pitié révolutionnaires et anarchistes, permettant au pays de développer ses ressources, de refaire son armée, de constituer une flotte puissante, de jouer en Europe et dans le monde, le grand rôle auquel il a droit, est-ce à nous autres Français à nous en affliger? N'avons-nous pas, au contraire, toutes les raisons de nous en réjouir?

Nous possédons en Russie des intérêts financiers énormes. Nous y avons placé beaucoup d'argent et cet argent est presque tonjours, quoi qu'on en puisse dire, fort bien placé. Nos industriels, nos capitalistes trouvent et trouveront là un champ d'action excellent. Nous avons tout intérêt à ce que la Russie soit tranquille, prospère et puissante.

Les prétendus réformateurs de la première et de la deuxième Douma, avec leurs idées outrancières, chimériques, leur ignorance absolue de la mentalité et des vrais besoins des paysans, c'est-à-dire des neuf dixièmes de la Russie, conduisaient le pays à l'anarchie, au chaos.

Les réformes ne peuvent se faire que d'une façon lente et progressive; dans une contrée aussi vaste, peuplée de millions de moujiks qui, il y a un demi-siècle, étaient encore des serfs, on ne peut vraiment pas songer à introduire d'un coup le système politique de l'Angleterre ou de la France.

Le

L'entrevue de Port-Ballique et l'alliance franco-russe. 4 juillet, l'Empereur d'Allemagne et le Tsar se sont rencontrés à Port-Baltique. Guillaume II a rendu visite à Nicolas II à bord du Standard et le jour suivant, il y a eu une nouvelle entrevue à bord du Hohenzollern. Les deux souverains étaient accompagnés de leurs ministres et d'une suite assez nombreuse du côté allemand, en dehors du prince Adalbert, troisième fils de l'Empereur, et de la princesse Victoria-Louise, le chancelier, M. de BethmannHollweg, le comte de Mirbach, directeur politique pour la Russie au ministère des Affaires étrangères; du côté russe, MM. Kokovtzof, président du Conseil, Sazonow, ministre des Affaires étrangères.

Cette entrevue n'est que la continuation d'une série déjà longue. Pour ne citer que les plus récentes, il y a eu des entrevues analogues en 1902, 1905, 1907, 1909, 1910.

Ces rencontres régulières prouvent que les relations sont toujours excellentes entre les deux cours. Chacun des deux souverains délégue auprès de l'autre un général aide-de-camp qui vit dans son intimité, qui a des occasions quotidiennes de l'approcher, de s'entretenir avec lui. A côté de la diplomatie officielle, c'est là comme une diplomatie officieuse, parfois plus agissante et plus efficace que la première.

Ces liens-là, d'ailleurs, sont loin d'être les seuls il y a les relations personnelles entre les membres des deux familles impériales; il y a les très hauts fonctionnaires russes, civils et militaires, pourvus de charges importantes dans l'administration et à la cour, qui, originaires des provinces baltiques, se sentent, par les affinités et la culture, beaucoup plus Allemands que Russes. L'influence française n'a pas de plus redoutables adversaires que ceux-là.

Dire que de telles entrevues sont sans influence sur la politique et les relations des deux pays serait évidemment une absurdité. On sait par exemple. et les Russes informés ne l'ignorent point, que c'est au cours d'une de ces visites, que Nicolas II fut vivement encouragé par Guillaume à persévérer dans sa

politique d'expansion territoriale en Extrême-Orient. La mainmise de la Russie sur la Mandchourie, la guerre russo-japonaise et ses désastres furent une des conséquences lointaines de cet entretien. L'entrevue de Postdam, il y a deux ans, avait pour principal objet de négocier un arrangement relatif à la Perse. On peut se demander si cet accord serait bien favorable aux intérêts de la Russie, à supposer que celle-ci consentit à l'appliquer dans toute sa rigueur. Fort heureusement, les accords valent surtout par leur application.

Ces rencontres des deux puissants monarques, si elles n'ont pas été sans résultats, n'ont cependant jamais changé, en quoi que ce soit, la direction générale de la politique étrangère des deux pays. Après comme avant, chacun des deux est demeuré fidèle à son système d'alliances. Nicolas II, qui est la droiture et la loyauté même, a constamment marqué son intention de maintenir l'alliance franco-russe, inaugurée par son père dont il respecte la mémoire, dont il suit religieusement les enseignements. Il est si peu inféodé à la politique germanique, que c'est au moment même où l'antagonisme anglo-allemand était déjà des plus grands, qu'il s'est délibérément rapproché de l'Angleterre et qu'il a réglé avec elle toutes les vieilles difficultés asiatiques.

Dans toutes les grandes questions européennes et mondiales, les intérêts de la France et de la Russie sont solidaires; le plus souvent, au contraire, il y a une opposition très nette entre les intérêts de la Russie et de l'Allemagne. Tout déplacement d'équi libre en faveur de l'Allemagne, tout nouvel agrandissement de cette dernière serait directement préjudiciable à la Russie. L'Allemagne est l'alliée de l'Autriche dont elle soutient, en toute circonstance, les prétentions. Or, l'Autrichien est l'adversaire, l'ennemi né du Russe en Orient. Bismark, quand il fut mis en demeure de choisir entre la Russie et l'Autriche, n'hésita pas un inslant et se décida nettement pour cette dernière. Il a exposé tout au long dans ses mémoires les raisons péremptoires qui lui diclaient cette décision. Depuis lors, les dirigeants de l'Allemagne, et Guillaume II plus qu'aucun autre, ont aveuglément suivi les conseils de Bismark. En 1909, au moment de la crise causée par l'annexion de la Bosnie, l'Allemagne prit fait et cause pour l'Autriche avec l'énergie et la brutalité que l'on sait. Elle somma impérieuresement la Russie d'abandonner à eux-mêmes les Serbes et de s'incliner devant le fait accompli.

Les entrevues impériales, les revues, les toasts échangés ne sauraient supprimer tout cela. Soyons assurés que les Russes, et l'Empereur mieux que personne, ne l'oublient point.

REVUT. POLIT., T. LXXIII.

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L'alliance de leur pays et du nôtre, conserve toute sa force. Il ne tiendrait qu'à eux et surtout à nous de la pratiquer plus étroitement. Depuis plusieurs années, notre gouvernement, notre diplomatie est bien loin d'avoir fait les efforts, les sacrifices qu'il faudrait, en vue de rendre plus intime, plus efficace la collaboration entre les cabinets de Saint-Pétersbourg et de Paris. Le kaiser nous donne, à cet égard, des leçons dont nous devrions. profiter un peu mieux.

Quand il s'agit de choisir les hommes chargés d'assurer cette collaboration, c'est assez souvent au petit bonheur qu'on se décide. On nomme les plus hauts agents de notre diplomatie, avec la même inconscience et la même désinvolture que l'on nommerait un préfet.

Dans les pays monarchiques, le souverain est là pour exercer une surveillance, un contrôle incessant sur sa politique étrangère. En France, où ce contrôle manque, il faudrait redoubler de soins et d'attention dans la désignation des ambassadeurs et de leurs subordonnés immédiats. Quand on en désigne un pour un poste particulièrement important, il faudrait avant tout se demander si, par son caractère et ses goûts, il convient bien à ce poste. Cette question, essentielle cependant, est la dernière que l'on se pose...

M. Raymond Poincaré, président du Conseil, part dans quelques jours pour Saint-Pétersbourg. Il sera reçu en audience par le Tsar et il aura des entretiens répétés avec MM. Kokovtsof et Sazonof. L'on ne peut que se féliciter de ce voyage qui aura, nous n'en doutons pas, les plus heureux effets. Les qualités si brillantes et si solides de M. Poincaré, sa belle intelligence, la précision et la droiture de son esprit ne sauraient manquer d'être appréciées par nos amis. Il est fait pour inspirer à ceux qui l'approchent pleine et absolue confiance.

Il faut souhaiter, qu'en dehors des communications diplomatiques régulières, les hommes d'Etat des deux pays aient beaucoup plus souvent l'occasion de se voir et de se connaître. Que d'avantages on pourrait retirer de ce contact plus fréquent!

La crise turque.

Les Italiens ont bien de la chance ni sur terre ni sur mer, leur guerre avec la Turquie n'avance guère. En Tripolitaine, leurs progrès, si progrès il y a, sont insignifiants. Les torpilleurs italiens viennent d'exécuter, dans le détroit des Dardanelles, un raid des plus audacieux qui fait grand honneur à

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