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cate doit encore au Japon réclamer des étrangers l'impulsion nécessaire.

La Marine et la Guerre, dans leurs arsenaux, ont formé les meilleurs ouvriers du Japon et les ont jalousement gardés, autant qu'il leur a été possible. Dans l'industrie privée, les bons ouvriers sont rares; il faut les conserver, dans les périodes de stagnation des affaires, pour ne pas s'exposer à ne pouvoir les remplacer à la réception de nouvelles commandes. Mal payés et souvent peu considérés, les ouvriers n'ont en général aucun lien sérieux avec leurs patrons. Ils ne s'attachent pas davantage à leur travail. S'ils comprennent assez vite, l'application et la persévérance leur manquent. Ils emploient volontiers leur adresse naturelle à passer d'un métier à un autre, sans chercher à posséder à fond celui qui leur donnerait le plus de profits. Le nombre des ouvriers manœuvres a été jusqu'ici trop élevé par suite du manque d'extension de la force mécanique en dehors des grandes usines. Ces manœuvres, qui s'emploient indifféremment à tous les travaux, sont naturellement les plus nomades des ouvriers.

Si le rendement des ouvriers est médiocre, les salaires sont très bas. Ils ont cependant plus que doublé depuis quinze ans dans presque toutes les professions. Mais, à la suite des guerres, de l'augmentation incessante des impôts, de l'élévation du prix du riz, le coût de la vie s'est accru dans une proportion que la majoration des salaires égale à peine.

Le travail des femmes et des enfants, dont la coopération à l'industrie japonaise est considérable, est resté rémunéré par des salaires misérables de quelques sous par jour. La jeune femme et la jeune fille japonaises, qui sont très adroites dans la filature et le tissage, forment les plus gros bataillons de l'industrie textile. Elles viennent presque toutes des campagnes et s'engagent généralement pour trois ans dans les fabriques. Le logement s'ajoute au salaire, mais la nourriture est retenue sur les gains. Dortoirs et réfectoires, dans les fabriques de construction récente, sont l'objet de soins hygiéniques, mais il est loin d'en être de même partout. S'il y a le bon patron, on rencontre aussi fréquemment le patron négligent.

Le travail des fabriques continue jour et nuit. Une équipe fait 12 heures de jour une semaine, 12 heures de nuit la semaine suivante. Le repos hebdomadaire n'existe pas. Le travail est done pénible. Le logement et la nourriture en commun ne sont pas, on le conçoit, exempts d'inconvénients.

Les enfants sont embauchés aux fabriques, avec logement et

nourriture, dans les mêmes conditions que les femmes. Leur travail est réglé de la même manière, pour un salaire dérisoire. La main-d'œuvre infantile abonde, car les mères viennent à la fabrique avec leurs enfants, les sœurs avec leurs frères.

Plus encore que chez les ouvriers, l'instabilité est devenue une habitude chez les enfants et les femmes. Presque toutes les ouvrières, à l'expiration de leur contrat, ou même en cours d'engagement pour des causes diverses, retournent à la vie rurale ou cherchent un autre emploi. L'expérience qu'elles ont acquise est perdue; il faut recommencer l'éducation de leurs remplaçantes. Chez les enfants, mêmes mouvements continus.

Le travail à bon marché apparaît maintenant aux Japonais comme ne donant pas le meilleur rendement. Ses dangers pour le développement de l'industrie, la répercussion qu'il ne peut manquer d'avoir sur la vie sociale n'échappent pas aux yeux clairvoyants. Une législation ouvrière a été signalée comme un besoin urgent, mais n'a pu encore être réalisée. Sans cohésion entre eux les ouvriers sont d'ailleurs inhabiles à soutenir leurs intérêts. Seuls les mineurs, plus unis et plus remuants que les autres ouvriers, ont obtenu quelques dispositions protectrices sur la restriction de l'emploi des femmes et des enfants dans les mines, sur la réparation des accidents du travail. La question ouvrière est toutefois posée au Japon comme ailleurs. Elle réclame une solution.

La médiocre qualité de la main-d'oeuvre, le développement encore incomplet du machinisme, la dépendance de l'étranger pour d'importantes matières premières, l'instabilité du marché intérieur, sont autant de causes qui mettent l'industrie japonaise en état d'infériorité vis-à-vis de notre vieux monde. Elle aura besoin longtemps encore de la politique douanière protectionniste de son gouvernement pour soutenir ses forces.

Le commerce fait par les étrangers avec le Japon doit, dès maintenant, résister aux entreprises japonaises. Les premières affaires traitées avec les commerçants nippons ont été difficiles. Au moment où commencent à se dissiper ces traditions mauvaises, qui ont apporté de sérieuses entraves au commerce extérieur, une autre tendance se fait jour. Les Japonais ont déjà réussi à faire par eux-mêmes la moitié de leurs opérations commerciales avec les autres nations. Ils essaient de supprimer complètement l'intermé diaire étranger. L'établissement de représentants en Europe et en Amérique leur permettra, du moins ils le croient, de vendre et d'acheter directement, afin de ne laisser perdre aucun profit. Aux étrangers de défendre, s'ils le peuvent, leurs situations acquises.

Le Japon témoigne ainsi, dans chaque branche d'industrie et de comerce, sa volonté tenace de faire face, par des moyens nationaux, à tout ce que la consommation et la production nationales peuvent exiger, d'exclure l'étranger du marché indigène. Son ambition, la conception du Dai Nip Hon, du grand Japon, ne s'arrête pas là. Il faut encore que les produits japonais, par des voies japonaises, prennent leur course loin des barrières naturelles du pays, s'ouvrent les débouchés les plus lointains, aillent conquérir les marchés étrangers. Il faut que le barbare alimente de son or le travail du Japon. Le Japon aux Japonais et les Japonais à travers le monde !

Ce sont là deux fières devises. Bien des causes empêcheront la réalisation de la seconde, dont l'ampleur est démesurée. D'ailleurs le marché japonais subit de temps en temps d'assez rudes secousses, et les points faibles ne manquent pas dans l'industrie du pays. Le Japon fera bien de ne pas oublier un proverbe dont la familiarité n'exclut pas la justesse : « Saru mo ki kara otsuru » les singes eux-mêmes tombent des arbres. Nous disons en bon francais « Qui trop embrasse, mal étreint ».

HENRY LE MARQUAND,
Contrôleur de 1re classe

de l'Administration de la Marine.

II

UN NOUVEAU PROJET DE LOI CONTRE L'ESPIONNAGE

Le gouvernement a déposé le 12 juillet 1911 sur le bureau de la Chambre des députés (1) un projet de loi contre l'espionnage, dont l'exposé des motifs, visant les projets précédemment déposés sur le même objet, s'exprime comme il suit :

«Il semble que leur défaut capital commun était de reposer sur « une confusion entre l'espionnage et la trahison. L'espionnage,en « effet, peut être considéré comme le fait de l'étranger qui cher«che à se documenter sur les secrets de la France, pour en faire «profiter son propre pays. La trahison, au contraire, est l'acte du « Français qui révèle à l'étranger les secrets intéressant la dé«fense nationale. Or, si la trahison est un crime pour lequel il « n'y a pas de peine assez sévère, il semble que l'on peut conserver << à l'espionnage le caractère de simple délit que lui donne la loi (1) Chambre des députés, session ordinaire 1911, annexe 1210, p. 1053.

1

« de 1886. On peut admettre, en effet, que l'étranger qui espionne « pour son pays commet sans doute un acte qui doit être réprimé, <«<si nous avons le souci de notre conservation, mais qui peut « n'avoir en lui-même rien de déshonorant ou de criminel. Il est « équitable d'en tenir compte ».

Le reproche est bien injuste, en tant du moins qu'il s'adresse au projet, le dernier en date, déposé le 24 décembre 1894 à la Chambre des députés (1). Ce projet avait eu grand soin en effet de tenir compte, dans une très large mesure, de la nationalité du délinquant; il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter à l'article 12, qui paraît avoir échappé au rédacteur de l'exposé des motifs ci-dessus reproduit et qui était ainsi conçu :

«Lorsque le coupable sera de nationalité étrangère el non domi« cilié en France, la peine de mort, celle des travaux forcés et «< celle de la réclusion seront remplacées par la peine de l'empri« sonnement pour une durée de 5 à 10 ans,

L'exception faite pour l'étranger domicilié en France se justi fiait sans peine, l'étranger admis au domicile par application de l'article 13 du code civil ayant contracté, vis-à-vis du pays d'adop tion, des devoirs d'hospitalité qui le rendent aussi coupable que le Français, lorsqu'il trahit ses devoirs envers lui.

La Chambre des députés s'était associée à cette manière de voir « La commission, disait le rapporteur, M. Sauzet (2), juge essen«tiel, tant au point de vue de la réalité des faits que pour la satis«faction de l'équité, de distinguer absolument entre l'acte du « Français qui, méconnaissant le premier de ses devoirs envers « la Patrie, se rend coupable de trahison, et l'acte de l'Etranger « qui, par les investigations diverses comprises sous le mot d'es«pionnage, sert son pays tout en menaçant le nôtre. L'idée de « cette distinction est presque banale; aucune législation, à notre <«< connaissance, ne la consacre, »

Même adhésion de la part du Sénat :

<< Mais quand ils sont (les actes visés par le projet de loi), com<«mis par des étrangers, ils peuvent être beaucoup moins immo«raux, et, dans un grand nombre de cas, mériter une sévérité << moins grande (3). »

Dans son traité de droit pénal français, M. Garraud rend pleine justice au projet de 1894. « La question, dit-il, serait résolue d'une << manière rationnelle par le projet de loi. La nationalité du délin

(1) Chambre des députés, session ordinaire 1894, annexe 1111, p. 2243. (2) Rapport de M. Sauzet, 1895, annexe 1417, p. 817.

(3) Rapport de M. Morellet, Sénat 1906, annexe 182, insérée en 1907, p. 338.

« quant joue forcément un rôle considérable dans la moralité de « l'infraction » (1).

On voit donc que la distinction, présentée comme une innovation par le gouvernement actuel,remonte en réalité à dix-huit ans en arrière. Cette question de priorité n'a d'ailleurs en soi qu'une importance très secondaire, et nous ne l'aurions même pas soulevée si le nouveau projet de loi ne prétendait tirer de la nationalité des délinquants d'autres conséquences qui nous paraissent aussi dangereuses qu'antijuridiques :

« Mais il doit être bien entendu que la loi proposée, comme celle « de 1886 d'ailleurs, est une loi contre l'espionnage, visant les « étrangers et une loi contre la négligence et les indiscrétions com«mises par les Français, en dehors de toute idée de trahison. «Chaque fois qu'il y aura suspicion de trahison, ce n'est pas la « loi qu'il faudra invoquer, mais bien le code pénal au chapitre « des crimes contre la sûreté de l'Etat (articles 76 et suivants). Il « serait déplorable et absolument contraire au but poursuivi que « la nouvelle loi vînt diminuer, si peu que ce soit, la portée de l'ar<«<ticle 76 notamment qui s'exprime ainsi : (suit le texte de l'arti« cle). On peut dire que tous les cas prévus par la loi du 18 avril « 1886 et le projet déposé aujourd'hui, rentrent dans le cadre de « cet article, si le crime est commis par un Français agissant au « profit de l'étranger ou à son instigation, puisque tous ont pour « fin, dans cette hypothèse, de procurer à l'étranger les moyens « de nous faire la guerre dans les meilleures conditions pour lui. » Ainsi l'article 76 du code pénal s'appliquerait, suivant l'auteur du nouveau projet de loi :

1° Au Français qui aurait livré ou communiqué à une puissance étrangère des objets, plans, écrits, documents ou renseignements dont le secret est de nature à intéresser la défense du territoire ou la sûreté extérieure de l'Etat.

2° Au Francais qui, dans le but de les livrer à une puissance étrangère se serait procuré les dits objets, plans, documents ou renseignements.

Examinons successivement ces deux points, et rappelons, à cet effet, le texte de cet article 76:

<«< Quiconque aura pratiqué des machinations ou entretenu des «intelligences avec les puissances étrangères ou leurs agents. « pour les engager à commettre des hostilités ou à entreprendre «la guerre contre la France, ou pour leur en procurer les moyens, «sera puni de mort (peine remplacée en 1848 par la déportation

(1) Traité de droit pénal, 2e édition, t. III, no 869, note 28.

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