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LA CRISE CONSTITUTIONNELLE ET POLITIQUE

EN ALLEMAGNE

Il est difficile, si l'on n'est pas sur place et si l'on ne voit pas les choses de très près, de se rendre compte en quoi consiste la crise politique que traverse l'Allemagne de l'aveu général. On est porté, tantôt à en exagérer les symptômes, tantôt à se méprendre sur leur portée. On a prêté, à l'étranger, trop d'importance aux élections socialistes du mois de janvier. Et cependant, si l'on perd de vue cet état de crise latent et peut-être durable, on ne peut pas comprendre la politique allemande actuelle.

I. LA CRISE PARLEMENTAIRE.

Le nouveau Reichstag n'est pas réuni depuis assez longtemps pour qu'on ait encore le droit de parler de son impuissance. Cependant il y a déjà plus que des probabilités qu'il ne pourra pas avoir une activité féconde. L'élection présidentielle, deux fois ajournée, deux fois infructueuse, a révélé l'absence de toute majorité. Le Reichstag ne possède pas de majorité aussi longtemps que les Blocs adverses restent ce qu'ils étaient pendant la campagne électorale.

Ces coalitions n'ont pas, en réalité, un caractère durable. Elles alourdissent et conditionnent la politique du moment. Mais lorsque des questions précises seront soumises au Reichstag, lorsqu'il aura à résoudre des problèmes positifs, l'union des nationaux-libéraux et des socialistes se dissoudra d'elle-même. Il n'y a pas sur ce point le moindre doute. et c'est pourquoi l'égalité des deux blocs ad

verses qui se sont heurtés aux élections ne procure au Reichstag qu'une gêne momentanée.

Ce n'est pas là que gît l'état de crise, mais dans le sein des partis. Tous se trouvent aux prises avec des difficultés intérieures et des dissensions qui paralysent leur action. Dans le Parlement de l'Empire, ce n'est pas le corps qui est malade, ce sont les membres.

On trouve à l'extrême gauche et à l'extrême droite deux partis assez unis. L'espoir des libéraux que le socialisme serait assagi et modéré par la victoire ne s'est pas encore réalisé. Le parti socialiste a beau être devenu le plus fort du Reichstag, il n'est pas devenu un parti de gouvernement, parce que toute collaboration positive au gouvernement ou seulement à la législation lui est refusée. L'action modératrice du travail positif ne peut s'exercer sur l'extrême gauche, parce qu'il n'est pas en son pouvoir de faire un travail positif.

La fiction qui interdit au gouvernement de tenir compte du parti le plus puissant dans le peuple et au parlement, est l'un des éléments qui contribuent le plus à l'état de crise que nous analysons et nous aurons à revenir sur ses conséquences. Elle a une influence déprimante sur le gouvernement, qui dans ses rapports avec le Parlement se trouve souvent réduit à des tâtonnements d'aveugle. Elle a une influence déprimante sur le Reichstag lui-même en créant en quelque sorte des députés de deux catégories. Elle a la même influence sur l'opinion publique en créant là aussi plusieurs catégories de citoyens, et en semant dans le peuple la défiance à l'égard du pouvoir, qui est une des caractéristiques de l'Allemagne nouvelle. Enfin cette même fiction déprime, aigrit et dévoie en quelque sorte le parti socialiste lui-même.

Il se compose de plusieurs tendances assez distinctes, qui sont tenues ensemble par l'autorité du chef et par l'hostilité du milieu plus encore que par le sentiment interne de la discipline ou de l'unité. En dehors de Bebel qui, selon l'expression d'un député socialiste « plane au-dessus du parti, comme le Chancelier de l'Empire plane au-dessus des partis », la plupart des chefs connus sont des modérés. Bern

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stein, Vollmar, Franck, Südekum, réformistes extrêmes sont des intellectuels sans beaucoup de troupes. Ils sont suivis surtout par ceux qui votent pour les candidats socialistes par mécontentement, mais sans conviction. A côté d'eux, les chefs syndicalistes, Legien, Sachse, Bauer, sont moins des modérés de doctrine que des hommes d'action, conscients des contingences et des possibilités. Ils ont beaucoup gagné en nombre et en influence aux dernières élections. Ils étaient 6 dans l'ancien Reichstag et sont revenus 17. Sur 110 députés, ce n'est point un grand nombre, mais ils ont derrière eux tous les syndicats libres d'Allemagne, qui comptent près de deux millions et demi de membres.

Le gros du parti est formé d'intellectuels,, avocats et journalistes, imbus des théories marxistes et fort extrêmes dans leurs méthodes. Enfin, à l'extrême gauche un petit groupe se distingue par sa violence et son intransigeance. Son centre est Leipzig et son chef le D Lensch, député de Riechenbach en Saxe; mais son influence est médiocre. On le voit, la majorité appartient à une sorte de marais qui se laisserait gagner à une activité positive si la possibilité lui en était offerte. Au sein des Commissions où les socialistes se sentent véritablement égaux avec leurs collègues, leur verbe est sensiblement moins haut et leurs idées plus justes qu'en assemblée plénière. On prête à Guillaume II ce mot : « Mes socialistes ne sont point si mauvais ! » Ils le seraient moins encore si le gouvernement le voulait.

A l'autre extrêmité du Reichstag, le parti conservateur jouit d'une unité plus réelle, mais chèrement achetée. En 1893 fut fondée l'Union des Agriculteurs qui se développa rapidement en une organisation puissante pour la protection de l'agriculture et des paysans. D'élection en élection son influence se développa et en 1912, comme en 1907, tous les députés conservateurs ont été élus avec son appui. La ligue des Agriculteurs n'affirme pas, à l'instar de tant d'autres, sa neutralité politique. Elle a mis toutes ses forces et toutes ses ressources au service du parti conservateur. Celui-ci, en retour, a adopté tout son programme agraire sans y retoucher une virgule. Et les deux organisations ont glissé dans une dépendance indissoluble à l'égard l'une de

l'autre. L'Union des Agriculteurs doit une partie de son influence sur les masses paysannes, et une partie de son influence sur le gouvernement à l'appui que lui prête le parti conservateur. D'autre part, elle a substitué au loyalisme traditionnel des paysans allemands surtout dans l'Est, une politique d'égoïsme économique qui a changé l'axe normal et politique du peuple. Le parti ne pourrait plus se séparer de l'Union sans perdre la majorité dans presque toutes ses circonscriptions. Il en résulte pour les députés conservateurs une sorte de mandat impératif, au moins dans les questions économiques, qui pèse lourdement sur la vie du Parlement.

Les deux partis dont nous avons parlé jusqu'ici ne sont pas en proie à des difficultés plus graves que ceux de tous les pays. Mais tous les autres et particulièrement le parti national-libéral et le Centre sont en pleine crise.

Le parti national-libéral a eu son heure de toute-puissance sous Bismarck. Mais après ses grandes défaites de 1878 et de 1881 et surtout après la retraite de son chef, M. de Bennigsen en 1881, il ne parvint pas à retrouver son influence. Il resta gouvernemental, par nationalisme, en faveur d'un gouvernement qui n'était plus libéral, et se trouva sans assiette entre un bloc noir et bleu qui n'est pas inventé d'hier, et le flot lourd de la démocratie, auquel son capitalisme le rendait suspect. Comme tous les partis allemands, il ne tarda pas à s'incorporer dans une classe et le développement du capitalisme industriel lui rendit une raison d'être et un programme économique et social.

Ce rajeunissement n'a pas suffi pour mettre le parti national-libéral à l'abri des crises. En 1905, il reconnut comme lui appartenant les organisations déjà puissantes de la jeunesse libérale. Cette reconnaissance a donné à ces organisations un essor extraordinaire. En même temps elle leur a permis de faire une politique indépendante et d'essayer de peser sur les organes officiels du parti.

A ces motifs organiques, d'autres raisons de tactique politique sont venues s'ajouter. Dans le Grand Duché de Bade le parti national-libéral a été obligé de s'allier avec l'extrême gauche pour rendre impossible une majorité cléricale. Cette

alliance fut renouvelée en Alsace-Lorraine et en Bavière où elle répondait à une situation politique très semblable.

Le chef du parti au Reichstag, M. Bassermann est avocat à Mannheim; il était très naturel qu'il transportât sur le terrain fédéral les antipathies et les alliances des nationauxlibéraux badois. Ce lui fut d'autant plus facile que, dès 1909, l'alliance des Conservateurs et du Centre obligeait le parti à glisser vers la gauche. Il se trouva soutenu dans cette évolution précisément par les jeunes libéraux.

Cette alliance tacite des libéraux et des socialistes ne se heurta pas à de très grandes difficultés au cours de la campagne électorale. Mais dès l'élection présidentielle, dans le nouveau Reichstag, elle provoqua une scission.

Le parti était resté uni tant qu'il s'était agi de déloger le bloc noir et bleu de sa majorité. La fin, alors, justifiait les moyens. Mais lorsque cette fin eût été atteinte et que la fraction se trouva faire l'appoint décisif à droite et à gauche, les querelles se firent jour sur l'usage à faire de cette position enviée. Représentants de Hambourg et du Schleswig, députés du Rhin et de la Westphalie, délégués de la Saxe et du Würtemberg, tous en lutte quotidienne avec l'extrême gauche, réactionnaires dans leur Etat et grands industriels, ils ne voulurent pas marcher la main dans la main avec ceux qui refusaient à l'Empereur l'hommage de la politesse. Badois et Bavarois, ou députés des campagnes prussiennes, où le socialisme n'est pas menaçant, restèrent conséquents avec les haines et les passions de la lutte électorale. Les dissentiments confinèrent à la scission et le pays se surexcita. La crise n'est point terminée ni écartée. La diète du parti trouva le moyen de couper en deux la poire. Les Vieux Libéraux ont reçu des promesses et M. Bassermann des consolations à condition que tous deux s'arment de patience. Mais avec les demimesures on peut cacher une plaie, non la guérir, et les tiraillements au sein du parti national-libéral, la menace constante d'une scission représentent un état de crise pour le Parlement tout entier, dont le parti libéral pourrait déterminer la majorité s'il avait une politique résolue.

A côté du parti libéral, ou plutôt en face, de l'autre côté de la haine qui les sépare, se trouve, dans une position très

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