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donc alors ralliée à l'idée d'une préférence réciproque. Cependant l'Angleterre ne fléchissait pas; bien mieux, les élections successives renforçaient le parti du statu quo, c'està-dire du maintien de la liberté commerciale.

Un premier avis, pas trop pressant encore, lui fut donné par l'institution, au Canada, du « tarif intermédiaire » de 1906; les douanes canadiennes admettaient toujours les marchandises originaires du Royaume ou nationalisées avec un rabais d'un tiers sur les droits du tarif général; mais elles recevaient au tarif intermédiaire les marchandises des nations ayant des conventions spéciales avec le Dominion; c'est ainsi que la France, puis l'Allemagne bénéficièrent de ces atténuations. Le Canada continuait donc à exercer ses droits de liberté commerciale, il conservait pour l'Angleterre un traitement privilégié, mais indiquait par des actes sa résolution de chercher des clients autres que la mère-patrie. La réponse de celle-ci fut une fin de non-recevoir, encore plus formelle que dans les déclarations antérieures; M. Winston Churchill, en opposition au désir exprimé par les coloniaux, assura qu'il tiendrait «< la porte verrouillée contre toute tentative de tarif préférentiel ». Sir Wilfrid alors se tourna du côté des Etats-Unis, moins sans doute pour favoriser des rapports commerciaux déjà trop prépondérants que pour souligner des démarches dont il espérait, à la longue, la conversion de l'opinion britannique.

Les Etats-Unis, jadis, avaient repoussé non sans dédain, les avances du Canada; leurs terres vacantes étaient encore immenses, leurs réserves de bois n'avaient pas été gaspillées par une exploitation meurtrière. Mais dans ces dernières années, la situation a changé la grande république américaine compte présentement cent millions d'habitants; elle doit songer à une agriculture plus ménagère des richesses du sol, étudie le reboisement et le dry farming; ses ouvriers voient se poser devant eux le problème de la vie chère; récemment des droits de douane furent abaissés pour les objets d'alimentation. Les propositions d'entente commerciale avec le Canada sont venues, cette fois, de Washington; elles ont été accueillies dans le Dominion avec politesse, mais sans enthousiasme, comme si le premier ministre vou

lait donner, à d'autres offres qu'il cùt préférées, le temps de se produire. Pourtant, au mois de janvier 1911, l'accord était signé, mais il n'avait pas l'ampleur que les compétitions politiques lui ont ultérieurement prêtée; c'était un réadjustement du tarif, plutôt qu'un traité complet de réciprocité ; la franchise mutuelle n'était accordée qu'aux denrées agricoles, au bois, à la pâte de bois; des droits identiques et réduits, de part et d'autre, seraient appliqués aux denrées agricoles ouvrées (viandes en conserves, pâtes..), et aux machines ; quelques clauses spéciales traitaient de l'aluminium, des ciments, des bois en planche, etc... D'après les calculs de M. Kleczkowski, ancien consul général de France à Montréal, les taxes réduites de cette convention, reportées sur les transactions de 1910, auraient affecté moins de 25 millions de francs sur les exportations du Canada aux Etats-Unis (1). On ne saurait donc, sans un véritable abus de mots, soutenir que ce pacte livrait imprudemment le Dominion à la république voisine; mais, approuvé par le parlement américain tandis que les Chambres canadiennes le discutaient encore, il était loin de rallier l'unanimité des concitoyens de sir Wilfrid; il exprimait une tendance au rapprochement, que certains craignaient comme la préface d'une absorption; au lieu d'une manifestation persuasive à l'adresse de l'électorat britannique, à peine plus accusée que le traité conclu avec la France et le modus vivendi, signé avec l'Allemagne, il était interprété comme un de ces actes de déférence diplomatique que le tempérament colonial des Canadiens n'apprécie guère. De plus sir Wilfrid n'avait-il pas projeté d'entrer dans la formule métropolitaine de l'impérialisme, toute militaire, en dressant le programme d'une flotte canadienne, que les railleurs avaient baptisé Baby navy; grosses dépenses et, pour quelques-uns, grosses commandes, commissions copieuses, sans la certitude d'une indépendance assez respectueuse des susceptibilités canadiennes de la part de l'Amirauté de Londres. De tous côtés, l'opposition grandissait; sir Wilfrid pensa qu'il en triompherait par un appel au peuple; rentré d'Angleterre après la trêve

(1) France-Amérique, novembre 1911.

REVUE POLIT., T. LXXIII.

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politique du couronnement de Georges V, il décida presque aussitôt la dissolution de la Chambre basse et la convocation des électeurs; la période électorale, brusquement ouverte, devait durer moins de deux mois.

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Cette brève campagne fut très vive. Le premier ministre, admirablement alerte, malgré ses soixante-dix ans, prodiguait les séductions de sa parole claire et ardente tout ensemble, de ses gestes amples et harmonieux; à côté de lui, combattait sans trève le plus déterminé de ses lieutenants, M. Fielding, ministre des finances, auteur avec son collègue M. Paterson, ministre des douanes, du texte de la réciprocité ». Baisse des tarifs, hausse du commerce, tel était le motif central de tous leurs discours; il n'est pas question de fermer les marchés canadiens à l'Angleterre, disaient-ils, mais d'ouvrir aux Canadiens des marchés nouveaux, sans toucher à la préférence; on pourrait même. déclarait un jour M. Lemieux, ministre de la marine, renforcer la préférence, lorsque le traité avec les Etats-Unis sera entré en vigueur... Du côté conservateur, M. R.-L. Borden menait la bataille; c'est un homme de loi et, dans toute la force du terme, un honnête homme, debater plutôt qu'oraleur, auquel manque le prestige presque sacerdotal de son grand adversaire, mais opiniâtre et dur à l'assaut; il nous est revenu que ses harangues, robustes comme sa personne, avaient fait impression parmi les fermiers de la Prairie, les mieux disposés de tous les électeurs pour la réciprocité.

La «< plateforme » de l'élection était, en effet, cette question essentielle et, à un moindre degré, celle du programme naval. Les manufacturiers d'Ontario étaient, naturellement les plus acharnés à combattre le projet Laurier, et ne se privaient pas d'en exagérer singulièrement la portée : ils sont, pour une large part, les fournisseurs de l'agriculleur canadien et même leur industrie a développé certaines fabrications, machines agricoles, bicyclettes, etc..., au point de contribuer à l'exportation du Dominion; la réciprocité, telle qu'elle est définie par la convention de Washington, n'eût été à leurs yeux qu'une première étape ; elle aurait été peu à peu élargie, le marché canadien eût été envahi par les

articles américains, que déjà la production nationale a beaucoup de peine à contenir. Fait notable, les ruraux mêmes d'Ontario suivaient l'exemple des industriels et des ouvriers; il était difficile que, de ce côté, sir Wilfrid conquît beaucoup de voix et sûrement il n'y comptait pas. Il attendait mieux des cultivateurs du Manitoba et des nouvelles provinces de la Prairie, intéressés à vendre leurs grains, sans frais de transport, à leurs voisins les plus proches, et à se procurer à plus bas prix leur outillage agricole. Mais le problème n'était pas purement économique, comme le laisseraient croire ces deux termes, ainsi affrontés seuls; il était dès le début et il est devenu, de plus en plus, politique.

Un des plus rudes adversaires de sir Wilfrid fut l'ancien directeur général du Canadian Pacific Railway, sir William Van Horne. Jamais auparavant sir William ne s'était dérangé pour voter à une élection. En août dernier, non seuleil a décidé d'exercer ses droits de citoyen, mais il est descendu dans la lice; il a prononcé des discours chaleureux dans le Nouveau-Brunswick d'abord, où il réside en été, puis à Montréal ; il a montré la réciprocité dangereuse pour l'indépendance fiscale et, plus tard, nationale du Canada, pour le commerce laborieusement établi d'est en ouest à travers le Dominion, suivant les traditions, essentiellement canadiennes, de sir John Macdonald; minotiers, manufacturiers, transporteurs par terre et par eau, doivent donc s'associer étroitement, non pas pour taquiner les Etat-Unis, mais pour resserrer, autour des intérêts économiques, l'unité nationale du Canada. Si l'on pense que le C. P. R. a, l'an dernier, recouvré 540 millions de francs de recettes brutes, on peut mesurer la signification caractéristique d'une telle intervention. Puis, en pleine bataille, est arrivé un message de Rudyard Kipling au peuple canadien «< Prenez garde, disait l'écrivain attitré de l'impérialisme, le Canada risque aujourd'hui son âme; pour lui, la réciprocité veut dire deux choses; un peu d'argent tout de suite (il n'en a pas besoin), et ensuite de longs regrets. Kipling est propriéfaire au Canada, il a saisi cette occasion d'agir et l'impression de sa lettre a été profonde.

L'électeur du peuple, the man in the street, était touché

par de telles manifestations; les cartoons de journaux illustrés, particulièrement du Montreal Star, le plus combatif des organes conservateurs, aggravaient l'incertitude des hésitants; il ne nous semble pas que les caricaturistes libéraux aient montré une verve aussi ingénieuse. Puis, des groupements politiques se sont jetés dans la mêlée, et à l'avantgarde, les nationalistes de Québec, conduits par M. Henri Bourassa. M. Bourassa, contrairement à une opinion répandue sur lui, n'a rien d'un énergumène; il est volontiers agressif, mais il ne crie que lorsqu'il a résolu de se faire entendre. Son grief capital contre sir Wilfrid était la politique navale du cabinet libéral. Le Canada, disait-il, n'a aucune raison d'engager de lourdes dépenses militaires; une flotte canadienne ne serait d'aucun secours pour le Dominion lui-même, si son voisin américain décidait sérieusement de l'attaquer, ou si, dans une guerre européenne, il était visé par des escadres étrangères, allemandes par exemple. Cette dernière hypothèse est fort improbable, mais le fait même qu'on a pu l'envisager en Angleterre indique assez que les vaisseaux canadiens seraient simplement des auxiliaires pour l'Amirauté britannique, en des mers où les intérêts propres du Canada ne sont pas engagés. M. Bourassa ajoutait que les marins de cette flotte impériale seraient pour la plupart des Canadiens français, de sorte que la politique navale de sir Wilfrid atteindrait indirectement leur nationalité.

Le clergé catholique, encore très puissant dans la province de Québec, a généralement adopté la thèse de M. Bourassa: en décembre 1910, lors d'une élection partielle en un district jusque-là dévoué aux libéraux, le candidat des nationalistes l'emporta sur celui de sir Wilfrid, après une campagne extrêmement ardente de part et d'autre. Un des traits de cette élection fut l'alliance de conservateurs protestants avec les Français catholiques; ceux-là votaient contre Laurier plutôt que pour le nationaliste; ils ont voté de même aux élections générales de septembre 1911; leur chef M. Monk, s'est intimement associé pour cette période avec M. Bourassa, dont il ne partage pourtant les idécs politiques qu'en matière de dépenses navales. MM. Monk et

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