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L'ENCADREMENT DE L'INFANTERIE

La Chambre des députés a mis à son ordre du jour et va poursuivre sans interruption l'étude du projet de loi relatif aux cadres de l'infanterie. Il est donc permis d'espérer que d'une discussion rapide, sérieuse et loyale sortira enfin une constitution de notre infanterie en rapport avec les nécessités de la guerre moderne et avec l'organisation militaire créée par la loi du 21 mars 1905.

Cette discussion, que l'armée attend du Parlement, a commencé dans la presse où partisans et adversaires du projet se sont déjà escrimés avec plus d'ardeur qu'on pouvait s'y attendre. Les premiers articles parus dans Le Matin, dans Le Temps, dans cette Revue même visaient surtout à la critique du projet et ne semblaient pas lui accorder toute l'importance qu'il présente pour notre puissance militaire.

Or, cette importance est capitale. Ce n'est pas seulement l'avenir de notre infanterie qui est en jeu, c'est l'avenir de notre armée, et par suite, de notre pays. Il eût été grave que l'opinion publique, éclairée seulement sur les défectuosités du projet sans être instruite des progrès qui en sont la large compensation, ne comprît pas le but réel de la réforme, les principes qui l'inspirent, et l'accroissement de forces matérielles et morales qui doit en résulter.

Heureusement, du fait même de ces discussions, l'opinion s'est déjà transformée. Le Temps a publié deux articles de M. le général de Lacroix qui montrent d'une façon péremptoire la nécessité de fortifier l'encadrement de notre infanterie et «d'en finir avec le réglement d'une question qui traîne depuis cinq ans ». Le Matin, sous la signature de M. Stéphane Lauzanne, a présenté en tableau un résumé impartial des arguments invoqués pour ou contre la loi projetée. Enfin, dans un

rapport remarquablement pensé, documenté et étudié, M. Treignier, rapporteur de la Commission de la Chambre des députés, a présenté à la fois avec une grande largeur de vues la philosophie du projet et avec une minutieuse précision les détails que comporte son application. M. Jaurès s'en préoccupe et veut le discuter à fond.

On peut dire que l'œuvre est à point, et que sa préparation est complète. Tout le monde semble avoir compris qu'aux heures difficiles actuellement traversées par l'Europe, à la veille des sacrifices prévus au Maroc et devant l'accroissement inattendu et si considérable de la puissance offensive allemande, une responsabilité terrible incomberait au Parlement qui ne se préoccuperait pas des moyens de mettre nos forces en rapport avec celles de nos adversaires.

De quelque côté qu'on envisage le problème militaire à résoudre par la France, il se présente sous la forme suivante : Comment une nation de 39 millions d'habitants peut elle tenir tête à un empire qui en compte 68 millions?

Comment un pays, où 300.000 jeunes gens atteignent chaque année l'âge du service militaire, peut-il organiser ses forces pour compenser son infériorité vis-à-vis d'un peuple qui peut en présenter 580.000, presque le double, à ses conseils de révision?

Si chacun se posait la question sous cette forme, on éviterait sans doute bien des discussions stériles, on épargnerait bien des reproches immérités adressés à nos contingents, à nos officiers, à nos médecins. On comprendrait surtout qu'une imitation servile de l'Allemagne est impuissante à résoudre le problème, et que, pour être aussi forte que l'armée allemande, l'armée française doit s'inspirer d'autres principes et répondre à d'autres nécessités. Agir autrement, c'est être acculé promptement à l'impuissance et privé, en même temps, des ressources propres à l'âme et au génie de la France.

Ne faudrait-il pas se demander tout d'abord si nous pouvons résoudre un problème aussi grave? c'est-à-dire si nous pouvons prétendre à la victoire malgré la différence de population, malgré l'augmentation malheureusement certaine de cette différence ?

Il faut répondre hardiment que nous le pouvons, si nous le voulons.

L'histoire est d'abord là pour nous prouver que la victoire n'a pas toujours été du côté des gros bataillons, ni du côté des nations les plus populeuses. La France en a donné assez de preuves en luttant contre l'Europe entière sans se laisser entamer, et lorsque la Prusse s'attaqua à l'Autriche en 1866, il y avait presque le même écart entre les deux adversaires qu'entre la France et l'Allemagne d'aujourd'hui.

C'est que, même à l'heure actuelle, et malgré les progrès de toutes sortes réalisés en ce qui concerne les transports et les ravitaillements, il existe encore une limite maxima à l'effectif des troupes que l'on peut amener, faire vivre et faire combattre sur un même théâtre d'opérations.

Tant que cet effectif maximum restera inférieur au nombre de soldats qu'un pays peut mettre en ligne, ce pays n'aura rien à craindre d'un voisin plus peuplé que lui, car il pourra se présenter à armes égales sur le théâtre des opérations décisives.

Quel est ce maximum? Il est difficile de le déterminer avec précision, mais il semble bien qu'une armée ou, pour parler plus exactement, un groupe d'armées d'un million d'hommes ne doit pas en être éloigné. Avec un effectif égal pour les besognes accessoires, garde des forteresses et des voies de communication, lutte sur les théâtres secondaires d'opérations, on arrive à deux millions.

Ces deux millions d'hommes, incontestablement, nous pouvons les mettre sur pied.

Sans doute, la puissance qui possède le plus vaste réservoir d'hommes pourra alimenter ses armées plus longtemps que son adversaire : c'est même là un argument décisif en faveur d'une guerre toute de vigueur et d'offensive contre les partisans d'une lutte d'usure, qui ne peut qu'épuiser le faible avant d'user le fort. Mais la guerre future sera trop ruineuse, elle suspendra trop toute la vie matérielle et morale des nations, pour qu'elle puisse durer longtemps. On devra donc chercher à frapper fort dès les premiers coups, pour s'assurer en outre la supériorité morale que donneront infailliblement les premières victoires.

C'est ce que tous les pontifes de la stratégie allemande n'ont jamais cessé d'enseigner de Clausewitz à Bernhardi; et c'est conformément à ces principes que nos voisins fortifient sans cesse leurs troupes de campagne, espérant pouvoir donner un effort décisif rien qu'avec leur armée active, renforcée de 2 ou 3 classes de réservistes.

Nous ne pouvons pas atteindre par les mêmes moyens que nos adversaires le résultat cherché. A quoi bon épiloguer làdessus? Nous ne pouvons pas l'atteindre parce que nous n'avons pas assez d'hommes, parce que nous avons à défendre un domaine colonial que l'Allemagne ne possède pas, enfin, et cela bien par notre faute, parce que nous laissons, hélas ! de plus en plus, ronger nos armes combattantes par tous les services accessoires, perdant ainsi de vue qu'un seul effectif compte à la guerre, celui qui se bat sur les champs de bataille.

Pouvons-nous espérer qu'une instruction supérieure de nos troupes actives suffira à compenser l'infériorité du nombre ? Pouvons-nous sérieusement penser qu'un armement plus perfectionné, que des inventions nouvelles, plus ou moins merveilleuses, viendront protéger notre faiblesse ?

En ce qui concerne l'instruction, ce serait bien difficile à réaliser, et pour ce qui est des progrès dans l'armement ou dans les autres branches de la technique militaire, l'avance que nous pourrons acquérir sera vite rattrapée par nos concurrents. Ce serait une prétention exagérée et dangereuse de nous croire à ce point supérieurs à nos voisins. D'autre part on nous accuse de céder à la folie du nombre. On continue à évoquer l'image du nouvel Alexandre, dont les vieilles phalanges vont disperser les nations armées. Mais où sont donc ces phalanges? On oublie trop que les soldats d'Alexandre avaient été formés par Philippe, que César conquit la Gaule avec les légions dressées par Marius, et que Bonaparte n'eût pas fait la campagne de 1796 avec d'autres soldats que ceux de la Révolution. Qui peut dire aujourd'hui que telle ou telle troupe est meilleure qu'une autre, dans des armées qui n'ont jamais fait la guerre ? et quel général accepterait d'affronter, le cœur léger, une lutte par trop inégale, en se

fiant seulement aux espérances que peuvent donner les constatations du temps de paix?

Sans être un facteur absolument décisif, le nombre est, néanmoins, d'un grand poids sur un champ de bataille, et c'est pourquoi, sous peine de s'effacer complètement, la France doit maintenir son armée de campagne au niveau de celle qu'elle a à combattre.

Elle le peut, grâce à ses réservistes, dont les qualités militaires s'affirment chaque jour davantage au fur et à mesure qu'on y fait plus sérieusement appel. Mais pour cela, il faut que ceux-ci soient encadrés. Il faut que l'organisation de notre infanterie soit faite en vue de la guerre, et ne reste pas prisonnière des traditions du passé. Il faut avoir constamment devant les yeux pour les perfectionner sans cesse, non pas seulement l'armée du temps de paix, qui est un moyen, mais l'armée du temps de guerre, qui est le but.

A ce point de vue, la loi nouvelle est une œuvre excellente, parce qu'elle est un progrès sur le passé, et un gage de progrès pour l'avenir.

Lorsque après la guerre de 1870, l'Assemblée nationale entreprit la réorganisation de nos forces militaires, elle avait le droit de tabler sur une égalité presque complète avec nos adversaires de la veille et du lendemain. Malgré la perte douloureuse de nos provinces, les 36 millions d'habitants qui nous restaient pouvaient faire tête à 40 millions d'Allemands, et rien ne faisait prévoir que les vaincus de Sadowa se mettraient à la remorque de leurs vainqueurs, ceux-ci englobant dans une alliance contre nature ceux qu'ils avaient si magistralement battus à Custozza et à Lissa. Dans ces conditions, on ne saurait reprocher au gouvernement d'alors d'avoir copié l'organisation allemande qui venait de donner, coup sur coup, deux si grandes preuves de sa vitalité et de sa puissance.

La loi des cadres du 13 mars 1875 n'envisageait les réservistes que comme un appoint des unités actives. Elle avait posé en principe qu'aucune formation nouvelle ne serait or

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