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LE RÉGIME PARLEMENTAIRE EN TURQUIE

On raconte que Sieyes, interrogé sur ce qu'il avait fait pendant la Terreur, répondit: J'ai vécu. C'est aussi la réponse qu'aurait pu donner la Chambre des Députés ottomane si, après la lecture du décret de dissolution, on lui avait demandé ce qu'elle avait fait depuis son élection. Et cette réponse, assurément, eût été la meilleure.

Que pouvait-on, en effet, au sortir du monstrueux régime hamidien, demander à un Parlement ottoman, sinon de durer, et de prouver, par son existence même, la possibilité d'un gouvernement constitutionnel en Turquie? A cet égard, la Chambre dissoute a complètement rempli sa mission, et si elle n'a pas été tout à fait jusqu'au bout de son mandat, elle a, tout au moins, assuré à l'assemblée qui l'a remplacée, une succession régulière. On peut dire, aujourd'hui, et c'est l'essentiel, que le régime constitutionnel est définitivement établi dans l'Empire ottoman.

Quant au fonctionnement, même, de ce régime, il est évident que l'on ne pouvait s'attendre à voir la Turquie, après cinq siècles d'absolutisme couronnés par trente ans de la plus complète tyrannie, se transformer subitement en un état parlementaire à la mode anglaise ou belge. Ce pays aurait eu plutôt besoin d'une monarchie fortement constituée, exerçant effectivement le pouvoir, quoique contrôlée et conseillée par la représentation nationale. Et c'est, en effet, le régime que Midhat Pacha avait en vue, lorsqu'il obtint d'Abd-ul-Hamid, au début du règne de celui-ci, la promulgation d'une charte constitutionnelle.

Si Abd-ul-Hamid, qui, en réalité, était un homme de grande intelligence et d'une exceptionnelle habileté, n'avait pas été poussé par une sorte d'aberration mentale vers la ty

rannie méfiante et égoïste qui fut, pendant plus de trente ans, son système de gouvernement, s'il avait, tout en conservant la direction effective des affaires, continué de convoquer le Parlement, et tenu compte de ses votes, un régime normal, approprié aux besoins et à la situation du pays, eût pu, sans doute, s'établir en Turquie et s'y développer peu à peu.

On sait qu'il n'en fut pas ainsi. Le premier Parlement ottoman, ouvert le 17 mars 1877, fut, le 14 février 1878, presque au début de sa deuxième session, prorogé pour une durée indéterminée et n'a plus jamais été convoqué.

La Constitution de 1876 avait été octroyée par un acte spontané du Sultan. Bien que son rétablissement, en 1908, ait eu, aussi, la forme d'une décision souveraine, cette décision, en réalité, avait été imposée à Abd-ul-Hamid, par l'attitude des officiers du corps d'armée de Salonique et la défection des bataillons de rédif (armée de réserve), envoyés d'Anatolie en Macédoine.

Dès ce moment, la lutte était ouverte, pour la possession du pouvoir, entre Abd-ul-Hamid et le Comité Union et Progrès, organisateur du mouvement constitutionnel. L'empressement mis par le Sultan à rétablir la Constitution dès qu'il avait vu la partie perdue, ne permit pas aux adhérents du Comité de pousser jusqu'au bout leur succès et de clôturer la révolution de juillet 1908 par l'acte que tout le monde, à Salonique. considérait comme son couronnement logique, la déposition d'Abd-ul-Hamid. Ce dernier, erdant à l'orage, mais comptant, au fond, sur son habileté pour dominer plus tard les événements, affecta le plus grand respect pour la Constitution et inaugura lui-même le régime parlementaire par un effacement qu'il espérait, évidemment, devoir n'être que momentané.

Sans nous étendre sur les dispositions, suffisamment connues, de la Constitution ottomane de 1876, nous rappellerons qu'elle prévoyait l'existence d'un Parlement (Assemblée générale formé de deux Chambres, le Sénat, composé de

membres nommés à vie (1) par le Sultan, et la Chambre des Députés, élue par la population. L'initiative des lois était réservée au souverain; les Chambres pouvaient seulement émettre des vœux tendant à la présentation de projets de loi par le gouvernement, celui-ci restant libre de déférer ou non au désir du Parlement.

La Constitution remise en vigueur, il fallait au plus vite procéder à l'élection des députés. Une première difficulté se présenta; il n'existait pas de loi électorale ! Les membres de la Chambre de 1877 n'avaient pas été véritablement élus, mais désignés par les conseils administratifs des vilayets et des sandjaks, corps composés en majorité de fonctionnaires et comptant seulement quatre ou six délégués de la population, élus sous l'influence de l'administration. Il fut un moment question de procéder ainsi en 1908, mais l'énergique opposition du comité Union et Progrès ne le permit pas. En cherchant bien, on finit par retrouver un exemplaire d'un projet soumis au Parlement en 1877, mais non voté définitivement.Ce projet très médiocre et surtout très incomplet, fut mis en vigueur par iradé, sans que l'on ait même pris la peine de le revoir et d'en combler les lacunes les plus évidentes. Il établit le scrutin de liste par sandjak et le vote à deux degrés. Sont électeurs au premier degré, tous les sujets ottomans, âgés de 25 ans, payant un impôt direct quelconque et ne tombant pas sous le coup d'un motif d'indignité.

Comme il n'a existé jusqu'à présent, aucune statistique de la population établie régulièrement et ayant force légale, le nombre des députés à élire par chaque sandjak n'est pas connu exactement à l'avance. Il est déterminé par le Conseil administratif du sandjak sur la base des listes de la population mâle, dressées en vue des élections par les autorités communales et contrôlées par des commissions ad hoc. Conformément à la Constitution, chaque sandjak a droit à un député par 50.000 habitants du sexe masculin. Les fractions supérieures à 25.000 donnent droit à un député supplémentaire, celles de moins de 25.000 sont négligées.

Les opérations électorales n'ont pas lieu partout à la fois

r) Au moment du rétablissement de la Constitution, il restait encore trois membres du Sénat de 1877.

el demandent un temps assez long. En 1908, elles ont duré de la fin d'août au milieu de novembre. Celles de cette année se sont terminées en juin quoique la période électorale ait été ouverte presqu'aussitôt après la dissolution, au mois de janvier.

Le Comité Union et Progrès et ses succursales établies dans tout le pays, sous forme de clubs, constituaient une organisation électorale toute prête. C'était alors, avec les organisations nationales chrétiennes, subsistant de la période insurrectionnelle (1), la seule force politique pouvant exercer une influence efficace sur des populations si peu préparées, en grande majorité, à l'exercice des droits civiques.

Ce fut donc l'Union et Progrès qui dirigea, on peut dire même, qui fit, les élections.

Il n'y aurait pas lieu de regretter ni de critiquer cette action, si elle s'était bornée à assurer l'élection d'une forte majorité dévouée aux institutions libérales et décidée à les défendre et à les développer. Malheureusement, on put, dès ce moment, voir se dessiner une tendance qui, depuis, a exercé une influence néfaste sur toute l'activité politique du parti dominant.

Les Jeunes-Turcs sont presque tous des utopistes rêvant d'une Turquie unifiée, dans laquelle il n'existerait qu'un seul peuple, le peuple ottoman, et, naturellement, cette unification devrait avoir pour base la race politiquement dominante, la race turque. Telle était, en dépit des belles phrases des programmes, l'idée directrice intime de l'Union et Progrès. Aussi tous les moyens furent-ils mis en œuvre pour réduire le nombre des députés non turcs et surtout non musulmans.

La facilité, laissée à l'administration, de délimiter les circonscriptions servant à la nomination des électeurs du 2o degré, permit, au moyen de procédés connus et employés, du reste, ailleurs qu'en Turquie, de faire représenter des électeurs primaires en majorité chrétiens, par des délégués en majorité musulmans.

Il en résulta que, sur un total de 278 députés, on ne

(1) Bientôt après, il est vrai, se constituèrent des associations politiques régulières, grecques, bulgares, albanaises, etc.

compta que 44 chrétiens (1) et 4 israélites, soit 17 0/0, alors que les éléments non musulmans constituent environ 30 0,0 de la population totale de l'Empire et occupent, comme tout le monde le sait, dans la vie économique et intellectuelle de la Turquie, une place bien supérieure à leur importance numérique.

Dans la désignation des sénateurs, au contraire, une part plus équitable a été faite aux nationalités non musulmanes, qui sont représentées à la Chambre Haute par 15 membres sur un total de 53 (1).

Les élections avaient envoyé à la Chambre, et il ne pouvait en être autrement, une énorme majorité affiliée à l'Union et Progrès, environ 220 députés. Beaucoup de représentants des nationalités non musulmanes ou non turques, séduits par le programme du Comité, lui avait, du reste, donné leur adhésion.

Mais cette imposante majorité parlementaire n'assurait pas, d'une façon complète et définitive, le pouvoir du Comité. Abd-ul-Hamid était toujours sur le trône le ministère présidé par le grand-vizir Kiamil Pacha, ne subissait pas entièrement l'influence du parti dominant. Les circonstances favorisèrent les Unionistes. Des velléités d'action indépendante amenèrent la chute de Kiamil Pacha en février 1909, et la tentative de réaction d'avril, tournant, en définitive, contre ceux qui l'avaient suscitée et contre ceux qui avaient cherché à en profiter, amena, avec la déposition d'Abd-ul-Hamid, la dispersion de toutes les forces de l'ancien régime.

Notons en passant, que la Turquie parlementaire n'eut pas, le 13 avril 1909, devant l'émeute, une attitude très brillante. Si la Chambre ottomane a eu son Féraud, dans la personne du député de Latakié, l'émir Mehmed Arslan, elle

(1) Ces 44 députés comprenaient 24 Grecs, 11 Arméniens, 4 Bulgares, 3 Serbes, 1 Valaque (Macédo-Roumain), I Arabe catholique. Parmi les Musulmans, on comptait 60 Arabes et 25 Albanais.

(2) Le nombre des sénateurs n'est pas fixé ; la Constitution (art. 60) spécifie seulement qu'il ne peut dépasser le tiers du nombre des députés. On pouvait, par conséquent, nommer encore 39 nouveaux sénateurs. Parmi les sénateurs non musulmans, 5 sont Grecs, 4 Arméniens, 2 Israélites; les nationalités bulgare, serbe, valaque, syrienne catholique, sont représentées chacune par un sénateur.

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