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son conseil fut ponctuellement suivi par son peuple. L'action gouvernementale et législative a d'ailleurs le principal mérite des résultats obtenus; trois lois successives, du 21 janvier 1869, du 1er juin 1891 et du 30 juin 1900 ont en effet, progressivement renforcé l'enseignement technique élémentaire ; la première obligeait les patrons à laisser aux apprentis la latitude de suivre des cours techniques, la seconde permettait aux Etats particuliers de rendre obligatoire la fréquentaion de ces cours, la troisième enfin, franchissant nettement l'étape décisive, institua sans restriction l'obligation de l'enseignement professionnel pour les enfants employés dans le commerce et l'industrie. En cette matière, comme en tant d'autres d'ordre politique et social, l'Allemagne a eu le mérite et le courage d'innover, et d'adapter ses méthodes d'organisation aux conditions du milieu moderne.

Son exemple a été suivi largement par les peuples voisins, le Danemark, la Norvège, l'Autriche-Hongrie, la Suisse. Je ne puis donner ici un aperçu, même sommaire, des progrès remarquables accomplis dans ces pays.

L'Angleterre, quoique attachée jusqu'ici aux principes de liberté et d'initiative individuelle, n'a pas voulu rester en arrière. Depuis les technical instruction Acts de 1889 et 1891, le nombre des écoles techniques s'est élevé à plus de 800, et celui des cours du soir reconnus et subventionnés par l'Etat, à 5.700 en 1905. Une population scolaire de près de 750.000 élèves fréquente ces établissements, et bien que l'enseignement n'ait pas le caractère obligatoire, méthodique et méticuleux qu'il a en Allemagne, il y atteint une réelle valeur. Encore convient-il d'observer qu'un bill de 1908, applicable depuis le 1er janvier 1909, a rendu obligatoire jusqu'à 16 ans, et dans certains cas jusqu'à 17, l'enseignement postscolaire en Ecosse et qu'un mouvement d'opinion, dans le pays et à la Chambre des Communes, se prononce très nettement en faveur de l'extension de la réforme à tout le Royaume-Uni.

Je bornerai ici ces aperçus. Ils suffisent pour montrer de quel effort ont été capables, chacun suivant sa mentalité, les deux grands peuples qui partagent avec nous l'honneur de marcher à la tête de la civilisation. Ils laissent voir aussi quel

REVUE POLIT., T. LXXIII.

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retard nous avons à regagner pour nous maintenir simplement à la hauteur de nos rivaux les plus directs.

Le projet de loi qui doit enfin réaliser définitivement l'organisation nationale et complète de l'enseignement technique, apparaît donc comme une mesure nécessaire. Il me reste à montrer qu'elle est aussi suffisante.

Le caractère de ce projet est double. D'une part, il donne la confirmation législative à l'organisation actuelle de l'enseignement technique de tous degrés, et y introduit d'importantes améliorations en coordonnant, en complétant et en étendant la réglementation existante; d'autre part, il réalise une réforme de la plus haute importance, en instituant résolument l'obligation de l'enseignement professionnel pour les apprentis.

Ainsi que je l'ai déjà dit, l'enseignement technique de degré supérieur et moyen existe dès à présent sous une forme à peu près satisfaisante; mais il manque de vitalité. Le projet de loi lui donne définitivement droit de cité dans nos institutions et définit son statut de manière à le placer sur un pied d'égalité avec son aîné, l'enseignement universitaire. Dans notre pays, où la vertu des mots est souvent déterminante, il est permis d'espérer qu'à elle seule, cette reconnaissance solennelle de l'enseignement technique suffira à le faire sortir de la situation en quelque sorte humiliée et inférieure où il a végété jusqu'à présent. Il faut que l'on sache que la sollicitude et la considération des Pouvoirs publics sont acquises à cette forme d'instruction aussi bien qu'à l'autre ; il faut que, dans la direction à donner aux études d'un enfant, les familles jugent avec une égale faveur et l'orientation tournée vers les carrières libérales, et celle qui conduit aux carrières industrielles et commerciales.

Je n'entrerai point ici dans le détail des améliorations diverses que le projet introduit dans le régime actuel. Des définitions claires et précises sont données pour la première fois des règles qui résultaient jusqu'à présent de simples décrets sont unifiées et confirmées, tout en laissant au pouvoir exécutif une large initiative; le mode de création des écoles nationales, départementales et communales est déterminé; l'administration et l'inspection de ces établissements sont ré

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glementées sous une forme simple; le statut du personnel enseignant est définitivement fixé ; le régime des écoles privées fait l'objet d'un titre spécial, et, par une heureuse innovation, la reconaissance de ces institutions par l'Etat est autorisée, pour le degré moyen, dans des conditions analogues à celles qu'avait établies pour le degré supérieur, l'article 23 de la loi du 15 juillet 1889. Enfin, le Conseil supérieur de l'Enseignement technique voit ses bases de recrutement élargies et ses attributions étendues, en même temps que des comités départementaux sont créés. Ces deux dernières mesures peuvent être considérées comme particulièrement fécondes, en ce qu'elles établiront un contact étroit et permanent entre l'enseignement technique et l'opinion des milieux autorisés, et vivifieront un organisme qui, jusqu'à présent, s'étiolait en dehors du grand jour de l'attention publique.

Mais la réforme essentielle, celle qui justifie à elle seule, tout le projet, c'est celle que le titre V a pour objet de réaliser l'obligation des cours professionnels pour les apprentis des deux sexes âgés de moins de 18 ans. Car tel est le remède décisif et radical que nous demandons résolument d'appliquer à la crise de l'apprentissage, qui prend en France la proportion d'une véritable plaie sociale.

Cette crise, j'ai dit déjà qu'elle dure depuis plus d'un siècle. Il faut, hélas, voir le mal dans doute sa crudité : la décadence du savoir technique, chez l'ouvrier français, est la conséquence du régime de liberté institué par la Révolution au lendemain de la suppression des corporations. Le jeune homme qui, au sortir de l'école, se forme pendant plusieurs années dans l'étude d'un métier, est aujourd'hui l'exception; la règle, c'est l'assujettissement immédiat à un travail inintelligent, l'entrée dans une usine, un chantier ou un magasin, où, sans aucune préparation particulière, l'on reçoit de suite un salaire, en échange d'un geste automatique.

L'enquête faite en 1902 par le Conseil supérieur du Commerce est péremptoire à cet égard. Les bons ouvriers deviennent de plus en plus rares dans tous les métiers, et déjà d'importantes maisons françaises en sont réduites à faire exécuter à l'étranger le travail fini et soigné que leurs artisans ordinaires sont incapables d'accomplir.

Cet abaissement du niveau technique de nos ouvriers est désastreux. Il compromet l'avenir de nos industries et prépare la ruine du pays; il contribue à former une classe de serfs de la machine, dont la mentalité, à la longue, pourrait se dégrader.

C'est la vie même de la nation, sa fortune, son avenir qui sont en cause. La question dépasse les intérêts individuels, tout autant que le remède échappe à l'initiative des particuliers. Les conclusions de l'enquête à laquelle a procédé le Conseil supérieur du travail en 1902, sont à cet égard, catégoriques; les trois quarts des avis exprimés par les intéressés sont favorables au principe de l'obligation. La tâche à accomplir est trop lourde pour les bonnes volontés privées, même agissant de concert; c'est aux Pouvoirs publics qu'incombe le devoir étroit de conjurer le péril. Cette vérité se fait jour de plus en plus nettement dans les esprits les plus divers, les moins prévenus; elle est apparue sous la plume de M. Edouard Petit, inspecteur général de l'Instruction publique, qui, dans son rapport sur l'enseignement populaire en 1907-1908, constatait l'insuffisance des œuvres post-scolaires et ajoutait : «La contrainte est peut-être nécessaire et il faudra s'y résoudre sans doute »; et la dernière manifestation de la Ligue de l'Enseignement, a été en faveur de l'obligation de l'enseignement professionnel.

L'obligation n'est une menace ni pour le patron, ni pour l'ouvrier. Au premier, elle procurera le personnel techniquement instruit dont il a besoin tant pour résister à l'invasion du dehors que pour faire apprécier ses produits au loin; au second, elle permettra, tout en haussant sa personnalité, de dominer son métier et d'améliorer sa condition.

Je ne saurais entrer ici dans le détail des mesures que prévoit le projet de loi afin de rendre effective l'obligation, pour les patrons et les familles, de faire fréquenter par les jeunes gens les cours d'apprentissage, et afin de réaliser une organisation souple et satisfaisante de ces cours. La disposition assurément la plus importante, est celle qui institue, comme sanction des études professionnelles, un certificat spécial; ce diplôme, accordé après examen, prendra rapidement une valeur réelle ; recherché par les patrons, il suscitera chez

l'apprenti le désir d'y parvenir, pour améliorer dès le début sa condition; de plus, dans les localités où les cours de perfectionnement n'auront pas pu être institués à cause de l'insuffisance numérique de la population scolaire à laquelle ils s'adresseraient, les jeunes gens se trouveront ainsi provoqués à faire l'effort personnel nécessaire pour l'obtenir.

L'obligation de l'instruction professionnelle est une mesure de salut public. Elle participe des principes qui ont fait admettre ces deux autres obligations désormais entrées dans nos mœurs (1) celle de l'instruction primaire et celle du service militaire.

La République a jugé que le citoyen d'une nation libre et maîtresse d'elle-même, devait posséder un minimum de savoir général sans lequel l'exercice de ses droits souverains serait impossible; elle a jugé aussi que chacun devait recevoir la préparation militare qui lui permettrait d'accomplir, le cas échéant, son devoir pour la défense de la patrie.

L'obligation de l'enseignement professionnel est tout aussi impérieusement commandée par l'intérêt national; seule, elle peut nous donner les citoyens accomplis dignes de jouer pleinement leur rôle dans une société dont le travail est la loi fondamentale et la nécessité vitale; seule, elle peut nous fournir les soldats de l'armée économique, qui, dans la bataille moderne de la production et des échanges, empêchera notre pays de succomber sous la poussée de ses rivaux.

P. ASTIER,
Sénateur de l'Ardèche.

(1) Dans nos lois, oui, et il faut s'en féliciter, mais « dans nos mœurs »? On voudrait le croire. Par malheur, la non fréquentation scolaire est un fait dont les pouvoirs publics sont obligés de se préoccuper et contre lequel les mesures les plus énergiques semblent indispensables. Quant à la loi militaire, ne sait-on pas que tel est le nombre des déserteurs et des insoumis qu'ils pourraient former un corps d'armée ?

F. F.

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