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marqué, au moins en surface, d'une empreinte polonaise indélébile. Cette empreinte, le gouvernement de Pétersbourg a tout fait pour l'effacer. L'insurrection de 1863 fut suivie, comme on sait, d'une répression terrible. Tout un ensemble de mesures législatives a eu pour but de réduire la propriété foncière polonaise et y a partiellement réussi. Cependant, la majorité des latifundia appartient encore à l'aristocratie polonaise, et de là vient justement que les provinces de l'Ouest envoient au Conseil d'Empire, par le jeu même du cens électoral, des représentants polonais.

Cet état de choses a pour effet d'irriter les nationalistes russes. Il y aurait pourtant un moyen très simple d'y remédier. Puisque les membres du Conseil d'Empire sont normalement élus par les zemstvos ou assemblées représentatives locales, il suffirait d'instituer dans la région de l'Ouest des zemstvos nettement démocratiques pour enlever toute prépondérance à l'aristocratie polonaise. Seulement et c'est là qu'est le noeud de la question les nationalistes craignent autant la démocratie que le polonisme ! Ils sont pris en quelque sorte dans un dilemme, et, pour résoudre ce problème en apparence insoluble, il a fallu toute l'ingéniosité fertile en expédients et toute la force impulsive qui caractérisaient la personnalité de Stolypine.

C'est à lui qu'on doit le fameux système des «< curies nationales », qui a fait son apparition dans le droit public russe en 1907 et qui constitue, aux yeux de certains partis politiques, la solution passe-partout des problèmes nationaux. D'après ce système, les électeurs sont répartis en curies distinctes suivant leur nationalité respective, et la curie russe, légalement privilégiée, doit élire le plus grand nombre de délégués. Un mécanisme analogue a fonctionné dans plusieurs pays pour assurer la prépondérance d'une classe sociale déterminée, mais jamais, croyons-nous, pour satisfaire les appétits de la race dominante. C'est en cela que consiste précisément l'originalité de la nouvelle politique russe.

Le système électoral des zemstvos créés en 1911, dans les provinces de l'Ouest repose sur cette étrange conception de la lutte des races. Sans doute, il fut approuvé par la majorité nationaliste de la troisième Douma, mais il vint se heurter, l'année suivante, à l'opposition du Conseil d'Empire, et l'on sait comment le ministère Stolypine dut recourir à un coup d'Etat flagrant pour vaincre cette résistance de la Chambre haute (1). M. Kovalevski et le

(1) Sur le côté juridique de la question, cf. P. CHASLES, La crise constitutionnelle de mars 1911 et les oukazes extraordinaires en Russie,dans la Revue du Droit public et de la Science politique (janvier, février, mars 1912).

comte Witte notamment, s'élevèrent avec force contre ce découpage du corps électoral, qui aura nécessairement pour conséquence de raviver les haines de races, au lieu de grouper les diverses nationalités de l'Empire sous l'idée plus haute et plus noble d'E

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Ainsi, l'introduction du self-government dans la région de Ouest ne saurait être tenue pour une réforme d'inspiration libérale elle a consciemment visé un but de domination nationale. Ce qui le prouve bien, c'est que l'institution des zemstvos n'a pas été étendue aux gouvernements de Vilna, de Kovno et de Grodno, qui ont pourtant partagé historiquement les destinées des autres provinces occidentales, parce qu'il était manifestement impossible d'assurer, dans cette région essentiellement catholique et lithuanienne, la prépondérance de l'élément russe.

Cette triste victoire des nationalistes ne les a pas, d'ailleurs, apaisés. Non contents de triompher dans la zone mixte russo-polonaise, ils veulent étendre cette zone elle-même, aux dépens de la Pologne proprement dite. Les « vrais-russes » ne peuvent regarder sans frémir une carte ethnographique, ou plutôt linguistique, de la Pologne, car certains districts des gouvernements de Siedlce et de Lublin, où la majorité de la population parle petitrusse, n'y sont pas teintés de la même couleur que les autres parties du Royaume. Il serait urgent, d'après eux, de former avec ces morceaux de Pologne un gouvernement nouveau, qui aurait pour chef-lieu Kholm et serait directement rattaché au gouvernement général de Kiev ou au ministère de l'Intérieur. D'ailleurs, la question de race se double ici d'une question religieuse. La législation russe a de plus en plus identifié les catholiques et les Polonais. Or, depuis l'oukaze sur la liberté de conscience, publié en 1905, beaucoup de Petits-Russes sont passés de l'orthodoxie à l' «Union>> catholique, dont la violence seule les avait du reste séparés (1). Aux yeux des chauvinistes russes, ils se sont par là-même polonisés il faut donc ramener plus ou moins de force ces uniates à l'orthodoxie, et le projet en question permettra d'atteindre plus facilement ce but. Enfin, ceux qui affectent de dire « provinces de la Vistule » au lieu de « Royaume de Pologne » veulent affirmer par cette politique que le gouvernement de Pétersbourg peut modifier comme il lui plaît, sans craindre aucune intervention eu

(1) Il est vrai qu'au xvIe siècle, c'est également la violence qui les avait « unis » à la catholicité, mais les descendants de ces « uniates malgré eux » sont très sincèrement catholiques. De même, en Bosnie-Herzégovine, beaucoup de Serbes sont très sincèrement musulmans, bien que leurs ancêtres n'aient pas toujours adhéré librement à l'Islam.

ropéenne, les frontières assignées à la Pologne par le Congrès de 1815.

Ce projet de démembrement, auquel est opposé d'ailleurs le gouverneur général de Varsovie, a soulevé une vive agitation dans les milieux polonais, qui l'ont qualifié de « quatrième partage de la Pologne ». Sa réalisation amènerait sûrement des troubles dans la région de Kholm, où le changement de calendrier, par exemple, et le nouveau régime des mutations immobilières froisseraient profondément les habitudes de la population locale. En tout cas, si les Russes veulent substituer à la frontière historique une frontière linguistique, ils devraient du même coup restituer à la Pologne toute la partie occidentale du gouvernement de Grodno. Mais cette compensation n'a jamais été dans leurs vues!

La troisième Douma délibère en ce moment sur ce grave projet. Un amendement, voté par surprise au mois de mars dernier, avait décidé que le nouveau gouvernement de Kholm ne serait pas séparé du Royaume de Pologne et resterait même sous l'autorité du gouverneur général de Varsovie. C'était là une heureuse concession, qui aurait pu ménager un commencement de détente entre Russes et Polonais. Par malheur, cet amendement n'a été maintenu qu'en partie lors de la troisième lecture.

Et pourtant rien ne justifie l'attitude agressive de la Russie visà-vis de la Pologne. Les partis politiques polonais, nationauxdémocrates à la Douma et « réalistes » au Conseil d'Empire, ont fini par comprendre, en Russie comme en Prusse ou en Autriche, que leurs légitimes revendications nationales devaient être assises sur la base d'un loyalisme inébranlable. Ils évitent soigneusement toute nuance séparatiste. Feu le prince K. N. Troubetskoï, leader du centre au Conseil d'Empire, pouvait déclarer en toute justice. dans la séance du 4 avril 1910: « Je considère comme mon devoir, en tant que citoyen russe, d'affirmer que les représentants de la nation polonaise, avec qui nous avons l'honneur de siéger au Conseil d'Empire, ont toujours tenu jusqu'ici un langage irréprochablement russe et pleinement conforme aux intérêts de l'Etat. »

L'« antipolonisme » n'est pas seulement injuste: il est, de plus. profondément impolitique. C'est devant lui que vient achopper, pour ainsi dire, le néo-slavisme, qui a pour but de grouper les peuples slaves dans un mouvement de défense commune contre le germanisme. Certes, nous nous défions en principe de toute application de la philologie à la politique, et le fait que deux peuples parlent des langues parentes, ne constitue pas par lui-même

une raison suffisante pour qu'ils soient amis ou alliés. Mais les intérêts de la Russie et de la Pologne sont manifestement solidaires au point de vue de la défense nationale, de la politique extérieure et du protectionnisme douanier. Les nationalistes répètent souvent que la Russie doit représenter dans l'histoire « l'idée slave ». Or, comme l'écrivait le député tchèque Kramarz, au leader polonais Dmowski, en août 1909 (1), « n'est pas Slave, bien qu'il le prétende, celui qui affaiblit et persécute une nation slave servant de rempart contre les vrais ennemis de la Slavie. »

III

La question juive est née en Russie, sous le règne de Catherine II, en même temps que la question polonaise. On sait que la Pologne avait été surnommée, au moyen-âge, le « paradis des juifs ». En absorbant la majeure partie des territoires qui constituaient l'ancienne République royale de Pologne, l'Empire russe s'est annexé du même coup la plus grande agglomération juive du monde. Sur 11 millions d'Israélites, 8 1/2 vivent en Europe et 6 en Russie. Ces quelques chiffres suffisent à mettre en lumière toute la gravité du problème juif dans l'Empire des Tsars.

Problème d'ailleurs, singulièrement complexe! Problème de race et d'autonomie nationale, problème de liberté religieuse, problème économique. En France, les israélites parlent français et sont, en général, suffisamment assimilés pour que le législateur ne les distingue plus des autres citoyens. Les juifs de Russie forment, au contraire, une véritable nationalité. Ce sont des «< achkénazim », qui ont généralement conservé leur « jargon » germanique. Ils réclament, pour leur culture nationale, le droit de se développer librement. Leurs écoles proprement juives et leurs paroisses autonomes, qu'ils voudraient transformer en véritables communes laïques, tendent à créer, dans l'Etat russe ou, pour mieux dire, à travers lui, une sorte de petit Etat sans base territoriale bien définie.

Cette situation paradoxale résulte principalement, il faut l'avouer, de la politique russe elle-même. Le gouvernement impérial a tout fait, surtout depuis 1881, pour rendre le juif inassimilable, en le bridant à chaque pas par une législation tracassière, que les autorités administratives interprètent d'ailleurs, d'une façon incohérente et sans aucun esprit de suite. En principe et sauf quelques exceptions (2), les israélites sont cantonnés dans la par(1) A propos de la réception de délégués tchèques en Pologne. (2) C'est ainsi que les marchands « de première guilde », les person

tie occidentale de l'Empire. Ils ne peuvent séjourner qu'en Pologne, dans les gouvernements de l'Ouest et dans la « Nouvelle-Russie ». Encore n'ont-ils pas le droit de résider à la campagne, ni dans les villes de Kiev, Nicolaïev, Sébastopol et Ialta. On peut dire qu'il est en général plus facile, pour un juif de Pologne, d'émigrer en Amérique que d'aller à Saint-Pétersbourg ou à Moscou!

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Il y a plus. Les élèves israélites ne peuvent, en dehors de leurs écoles confessionnelles, fréquenter les établissements d'instruction publique ou même privée que dans la limite d'un pourcentage maximum fixé par oukaze : 15 0/0 du nombre total des élèves dans la zone occidentale, 10 0/0 dans les autres parties de l'Empire et même 5 0/0 dans les deux capitales. Quand le maximum est atteint dans une ville, les jeunes israélites doivent se mettre en quête d'une autre localité parfois très éloignée de leur famille - où il reste des places disponibles. S'ils n'en trouvent pas, ils sont réduits à faire leur instruction dans une école juive ou bien à domicile, pour se préparer aux examens de l'Etat. Mais depuis un oukaze draconien du 24 mars 1911, la limite du maximum joue également pour l'admission aux examens des élèves « externes » qui n'ont pas fréquenté les écoles. Dans certaines villes où il n'y a presque pas d'« externes chrétiens », le pourcentage est évidemment nul, et les élèves israélites, parvenus au terme de leurs études, ne peuvent obtenir aucun diplôme. C'est là une situation vraiment intolérable (1).

Enfin, depuis le règne d'Alexandre III, les juifs sont exclus des élections provinciales et municipales. Sans doute, le gouvernement leur a conféré en 1905, après quelques hésitations, le droit de prendre part aux élections de la Douma, mais, comme ils ne sont nulle part en majorité, ils ne peuvent être que très imparfaitement représentés. Tous les partis politiques israélites réclament énergiquement la représentation proportionnelle, qui apparaît comme le seul moyen d'assurer le respect des petites nationalités.

Malheureusement, la majorité de la troisième Douma est plus antisémite que jamais (2). Il n'y a guère de projet de loi dont quelque article n'apporte de nouvelles restrictions à la liberté des is

nes munies du diplôme universitaire, etc., jouissent du droit de séjour dans toute l'étendue de l'Empire.

(1) Il existe un pourcentage analogue pour les avocats et même, d'après une interprétation toute récente du gouvernement, pour les secrétaires d'avocats.

(2) Il est intéressant d'ajouter d'ailleurs que les Polonais sont aussi antisémites que les nationalistes russes.

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