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Ce courant nationaliste, qui entraîne pour ainsi dire les deux Chambres du Parlement russe, est l'une des caractéristiques les plus remarquables de l'heure présente. En 1899, la majorité du vieux Conseil d'Empire bureaucratique s'était prononcée contre le projet de loi violant l'autonomie finlandaise c'était l'opinion de la minorité que l'Empereur Autocrate avait sanctionnée. En 1910, au contraire, le gouvernement s'est appuyé sur le jeune Parlement russe, qui fait preuve, dans bien des cas, d'un nationalisme beaucoup plus étroit que l'ancienne bureaucratie.

Il est malheureusement à craindre que la nouvelle loi du 30 juin 1910, forte d'un tel appui, dure beaucoup plus longtemps que celle du 15 février 1899. La subordination des lois finlandaises à la souveraineté législative de l'Empereur et des Chambres russes se présente comme un fait définitivement acquis. M. Kokovtsov luimême, que l'on sait pertinemment fort peu nationaliste, a dû accepter sur ce point la succession de Stolypine.

Les lois d'intérêt général seront désormais votées, suivant la procédure législative ordinaire, par la Douma et le Conseil d'Empire, mais le Tsar seul aura le droit d'initiative, et la Diète de Finlande devra être préalablement consultée. Jusqu'en 1910, les Chambres russes ne comprenaient aucun représentant du GrandDuché. Dorénavant, la Diète élira deux membres du Conseil d'Empire et quatre membres de la Douma. En 1905, M. Boulyguine avait proposé que la Diète finlandaise envoyât douze députés à la Douma d'Empire (1). Stolypine, sans être aussi généreux, tenait essentiellement au principe lui-même, car il y voyait une « preuve vivante » de l'unité de la Russie. Mais la Diète d'Helsingfors, convoquée en session extraordinaire quelques mois après la promulgation de la nouvelle loi, lui dénia toute force exécutoire et refusa d'envoyer des délégués aux Chambres russes.

La loi de juin 1910 n'est, en somme, que l'adaptation du manifeste de février 1899 au nouveau régime constitutionnel de la Russie. Les deux textes législatifs diffèrent cependant sur un point d'importance capitale : la loi de 1910, plus précise que celle de 1899, énumère d'une façon limitative les questions qui ressortissent à la législation d'intérêt général. Mais cette différence est plus théorique que réelle, car l'énumération d'ailleurs indéfiniment extensible dans l'avenir apparaît dès aujourd'hui comme singulièrement compréhensive. Les Chambres russes se déclarent com(1) La Diète de Finlande comprenait alors quatre ordres: le clergé, la noblesse, les citadins et les paysans. Chaque ordre aurait envoyé trois délégués. Depuis 1906, la Diète est élue au suffrage universel, avec le vote des femmes et la représentation proportionnelle.

pétentes, pour régler non seulement la participation de la Fin lande aux dépenses d'Empire, le service militaire, les droits des sujets russes dans le Grand-Duché, etc., mais encore les questions d'enseignement et de presse, les droits de réunion et d'association! Le député octobriste Kapoustine avait proposé d'exclure ces derniers points de la législation commune, et cet amendement aurait été sans doute adopté, si l'opposition, voulant protester contre le nationalisme intempérant de la Douma, n'avait quitté la salle des séances il est permis de regretter un acte aussi radical, qui facilita l'écrasement du centre modéré par l'extrême droite réactionnaire. En tout cas, cette attitude intransigeante a eu le mérite de montrer nettement que, si le peuple finlandais manifeste une remarquable cohésion dans sa lutte désespérée contre la politique agressive du gouvernement de Pétersbourg, le peuple russe est, au contraire, profondément divisé sur la question: une importante minorité de la Douma, qui représente certainement la majorité du pays, fait cause commune avec les protestataires finlandais.

Sous l'énergique impulsion de Stolypine, la loi de juin 1910 n'est pas restée une simple affirmation théorique de l'« unité indivisible» de l'Empire. Le Tsar vient de sanctionner, en janvier et février 1912, deux lois d'intérêt général, qui constituent les premières applications de la nouvelle procédure constitutionnelle.

La loi du 24 janvier 1912 a remplacé définitivement le service militaire personnel des Finlandais par une indemnité annuelle de 20 millions de markkas, à la charge du Grand-Duché (1). Ce n'est pas que la population soit rebelle à toute forme de recrutement, mais elle ne veut pas servir dans les garnisons russes et prétend que l'armée nationale ne doit pas quitter le territoire finlandais (2). Le gouvernement de Pétersbourg, ne pouvant admettre cette dislocation de l'armée impériale, hésite, d'autre part, à incorporer les recrues finlandaises dans les régiments russes, d'abord parce qu'une pareille mesure se heurterait, dans l'application, à la résistance passive des intéressés, puis, surtout, parce que l'élément finlandais, très peu solidaire de l'élément russe, ruinerait par son contact l'homogénéité morale de l'armée. Le problème militaire ne peut donc être résolu, bien imparfaitement d'ailleurs, que par une

(1) Le gouvernement préfère le versement d'une somme fixe par le Trésor finlandais à l'établissement d'une taxe militaire, dont la perception serait particulièrement malaisée, en cas d'opposition de la Diète. (2) D'après la loi finlandaise de 1878, l'armée nationale ne pourrait pas, même en temps de guerre, quitter le territoire du Grand-Duché. Il est vrai que les Finlandais seraient actuellement disposés à consentir sur ce point une modification de la loi de 1878.

sorte de rachat collectif. C'est là un des reproches les mieux fondés que le nationalisme russe puisse adresser au séparatisme finlandais. Les différents partis qui siègent à la Diète d'Helsingfors déclarent, il est vrai, que toute crainte de « séparatisme » est purement imaginaire. Il nous semble que c'est un peu jouer sur le sens du mot. Sans doute, les Finlandais, franchement loyalistes, veulent rester « unis » à l'Empire, mais ils font tout pour que cette union soit purement nominale. Unionistes en droit, ils sont séparatistes dans les faits.

La loi du 2 février 1912, conférant aux sujets russes habitant la Finlande, les mêmes droits qu'aux Finlandais proprement dits (1), apparaît comme beaucoup plus grave encore et comme plus nettement marquée de l'empreinte nationaliste. Le gouvernement pourra, désormais, s'il le juge à propos, dénationaliser l'administration finlandaise, en nommant de « vrais-russes » fonctionnaires dans le Grand-Duché. Les nationalistes, en quête d'arguments, font valoir, il est vrai, que les citoyens finlandais peuvent exercer des fonctions publiques dans toute l'étendue de la Russie. Il y a notamment beaucoup de Finlandais dans la marine. impériale. Il serait donc équitable, semble-t-il, que les Russes jouissent, dans le Grand-Duché, de droits analogues. Mais, dans l'espèce, la réciprocité est manifestement illusoire et profondé ment injuste. Quel que soit le nombre des Finlandais employés dans l'administration russe, ils ne pourront jamais enlever à la bureaucratie de l'immense Empire son caractère essentiellement national. La Finlande, au contraire, n'a que 8.000 fonctionnaires publics, et le gouvernement n'aurait pas de peine à livrer l'administration du pays à une majorité de bureaucrates russes. C'est pour atteindre ce but que Stolypine voulait créer, à l'Université de Saint-Pétersbourg, des cours de finnois et de suédois, espérant ainsi former une équipe de sujets russes, plus ou moins bien préparée à l'exercice de fonctions administratives en Finlande.

Pour apprécier en pleine connaissance de cause la portée de cette réforme, il faut attendre son application dans les faits. Suivant que le gouvernement russe fera preuve de modération et, pour ainsi dire, de doigté dans l'exécution de la loi ou qu'il suivra jusqu'au bout l'impulsion des partis nationalistes, la nouvelle législation russo-finlandaise apparaîtra comme une œuvre d'équité ou comme un instrument de persécution. A ce point de vue, la personnalité de M. Kokovtsov présente beaucoup plus de garan

(1) Les Russes habitant la Finlande pourront même y prendre part aux élections.

ties que celle de Stolypine. C'est à son influence qu'il faut attri buer, semble-t-il, l'ajournement du projet de loi relatif au démembrement de la Finlande. Stolypine avait, en effet, décidé, quelques semaines avant sa mort, d'annexer au gouvernement de SaintPétersbourg deux paroisses qui font actuellement partie du län de Vyborg. Cette annexion serait manifestement contraire aux vœux des habitants, mais ce n'est pas là une considération qui puisse arrêter les nationalistes. Comme le déclarait M. Dournovo, en plein Conseil d'Empire, le 19 avril 1912: « La Russie n'a aucunement besoin de la reconnaissance des populations allogènes. Nous ne les avons pas prises pour leur faire plaisir, mais parce qu'elles nous étaient nécessaires. » Stolypine voulait, par cette politique à la Bismarck, proclamer une fois de plus la libre souveraineté de la Russie et dégager en quelque sorte la ville de Saint-Pétersbourg, capitale excentrique de l'immense Empire, située, comme on sait, à 26 verstes de la frontière finlandaise (1). Les journaux de droite, tels que le Novoïé Vrémia, ne se sont pas fait faute d'attaquer sur ce point l'attitude politique de M. Kokovtsov. Nous voulons espérer que le premier ministre saura résister à cette pression des appétits nationalistes. Par une sorte de réaction en apparence contradictoire, la politique d'assimilation ne peut que développer encore les tendances séparatistes. L'intérêt bien entendu de la Russie commande de cesser une politique néfaste qui, sous prétexte de consolider l'unité de l'Empire, le divise au contraire profondément et constitue par là-même une cause permanente de faiblesse.

II

L'extension de la Russie vers l'Ouest, de la paix de Nystadt aux traités de Vienne, s'est opérée au détriment de la Suède et de la Pologne. Le démembrement de la Suède a fait naître la question finlandaise; l'absorption de la Pologne a créé, par la force même des choses, le problème polonais (2).

Ce problème très complexe se présente, en réalité, sous une double face. Dans le Royaume de Pologne proprement dit, le « Royaume du Congrès » comme on l'appelle souvent, l'immense majorité de la population est de nationalité polonaise, et les Rus

(1) Le gouvernement russe fait valoir notamment que la provnice de Vyborg, si proche de Saint-Pétersbourg, sert de refuge trop commode aux révolutionnaires, la police impériale ne pouvant agir librement sur le territoire de la Finlande.

(2) Cf. R. DмOWSKI, La question polonaise, Paris, 1909.

ses ont enfin compris qu'il était à la fois chimérique et dan gereux d'y poursuivre une politique de russification. Il est toutefois regrettable que le gouvernement se soit arrêté à des demimesures, affaiblissant ainsi, d'une façon maladroite, l'effet des concessions accordées. Sans doute, depuis l'oukaze de 1905, les cours des écoles privées peuvent être faits en langue polonaise, sauf pour l'enseignement du russe, de l'histoire et de la géographie, mais l'école publique reste toujours essentiellement russe, et l'Université de Varsovie, qui ne constitue à aucun degré un centre de culture polonaise, attire surtout des étudiants russes ou israélites. Qu'y a-t-il d'étonnant, après cela, que la jeunesse polonaise aille parfaire son instruction au delà des frontières, à l'Université de Cracovie notamment ? Bien plus, par une série d'actes indécis et contradictoires, le gouverneur général Skalone, a ordonné la fermeture d'écoles polonaises précédemment autorisées, jetant ainsi le trouble et l'anarchie dans l'enseignement populaire. Sous l'action de la politique russe, qui va directement à l'encontre de la civilisation, le nombre des illettrés tend ainsi à s'accroître dans une proportion inquiétante.

Le ministère et la Douma ont promis à la Pologne le self-government municipal et provincial, mais, refusant là encore de développer le principe de la décentralisation jusqu'à son épanouissement logique, c'est-à-dire jusqu'à l'autonomie, ils ne veulent même pas admettre la création d'une Diète polonaise à compétence restreinte comme en Galicie.

Quoi qu'il en soit, malgré toutes ces réticences et ces contradictions, il serait facile, avec un peu d'opportunisme et par des concessions réciproques, de trouver une solution satisfaisante de la question polonaise, dans les limites du Royaume de Pologne proprement dit. Malheureusement, le problème, envisagé sous son autre face, apparaît comme tellement difficile qu'on peut, sans pessimisme outré, le tenir présentement pour insoluble.

Il existe, en effet, à l'Ouest de l'Empire, entre le Royaume de Pologne et la Russie proprement dite, une zone mixte que Russes et Polonais revendiquent avec la même âpreté. Le fond de la population y est lithuanien, blanc-russe ou petit-russien, mais ces gouvernements occidentaux, rattachés historiquement à la République de Pologne par l'intermédiaire de la Lithuanie, en ont partagé pendant plusieurs siècles les destinées sociales et politiques. A la démocratie des campagnes s'est superposée une aristocratic foncière d'origine polonaise, et, quand le pays a été ramené, par les conquêtes de Catherine II, sous le sceptre des Tsars, il était déjà

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