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LA

VIE POLITIQUE & PARLEMENTAIRE A L'ÉTRANGER

I. RUSSIE

Par PIERRE CHASLES.

La Politique nationaliste en Russie

Le réveil des sentiments nationalistes constitue l'un des traits les plus saillants de la politique russe actuelle. Dans la tourmente révolutionnaire de 1904-1906, les nationalités dissidentes qui sont venues se grouper historiquement autour de la vieille Moscovie, avaient profité du désarroi gouvernemental pour secouer le double joug du centralisme et de la russification. Sans doute, le vieil Empire des Tsars, se proclamant « un et indivisible» comme la jeune République française de 1792, lutta énergiquement contre les tendances fédéralistes, mais une série d'oukazes et de manifestes, s'échelonnant de décembre 1904 à novembre 1906, permit aux populations « allogènes » de se développer plus librement. Le droit des nationalités apparaissait alors comme le complément nécessaire et logique des libertés constitutionnelles - de la liberté religieuse notamment.

Mais ce libéralisme ne devait pas durer. Par un phénomène de psychologie collective bien connu des historiens, la masse grand-russienne, qui constitue le noyau central de l'Empire, réagit bientôt contre ce mouvement centrifuge de désagrégation et prit, dans l'exaltation révolutionnaire, une conscience plus vive de sa propre nationalité. Cette évolution fut, d'ailleurs, précipitée par le gouvernement lui-même et par les éléments réactionnaires de la population. Stolypine, notamment, joua du nationalisme comme d'un expédient commode pour dériver le courant des idées radicales ou socialistes et donner plus de cohésion au bloc des partis conservateurs. Il faut, toutefois, reconnaître que, toute considération de « moyens » mise à part, il fut très sincèrement et très loyalement nationaliste.

Le coup d'Etat du 16 juin 1907, par lequel Stolypine remania d'autorité le système électoral sans le consentement des Cham

bres législatives, affirma nettement les nouvelles tendances de la politique russe. Par ce remaniement, le nombre total des députés fut réduit de 524 à 442, et presque toutes les réductions portèrent sur les marches de l'Empire ou, comme disent les Russes, sur les okraïnas. « Créée pour raffermir l'Etat russe, la Douma d'Empire doit être russe dans l'âme, proclamait le manifeste du 16 juin. Les autres nationalités qui composent notre Empire, doivent avoir à la Douma des représentants de leurs intérêts, mais ils ne doivent pas y siéger en nombre tel qu'ils puissent devenir les arbitres des questions purement russes. »

Le but poursuivi par le gouvernement a été pleinement attein! : la troisième Douma, dont la carrière s'achève en ce moment, aura été « russe dans l'âme ». Pour bien comprendre cette nouvelle politique nationaliste et pour apprécier dans quelle mesure elle répond aux véritables intérêts de l'Empire, il faut l'étudier dans. ses trois manifestations principales: la lutte contre l'autonomie finlandaise, contre le polonisme et contre les Israélites.

I

On a beaucoup écrit, depuis une douzaine d'années, sur la question finlandaise (1). L'opinion européenne qui, au cours du XIX siècle, ne s'était guère intéressée aux affaires de la lointaine Finlande, s'est subitement émue en 1899, à la nouvelle que l'autonomie de cette petite nation venait d'être violée par le colosse russe. Ce qui a passionné l'opinion, c'est donc avant tout le problème de droit international public: Alexandre Ier avait-il, en 1809, créé un Etat finlandais, pouvant opposer un droit ferme aux prétentions de la Russie? Ou bien le Grand-Duché de Finlande n'était-il qu'une province autonome dans l'Empire souverain?

Ç'a été une politique traditionnelle du gouvernement russe de promettre aux populations nouvellement conquises le respect de leurs institutions particulières, puis, après avoir ainsi facilité l'annexion, de revenir peu à peu sur sa promesse, en les assimilant, par une centralisation progressive, au reste de l'Empire. Alexandre Ir ne fit, en somme, que promettre à la Finlande ce qu'Alexis Mikhailovitch avait promis à la Petite-Russie, et Pierre-le-Grand aux Provinces baltiques. On sait comment la poigne de Catheri(1) Cf, notamment, R. HENRY, La question de Finlande au point de vue juridique, Paris 1910, et la bibliographie qui termine le volume. Il faut y ajouter la remarquable Délibération internationale de Londres, Finlande et Russie, Paris 1910 et, pour les événements les plus récents, l'ouvrage anonyme Die finnländische Frage im Jahre 1911, Leipzig,

1911.

ne II ramena dans le droit commun ces territoires privilégiés. Ce qui a sauvé la Finlande d'une destinée analogue, c'est d'abord l'admirable ténacité de ce petit peuple dans la revendication de ses droits; c'est ensuite que l'annexion du Grand-Duché à l'Empire s'est opérée au xIx® siècle au siècle des idées constitutionnelles et qu'Alexandre II, donnant corps à ces idées, a expressément reconnu la compétence législative de la Diète finlandaise pour toute une série de questions fondamentales. Depuis 1869, l'Autocrate de toutes les Russies est, de son propre aveu, souverain constitutionnel de Finlande: il ne peut dessaisir la Diète que par un véritable coup d'Etat.

Ce constitutionnalisme local devait rendre singulièrement compliqué l'avènement d'une législation commune aux deux parties de l'Empire. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les rapports de la Finlande et de la Russie sont restés à l'état inorganique. Arrachée brusquement à l'unité suédoise et ne pouvant fusionner avec le peuple russe, dont la civilisation orientale et byzantine lui est complètement étrangère, la Finlande s'est développée en toute indépendance, et son histoire intérieure ne présente guère de points de contact avec celle de Russie. Par un curieux contraste entre le droit et le fait, la Finlande, dont les titres juridiques sont, à tous égards, beaucoup moins solides que ceux de la Hongrie, se trouve, en réalité, moins étroitement unic à l'Empire des Tsars que la monarchie de Saint-Etienne à la couronne des Habsbourgs. Sans doute, la Finlande est frappée d'une sorte de capitis deminutio: les lois relatives à la famille impériale, la politique étrangère et la haute direction de la défense nationale présentent un caractère purement russe. Mais une ligne de douanes sépare la Finlande de la Russie et l'industrie russe en profite même pour se protéger, d'une façon assez paradoxale, contre la concurrence finlandaise; les wagons russes ne peuvent circuler sur les chemins de fer du Grand-Duché ; l'unité monétaire est la markka et non le rouble; il n'y a pas de Banque d'Etat commune, et, jusqu'à ces dernier temps, les institutions du pays ne se trouvaient reliées à celles de l'Empire russe par aucun organe d'intérêt général.

L'Empereur de Russie est Grand-Duc de Finlande, mais, à en croire les Finlandais, il y aurait là deux personnalités juridiques absolument distinctes. Le secrétaire d'Etat pour la Finlande, qui assiste le Grand-Duc à Saint-Pétersbourg, devrait être nécessairement un Finlandais. Le Sénat d'Helsingfors, véritable ministère national, présidé plutôt que dirigé par un gouverneur général d'origine russe, administre seul le pays, au nom de l'Empereur

Grand-Duc. S'il se présente une question d'administration commune, les Finlandais admettent bien que le secrétaire d'Etat en réfère au ministre russe compétent, pour adresser ensuite un rapport conjoint à l'Empereur, mais cette coordination administrative ne doit jamais se transformer, d'après eux, en une subordination des autorités nationales au Conseil des ministres russe.

Stolypine, au contraire, repoussait énergiquement cette manière de voir. Le Président du Conseil des ministres est responsable de la politique générale de l'Empire, y compris la Finlande. Il faut donc que toutes les questions administratives finlandaises soient soumises au Conseil des ministres, qui appréciera si elles touchent aux intérêts généraux de la Russie. C'est là, sans doute, une procédure très compliquée, et l'acte du 2 juin 1908, qui l'a mise en vigueur, présente évidemment de graves inconvénients pratiques. La bureaucratie du Conseil des ministres, s'interposant pour ainsi dire entre les autorités finlandaises et l'Empereur, amène des retards souvent très préjudíciaibles au bon fonctionnement des services. Mais nous croyons qu'en droit, l'acte du 2 juin 1908 est irréprochable, car il n'a pas réduit la compétence de la Diète finlandaise, et le Tsar a toujours eu le droit de déterminer librement la procédure à suivre pour l'examen des questions purement administratives. La subtilité de l'argumentation finlandaise ne peut prévaloir contre le point de vue russe.

Mais le terrain juridique sur lequel s'appuient les théoriciens finlandais devient beaucoup plus solide quand il s'agit, non plus d'administration, mais de législation (1). C'est en vain que la Russie fait appel à son pouvoir « souverain » on a singulièrement abusé de ce concept de souveraineté pour justifier, suivant la méthode des jurisconsultes allemands, les actes les plus manifestement contraires au droit. Nous sommes en présence d'une réalité précise la compétence de la Diète finlandaise ne peut être réduite que de son propre consentement. S'il importe de créer une organisation et une procédure législatives communes - ce qui, à notre sens, n'est pas douteux, il faut que la Diète d'Helsingfors, non moins que les Chambres russes, y donne son consentement préalable.

Malheureusement, les nationalistes russes déclarent ce dualisme à l'austro-hongroise absolument inadmissible. Un petit pays de 3 millions d'habitants, pensent-ils, ne peut tenir en échec la vo(1) En réalité, la question est beaucoup plus complexe, car certaines matières, considérées comme administratives en Finlande, sont législatives en Russie. Nous pensons que, juridiquement, elles pourraient être examinées par les autorités russes.

REVUE POLIT., T. LXXIII.

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lonté souveraine d'un Empire de 160 millions d'âmes. C'est aux autorités russes qu'il appartient, d'après eux, de régler sans entraves la situation du Grand-Duché dans l'Empire et de limiter, le cas échéant, son autonomie. Il n'en reste pas moins vrai qu'au point de vue juridique les actes du 15 février 1899 et du 30 juin 1910 manquent certainement de base légale.

En vertu de l'acte impérial du 15 février 1899, édicté sous le régime tyrannique du gouverneur général Bobrikov, toutes les questions législatives d'intérêt commun devaient être tranchées suivant la procédure russe ordinaire, c'est-à-dire par le Tsar autocrate, après avis du Conseil d'Empire. C'est à l'Empereur seul qu'il appartenait de décider arbitrairement dans chaque cas si telle question touchait aux intérêts généraux de l'Empire et devait être, en quelque sorte, évoquée par dessaisissement de la Diète finlandaise. Le gouverneur général, le ministre secrétaire d'Etat et des sénateurs finlandais spécialement désignés par le Souverain devaient participer aux délibérations de la haute Assemblée.

On sait quelles protestations souleva ce manifeste de 1899, non seulement dans les limites du Grand-Duché, mais dans l'Europe entière. Il fut provisoirement suspendu, en pleine révolution russe, le 4 novembre 1905. Les Finlandais purent croire un instant qu'ils avaient définitivement gain de cause. Les oukazes relatifs à la création d'une « Douma » législative et à la transformation du Conseil d'Empire en Chambre haute ne prévirent aucune représentation spéciale de la Finlande dans ces assemblées. Le GrandDuché se trouvait de nouveau complètement isolé de l'Empire.

Cette situation paradoxale ne pouvait durer, mais l'intransigeance des juristes finlandais et, surtout, le nationalisme belliqueux de Stolypine empêchèrent tout accord amiable entre la Diète d'Helsingfors et les Chambres russes. Le gouvernement de Pétersbourg saisit directement la troisième Douma d'un projet relatif à la législation d'intérêt commun. La Diète de Finlande, préalablement « consultée », avait naturellement refusé d'émettre un simple avis.

La majorité nationaliste du Parlement donna bien vite son adhésion au projet. A la Douma, l'urgence fut votée par 186 voix contre 120, bien que M. Milioukov, leader des constitutionnels-démocrates, ait mis en évidence la gravité du problème. « Vous êtes appelés, Messieurs, pour la première fois, déclara-t-il, à jouer le rôle d'une assemblée constituante. » Le Conseil d'Empire, pour gagner du temps, adopta le texte même de la Chambre basse, sans aucun amendement.

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