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écoles, dignes à tous égards de notre estime et de notre reconnaissance, l'Ecole polytechnique, l'Ecole Centrale, donnent aux futurs ingénieurs une instruction admirable, faite pour ouvrir l'esprit à toutes les curiosités et l'orner des connaissances les plus élevées et les plus diverses. Mais cet enseignement excellent pour des savants, des penseurs ou des professeurs, reste trop purement théorique ; pour la majorité des élèves, il demeure stérile, il constitue une préparation insuffisante et lointaine aux exigences de la vie pratique. D'ailleurs, ces écoles sont en nombre insuffisant.

Ainsi, de quelque côté que nous nous tournions, il nous apparaît que notre organisation économique n'est pas en rapport avec les nécessités nouvelles ; là où il faudrait une armée disciplinée de soldats entraînés, commandés par des chefs rompus aux exigences d'une campagne incessante, nous avons un troupeau de manœuvres, conduits par des philosophes ! S'étonnera-t-on, dès lors, de notre décadence?

Car ce serait une erreur de croire que l'industrie moderne, avec sa précision mécanique et les services chaque jour plus. étendus qu'elle demande à la machine, ne réclame pas, plus encore que l'ancienne, des artisans accomplis et des patrons familiarisés avec les exigences du métier. L'accroissement incessant de la consommation, le goût du luxe chaque jour plus répandu, exigent que l'objet même le plus ordinaire, de vente courante, ait une tenue, un fini que l'on ne donnait jadis qu'à des pièces soignées d'un prix exceptionnel. Cette vérité est frappante surtout quand il s'agit d'un pays comme le nôtre, dont le renom commercial tient à l'élégance et à la qualité de ses produits.

Et il faut, d'autre part, au chef d'industrie la connaissance la plus complète de tous les détails de sa profession, la compréhension pratique de tous les perfectionnements, enfin cette tournure d'esprit qui discerne immédiatement, dans une nouveauté scientifique, l'application précise, utilitaire qui peut en être tirée.

L'usine, l'atelier, la manufacture réclament à tous les degrés de la hiérarchie, du patron ou de l'ingénieur qui conçoit à l'ouvrier qui exécute, un personnel intelligent, entraîné, capable de comprendre d'utiliser, de créer au besoin un mé

canisme nouveau, un perfectionnement, un procédé, un progrès, de produire vite en certain cas, de conserver enfin à la production française le cachet artistique qui a fait sa supériorité dans le monde.

Quant au commerce, il ne réclame pas moins impérieusement des chefs avertis et des employés d'élite. On sait quel tableau le regretté Jacques Siegfried traçait, dans la Revue des Deux-Mondes, du « négociant accompli », c'est-à-dire l'homme qui, en lisant son journal le matin, peut se rendre compte instantanément de l'influence qu'exerceront sur les affaires en général et sur les siennes en particulier, les nouvelles télégraphiées de tous les points du monde, qu'il s'agisse d'informations commerciales, financières ou même politiques. » Mais n'est-il pas évident que même pour l'employé de commerce, des connaissances géographiques, économiques, financières, et par-dessus tout, avec l'accroissement incessant des échanges internationaux, la possession des langues étrangères, deviennent une véritable nécessité professionnelle.

Eh bien il faut le dire résolument, seule une transformation profonde de nos méthodes d'enseignement et surtout de notre mentalité générale, peut nous mettre à même de faire face aux nécessités de la lutte économique. Malgré tous les efforts qui ont été tentés, la masse de la nation ne conçoit encore, sous le nom d'Instruction publique, que le vieil enseignement classique, à peine retouché par les programmes modernes et mis aujourd'hui à la portée de tous. Or, que l'on ne s'y trompe pas, cet enseignement, créé jadis pour la bourgeoisie aisée, était lui aussi, dans son genre, et pour le public auquel il s'adressait, une manière d'enseignement technique enseignement destiné à former des fonctionnaires, des avocats, des médecins, des professeurs, et excellent comme tel. L'erreur grave a été de l'offrir tel quel à la masse de la nation et, dans une population de 40 millions d'hommes, de proposer comme type et comme modèle une instruction qui convient tout au plus à 800.000 personnes, engagées dans les carrières administratives et les professions libérales.

Ce qu'il faut, c'est offrir résolument à la grande masse de la jeunesse, qui se destine à l'agriculture et aux carrières in

dustrielles et commerciales, un enseignement qui ne la laisse pas comme surprise et désemparée à l'heure où elle prend contact avec les réalités de la vie. Et si la question de l'enseignement technique, industriel et commercial, laisse de côté celle de l'enseignement agricole, c'est parce qu'elle est la plus urgente et la plus nécessaire; ici, en effet, la concurrence est à nos portes, le danger est pressant. Sachons, dans l'enseignement à tous les degrés, introduire la saine notion du point de vue utilitaire. Une nation ne peut briller dans les lettres et les arts que si elle est riche et prospère. La plus haute expression de la civilisation consiste dans l'harmonieux équilibre de toutes les fonctions nécessaires à l'existence matérielle et morale d'un peuple. La France, avec ses dons merveilleux d'intelligence, sa largeur d'esprit, ses aptitudes exceptionnelles à l'abstraction et à la généralisation, pêche par excès d'intellectualité; le savoir est chez nous un tel honneur qu'on croirait le rabaisser en ne le considérant pas exclusivement comme un ornement aristocratique de l'esprit et en y mêlant des préoccupations pratiques. Il faut réagir contre cette conception; le temps où notre pays manquera de travailleurs désintéressés, consacrés avec abnégation à la pure recherche scientifique, n'est assurément pas proche. Bien au contraire, dans notre enseignement supérieur, cherchons à faire pénétrer le sens utilitaire, le goût de la spécialisation intelligente; sachons former des créateurs d'industries, capables de transmuer en richesses tangibles, pour eux-mêmes et pour la nation, les trésors d'ingéniosité, de vivacité et d'initiative qui sont, quoi qu'on en dise, si répandus dans notre jeunesse instruite.

Et quant à l'armée laborieuse, vaillante et sage de notre démocratie, ne nous croyons pas quittes envers elle quand nous lui avons donné, à l'école primaire, quelques connaissances élémentaires indispensables à tout homme civilisé ; efforçons-nous de maintenir le plus longtemps possible, l'enfant sur les bancs de l'école; tâchons, pendant les derniers temps qu'il y passera, de l'orienter vers les carrières qui l'attendent; et appliquons-nous surtout, dès qu'il aura choisi sa profession, à lui donner, dans les premières années, une solide instruction technique, qui augmente sa valeur et sa

liberté en lui permettant d'être, selon la forte expression de l'honorable M. Millerand, « l'artisan qui domine sa tâche au lieu d'être dominé par elle ».

L'œuvre de l'Enseignement technique est loin d'être tout entière à créer, et des efforts considérables ont déjà été accomplis dans ce pays, tant par l'initiative gouvernementale que par l'initiative privée.

A vrai dire, l'intervention du législateur s'est jusqu'à présent bornée à quelques mesures de régularisation et d'enregistrement. Sans parler ici des écoles techniques du degré supérieur et du degré moyen qui existaient depuis longtemps déjà, mais sur l'organisation et le nombre desquelles il pourrait y avoir beaucoup à dire, je veux mentionner la loi du 11 décembre 1880, qui tenta de provoquer la formation d'un enseignement de degré élémentaire, sous la double administration des Ministères du Commerce et de l'Instruction publique; ce régime, qui créait une fâcheuse dualité d'autorité. disparut par la loi du 26 janvier 1892, qui plaça les écoles professionnelles sous le contrôle exclusif du Ministère du Commerce. Depuis, l'enseignement technique n'a cessé de se développer. Les lois du 13 avril 1900 et du 27 décembre 1900 sont simplement intervenues pour classer diverses écoles spéciales, et notamment celles de la Ville de Paris. Cette législation des plus sommaires, est complétée par de nombreuses mesures prises par le Pouvoir exécutif.

Au degré supérieur, notre Ecole Centrale des Arts et Manufactures, notre Ecole des Hautes Etudes Commerciales, et nos 15 Ecoles supérieures de commerce, avec un effectif scolaire de 2.800 jeunes gens, font bonne figure. Sans doute, serait-il désirable d'en voir le nombre augmenté, d'y attirer une clientèle plus nombreuse, et d'en modifier même, dans une certaine mesure, les programmes, en vue de répondre plus pleinement aux préoccupations pratiques et utilitaires, exposées plus haut. Mais, somme toute, elles forment un corps d'institutions satisfaisant dans son ensemble, et peuvent être maintenues telles quelles.

Au degré moyen, nos cinq Ecoles d'Ars et Métiers, avec un effectif de 1.500 élèves, donnent lieu à la même appréciation.

Au degré élémentaire, les quatre Ecoles nationales professionnelles d'Armentières, de Nantes, de Vierzon et de Voiron, les Ecoles d'horlogerie de Cluses et de Besançon, les quinze Ecoles professionnelles de Paris, les 69 Ecoles pratiques de commerce et d'industrie constituent également un bloc sérieux d'établissements répondant bien aux nécessités en vue desquelles ils ont été créés.

Leur effectif scolaire total est de 15.000 élèves. Si l'on y ajoute 5.000 élèves pour les écoles privées, c'est, au total, un ensemble d'environ 20.000 jeunes Français qui reçoivent, dans des établissements spéciaux, un enseignement directement approprié à l'industrie ou au commerce.

Quant aux auditeurs des cours professionnels créés par les municipalités, le chiffre des inscrits s'élève à près de 100.000, mais il est prudent de ne pas évaluer à plus de 45.000 ceux qui profitent assidûment et d'une manière réellement utile des leçons données.

Quelque appréciables que soient ces résultats, il n'en est pas moins triste de constater que tout au plus 80.000 élèves des deux sexes, sur une population de 900.000 enfants de moins de 18 ans occupés dans le commerce et l'industrie, d'après le recensement professionnel de 1906, reçoivent en France une instruction technique méthodique et sérieuse.

A cette organisation honorable mais insuffisante, voyons ce qu'opposent nos rivaux. Une enquête faite en Allemagne en 1902, nous enseigne qu'à cette époque, ce grand pays possédait 17 universités techniques, fréquentées par 15.000 élèves, sans compter les auditeurs libres, 15.000 environ; 632 écoles de degré moyen et moyen inférieur, groupant environ 50.000 élèves, et 2.835 écoles de degré élémentaire ou cours de perfectionnement, suivies par plus de 400.000 jeunes gens. Qu'on s'étonne, en présence d'un pareil effort, de voir l'Allemagne inonder le monde de ses produits, gagner du terrain sur tous les marchés commerciaux, et menacer, après une lutte de moins de trente ans, la suprématie économique de l'Angleterre ! L'empereur Guillaume II, qui a voulu compléter par la paix l'œuvre de la grandeur allemande commencée sous Guillaume Ier par la guerre, déclarait en 1880 : « L'Allemagne ne peut rester un peuple de penseurs ». On jugera si

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