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violerait abusivement le contrat qui le lie à son patron; le marin qui quitte son bord est un déserteur qui sera puni sévèrement jusqu'au jour de la revue de désarmement, il est tenu de servir et d'obéir. Comment voulez-vous alors traiter, comme un salarié quelconque, cet homme que l'on doit, dans un intérêt supérieur, soumettre à une discipline particulière et attacher au service du navire ! Avantages et charges se compensent. L'Etat prend le marin sous sa protection, lui assure indirectement un engagement, en vérifie les conditions par le contrôle de l'administration de l'inscription maritime, garantit le paiement de ses salaires, son rapatriement, l'assure contre les accidents, lui promet une pension de retraite, en fait en quelque sorte, un fonctionnaire, au sens large du mot. Il lui demande en revanche un service plus fidèle, une obéissance plus stricte; cela se comprend sans peine, puisque cet inscrit est presque un agent de l'Etat.

N'y -t-il pas là un merveilleux exemple d'une profession organisée sous la surveillance, sous la tutelle de l'Etat ? Cette organisation n'a-t-elle pas en elle-même la plus haute valeur et ne doit-on pas la maintenir même en dehors de toute préoccupation de dé fense nationale ? Nous le pensons très fermement.

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D'où vient alors la crise? Elle vient précisément de ce que l'institution a cessé d'être bien comprise. Quand elle n'a plus paru indispensable pour assurer la défense nationale, elle a paru inu

tile.

Les inscrits maritimes n'ont voulu retenir de l'institution que les avantages. Ils n'ont pu se soustraire au service dans les équipages de la flotte, mais ce service rempli, ils ont cessé de se considérer comme des soldats, et, lorsqu'ils se sont rapprochés des ouvriers, ils ont cessé de comprendre l'utilité et la légitimité de la discipline rigoureuse à laquelle ils sont soumis.

La transformation du matériel naval est une des causes de cette évolution des idées. Sur les grands paquebots, le personnel des machines est beaucoup plus nombreux que le personnel du pont: mécaniciens, chauffeurs, souliers, graisseurs ne font pas à bord une besogne différente de celle qu'ils feraient dans une usine, ils ne comprennent plus la différence de traitement. Qu'on ne leur parle pas des avantages de la profession? Les salaires ont augmenté, mais bien moins vite que dans les autres professions. La machineric a permis de réduire le personnel embarqué ; l'augmen

tation des offres de service a empêché l'accroissement des salaires. Même en tenant compte des avantages accessoires de logement et de nourriture, la rétribution reste inférieure à celle que l'on donne dans l'industrie.

Les syndicats professionnels ont fortement activé cette industrialisation de la profession. Pendant longtemps, on a nié, et quelques-uns nient encore, la légalité des syndicats d'inscrits maritimes. C'est, je crois, interpréter d'une façon trop étroite, la loi du 21 mars 1884. Aucun texte n'interdit la formation du syndicat. Sans doute, cette constitution est difficilement admissible, si on se représente l'inscrit maritime comme un soldat; mais j'ai déjà indiqué que cette idée a bien perdu de sa force. En fait, l'administration n'a pas contesté aux inscrits le droit de se syndiquer; un grand nombre de syndicats ont été formés aussi bien de marins que d'officiers; ils réunissent la majeure partie du personnel ; ils tiennent des congrès annuels, ont une presse à leur service. C'est un mouvement qui n'est pas spécial à la France ; il a commencé en Angleterre, il s'est produit dans tous les pays. Mais chez nous, la création des syndicats a été une atteinte indéniable à l'ancienne conception de l'inscription maritime.

Les syndicats ont poursuivi la défense des intérêts professionnels, notamment la réduction des heures de travail et le relèvement des salaires. Ils ont obtenu des résultats satisfaisants pour leurs adhérents. Mais, par quels moyens ? La grève ou la menace de grève presque toujours. C'est ici qu'ils ont heurté directement l'inscription maritime. Un ouvrier peut cesser brusquement le travail, rompre abusivement le contrat conclu sans encourir de sanction pénale. Un marin ne peut quitter son bord et déchirer son engagement, sans se rendre coupable de désertion et devenir justiciable des tribunaux maritimes. La grève des inscrits n'est pas juridiquement impossible, mais les inscrits devraient se contenter de refuser un nouvel engagement à l'expiration de l'ancien. Ils n'ont pas de telles précautions juridiques. Une grève successive leur paraît trop peu énergique. Bien au contraire, pour rendre leur action plus efficace, ils mettent sac à terre au moment même où le navire va lever l'ancre, ou dictent alors leurs conditions aux capitaines qui n'osent résister. Seul, un dernier instinct de prudence, ou un reste de conscience professionnelle empêchent le sabotage en pleine mer. M. J.-Ch. Roux a donné sur ces pratiques des renseignements édifiants.

Les inscrits ont donc rompu le contrat séculaire qui les lie à l'Etat, refusé d'accomplir les charges qu'il leur impose, et ré

clamé pourtant les avantages qui leur sont reconnus. Devant cette attitude, il n'y avait qu'une solution possible des poursuites immédiates contre les déserteurs. L'administration a temporisé; l'audace des inscrits s'en est accrue. L'Etat est venu au secours des armateurs et des intérêts en souffrance, en assurant les départs postaux par le concours des équipages de la flotte. Il a menacé les inscrits de suspendre le monopole de pavillon pour la navigation entre la France, l'Algérie et la Corse, sans oser se servir de ce moyen qui aurait lourdement frappé les armateurs déjà éprouvés. Enfin, à la suite de la grève qui a éclaté à Marseille en 1910 et de l'intervention inefficace du sous-secrétaire d'Etat à la marine, l'administration s'est décidée à agir, et les poursuites paraissent avoir eu un heureux résultat.

Une répression pénale ne saurait suffire. Il est nécessaire que les inscrits comprennent mieux leur devoir et leurs intérêts. On doit leur faciliter l'exposé de leurs revendications, améliorer leur situation, si on peut y arriver. Déjà la loi du 17 avril 1907, a réduit la durée du travail, assuré le repos hebdomadaire prescrit des mesures d'hygiène. La loi du 22 juillet 1909 (art. 2) a organisé un conseil permanent d'arbitrage. En soi, ces réformes sont bonnes. L'exécution en est moins heureuse, et les résultats ne seront peut-être pas excellents. Les inscrits ont accepté volontiers les avantages accordés ; mais jusqu'à présent, ils ont témoigné une superbe indifférence pour le conseil d'arbitrage (1), et ont trouvé dans la loi, des prétextes de désobéissance.

Ces lois ont d'ailleurs l'inconvénient d'assimiler trop nettement le marin à l'ouvrier. C'est une idée fausse, trop répandue de nos jours et contre laquelle il ne faut cesser de réagir, que cette prétendue égalité de droit pour régler des situations inégales en fait. Peut-on tolérer qu'en pleine mer, un matelot discute avec son capitaine, refuse d'obéir, et abandonne à la première escale, le service du navire? Tous les esprits sensés reconnaissent l'impossibilité de tolérer une telle attitude. L'indiscipline se répand dans les rangs des inscrits. C'est que l'institution se désorganise. Il faudrait alors essayer de la rénover et de la restaurer. Point du tout. C'est le prétexte choisi pour réclamer la suppression de l'inscription comme si les marins, définitivement libérés de toute contrainte, allaient montrer un esprit de soumission satisfaisant et respecter une discipline sévère.

(1) Le décret du 19 mars 1910 (Officiel du 22 mars) a réglé le mode d'élection au conseil d'arbitrage. Les inscrits se sont désintéressés les élections

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Les armateurs, il est vrai, ont une idée qu'ils ne cachent point; se passer des inscrits s'ils deviennent trop exigeants. Aujourd'hui, ils ne le peuvent point. Un navire ne conserve la nationalité française que si les officiers et les trois quarts de l'équipage sont français. Cette règle constitue pour les inscrits un monopole indirect; un Français, en effet, ne peut faire de la navigation professionnelle sans être inserit; jusqu'à un certain âge, l'administration exige que l'on ait servi dans les équipages de la flotte, et, passé cet age, on ne s'improvise pas marin. En tout cas, c'est un monopole direct pour les Français. Les armateurs ne trouvent aucun avantage à employer leurs compatriotes qui veulent être mieux nourris, mieux traités, mieux payés que les marins étrangers. Les charges de l'armement en sont accrues, la concurrence devient plus difficile. On trouverait peut-être à l'étranger, un personnel plus accommodant. En tout cas, on pourrait puiser largement parmi les indigènes des colonies françaises et étrangères, capables de rendre d'excellents services, notamment comme chauffeurs. L'exemple de la Grande-Bretagne est à ce point de vue instructif. En 1886, la marine anglaise recevait 16.673 lascars ou asiatiques, en 1907, elle en employait 44.604.Pendant la même période, le nombre des étrangers embarqués sur les navires du RoyaumeUni passait de 25.183 à 37.694, et la proportion par rapport aux Anlgais de 15,49 0/0 à 19,35 0/0. Ce régime de liberté a contribué à la force de la marine anglaise. Imitons-la, disent nos armateurs, et puisque l'inscription maritime s'y oppose, supprimons un régime qui, aujourd'hui, donne aux marins des droits sans devoirs.

Je crains que les armateurs irrités par des grèves récentes, inopportunes et souvent violentes, ne s'en prennent à tort à l'inscription maritime d'un mal qui ne vient pas d'elle. Ils croient trouver à l'étranger, un meilleur personnel. Un personnel plus économique peut-être, mais plus discipliné, c'est douteux. De récentes équipées de marins appartenant aux navires de guerre étrangers doivent nous laisser sceptiques (1). En France, à l'heure actuelle, la marine de commerce reçoit des mains de l'Etat un personnel qui a appris la discipline à bord des vaisseaux de guerre.

(1) Que l'on songe à la révolution du Portugal, à la révolte de Rio-deJaneiro et même aux fautes d'indiscipline des marins de l'escadre des Etats-Unis à Brest.

S'il l'observe insuffisamment, un personnel recruté au hasard ne montrera pas de plus précieuses qualités.

Sans doute, les armateurs auront la ressource de menacer de la concurrence étrangère leurs marins indisciplinés. Mais pourrontils aussi facilement passer à l'action et employer des étrangers ? Les marins français ne tolèreront pas, à côté d'eux, ces étrangers qui viendront à la place de leurs camarades. Leurs syndicats prononceront des exclusions, lanceront des mises à l'index. Les grèves deviendront violentes et sanglantes; le sabotage ne sera pas oublié. Les armateurs y ont-ils pensé ? Ils ont pu voir, dans la grève de Marseille de 1910, les inscrits leur discuter le droit d'embarquer des indigènes sujets français et mettre sac à terre au moment du départ des courriers. C'est une leçon à retenir.

D'ailleurs, si on attend de si bons résultats du personnel non inscrit, que ne l'emploie-t-on ? Les propriétaires de navires français ont le droit d'employer un quart d'étrangers. Usent-ils de ce droit ? Il y a pourtant un essai à faire. On réclame une législation aussi libérale que celle de la Grande-Bretagne, terre classique de la liberté commerciale. Or, en Grande-Bretagne, d'après une statistique de 1907, sur 277.146 hommes employés, il y avait 194.848 Anglais, et seulement 37.694 étrangers et 44.604 lascars. Etrangers et lascars réunis ne dépassent pas de beaucoup le quart de l'effectif total. Le décret du 21 septembre 1793 permet aux armateurs français de recourir dans cette limite à la main-d'œuvre étrangère. S'ils ne l'ont pas fait, c'est que cette réunion sur un même navire d'éléments français et étrangers, leur a bien paru présenter quelques inconvénients.

Quant à se servir uniquement de marins étrangers, il n'y faut point penser. Les armateurs y trouveraient peut-être une diminution de charges, la France y perdrait à tous les points de vue. Il ne faut pas oublier d'ailleurs, que la compensation d'armement allouée par l'Etat, représente en partie la surcharge d'exploitation due à l'emploi obligatoire d'un personnel français. La suppression de l'inscription maritime entraînerait vraisemblablement une réduction de la prime allouée. Les armateurs ne retrouveraient pas très facilement dans une économie de personnel une somme équivalente. Le jour où leur personnel étranger, entraîné par l'exemple, réclamerait le même salaire et le même traitement que les Français, ils pourraient regretter d'avoir perdu la subvention qui les aidait à vivre.

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Les inscrits méconnaissent leur devoir, en ne respectant pas

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