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leurs nationaux d'entrer en compétition avec la Société marocaine de Travaux publics. On ne pouvait réclamer plus clairement un monopole d'où toutes les autres sociétés eussent été exclues. Aussi bien l'Angleterre, tardivement informée, fit-elle connaître le 14 et le 16 mars qu'elle s'opposait à ce projet et qu'elle verrait avec regret la France s'acheminer, au Maroc, à un condominium économique avec l'Allemagne. Le mot avait été prononcé par M. Paul Cambon dès 1909.

La démonstration de M. Tardieu est donc sur ce point péremptoire (1). Il en résulte clairement que l'accord franco-allemand était voué au Maroc même à un échec certain. Sans doute, il eût été possible de retarder la crise en secondant avec plus d'activité certaines entreprises franco-allemandes (mines, phares, ports), et en soutenant plus énergiquement le sultan. La diplomatie de M. Pichon se fût également montrée plus avisée en arrêtant l'Allemagne, dès 1909, sur la pente du condominum. La raison du conflit de 1911 est toutefois plus profonde encore. L'Allemagne n'avait changé son fusil d'épaule en 1909 que pour tenter une politique entièrement opposée à la première et non moins dangereuse pour la France. Si elle avait renoncé à entraver notre action politique, c'était afin de violer à son profit l'égalité économique qu'elle avait défendue en 1905 au nom de l'Europe, qu'elle devait tenter de détruire une dernière fois, au cours des négociations de 1911, pour en redevenir le champion avant la signature du traité du 4 novembre (2). Or, cette seconde politique était plus inquiétante encore que celle qui précéda l'accord de 1909. Elle menaçait notre établissement même au Maroc, car un condominium économique se transforme aisément, au gré de l'un des partenaires, en condominium politique. Elle était contraire aux traités qui nous liaient vis-à-vis de l'Europe et plus spécialement de l'Angleterre. Notre intérêt comme notre devoir, nous condamnaient à la combattre dans le temps même que nous paraissions l'approuver. Rien ne servait d'éluder, sur ce point, la franche explication qui s'imposait tôt ou tard, la rupture était inévitable.

La crise d'Agadir eut toutefois un second ordre de causes. Aux déceptions marocaines que l'Allemagne devait nécessairement éprouver, s'ajoutaient les déconvenues que nous lui avions infligées ailleurs. Il ne s'agit pas seulement de coïncidences fortuites,

(1) L'ouvrage de M. Pierre Albin est très vague sur ce premier point. Le Coup d'Agadir, p. 126-128.

(2) Voyez à ce sujet, ANDRÉ TARDIEU, op. cit. p. 503.

par exemple du fait qu'au moment même où les rapports francoallemands se gâtaient au Maroc, l'Allemagne ne parvenait à s'entendre avec la France ni pour le chemin de fer de Bagdad, ni pour l'Ouenza (1). Le projet de consortium franco-allemand au Congo et celui d'un chemin de fer Congo Cameroun, dont le double échec précéda de peu la démonstration d'Agadir, apparaissent désormais comme étroitement liés à la politique issue de l'accord de 1909.

L'existence de ce lien a été contestée. Les adversaires du consortium franco-allemand, qui s'employèrent avec succès à le discréditer devant le Parlement, ont déclaré à plusieurs reprises que ce consortium ne présentait aucun intérêt politique. Argument qui leur permettait d'insinuer aussitôt après que les défenseurs de cette combinaison, destinée à mettre un terme à une longue suite de litiges franco-allemands, obéissaient à des motifs inavouables. Telle est encore aujourd'hui la double thèse de M. Félicien Challaye, qui préfère à une association de capital franco-allemand en Afrique Equatoriale des cessions « pures et simples » de territoires (2). Dans l'article déjà cité de la Revue de Paris, M. Challave déclare que le consortium Congo-Cameroun « s'il unissait certains groupes financiers des deux pays, n'avait rien de commun avec une tentative sérieuse pour inaugurer entre les deux peuples une ère de détente et de rapprochement ». Aucun lien ne rattachait ce projet à l'accord de février 1909 « qui s'appliquait, écrit-il, (ce point est essentiel) au seul Maroc ». Il triomphe enfin, en rappelant, d'après une réponse de M. Caillaux, que M. de Kiderlen a répété à notre ambassadeur à Berlin que « son gouvernement considérait l'affaire de la N'Goko Sangha comme une affaire particulière n'intéressant pas la politique générale du gou

vernement allemand. »

Cette dernière citation ouvre à elle seule un aperçu curieux sur l'état d'esprit de M. Challaye. Aucun de ceux qui ont suivi les affaires extérieures au cours des dix dernières années, n'ignore que la déclaration de M. de Kiderlen est de celles que la diplomatie allemande oppose traditionnellement aux autres puissances, chaque fois que pour une raison ou pour une autre, elle trouve préférable de ne pas causer. Elle a été faite vingt fois à propos du chemin de fer de Bagdad. L'ambassadeur d'Angleterre à Berlin of

(1) M. Pierre Albin a néanmoins signalé avec beaucoup de justesse le mécontentement provoqué en Allemagne par les retards de cette dernière affaire, voyez P. ALBIN, op. cit., p. 136.

(2) Voyez l'Humanité du 17 juillet 1911.

frait-il au chancelier de l'Empire de régler enfin cette question à laquelle l'Allemagne donnait manifestement tous ses soins, on lui répondait avec pudeur que le chemin de fer de Bagdad était une entreprise privée et que le gouvernement impérial ne se croyait pas le droit de se mêler des affaires de M. de Gwinner. Réponse ingénue qui ne donnait le change à personne, sauf peut-être, à M. Edmund D. Morel. Or, l'intérêt politique de l'Allemagne était aussi apparent dans les affaires successives du consortium gabonais et du chemin de fer Congo-Cameroun que dans celle du chemin de fer de Bagdad. Les ambitions, non seulement économiques, mais territoriales de l'Allemagne en Afrique Equatoriale, ne sont pas nées d'hier. M. de Kuhlman, conseiller d'Allemagne à la légation de Tanger, les faisait connaître avec franchise dès janvier 1905 (1). Elles s'étaient manifestées par des actes, notamment par la construction hâtive de deux lignes qui devaient servir d'amorce à un tronséquatorial allemand l'une partie de Dar-Es-Salam, sur l'Océan Indien, se dirigeant vers le lac Tanganyika qu'elle atteindra dans un avenir prochain, à Oudjidji; l'autre, au Cameroun, partie de Douala pour remonter le Njong dans la direction du bassin de Sangha, et que doublera peut-être un jour le chemin de fer du Sud-Cameroun. Dans ces conditions, le gouvernement impérial ne pouvait se désintéresser d'un projet qui, comme le consortium franco-allemand, ouvrait à l'activité économique allemande le nord du Gabon français. Il ne pouvait être indifférent au chemin de fer Congo-Cameroun qui devait constituer un des anneaux de la chaîne trans-équatoriale. Les démentis diplomatiques de M. de Kiderlen, étaient réfutés par l'évidence même.

A ces raisonnements d'ordre général, les faits énumérés par M. Tardieu apportent une éclatante confirmation. C'est au lendemain même de l'accord de février 1909, que le gouvernement français songea à étendre au Congo, sous forme d'un consortium franco-allemand, la collaboration inaugurée au Maroc avec le gouvernement impérial. L'idée était-elle heureuse ? C'est une autre affaire. La diplomatie française eût été, sans doute, mieux inspirée, si elle avait plus énergiquement défendu nos compatriotes contre les empiètements des commerçants allemands qui se produisaient depuis dix ans au Congo français, sur une étendue de trois millions d'hectares, et dont l'importance est indéniable. On peut alléguer à sa décharge que le projet de consortium n'avait en soi rien qui fût inadmissible au point de vue de l'intérêt français. Il s'agissait non pas de concéder à des Allemands un territoire

(1) Cf. ANDRÉ TARDIEU, op. cit., p. 187.

français, mais de constituer, avec un apport de capital allemand, une société française, soumise à la loi française, avec majorité d'administrateurs français. Certaines sociétés concessionnaires, l'Ouame et Nana, par exemple, avaient déjà été formées de façon analogue. A l'occasion de la constitution de cette société, le gouvernement allemand offrait d'ailleurs de « permettre que pour toutes les marchandises à destination ou de provenance du territoire français, le transit en franchise de douane eût lieu à travers le territoire allemand par un port situé sur la côte allemande.» La commission sénatoriale de 1912 a donné à ce plan son approbation formelle. Mais quoi qu'il en soit, un fait est certain : le projet de consortium fut un projet gouvernemental. Dès le 5 juin 1909, M. Pichon en communiquait la première ébauche à son collègue, M. Milliès-Lacroix, ministre des Colonies, en ajoutant qu'il se proposait d'appliquer au Congo « les principes d'intérêts et de collaboration inscrits dans l'accord franco-allemand relatif au Maroc ». D'autre part, l'ambassade d'Allemagne, par l'entremise du baron de Lancken, avait accepté d'en causer dès le 15 mai 1909. Le caractère, nettement politique de l'entreprise fut donc marqué dès le début (1).

Le regrettable effet des atermoiements qui suivirent n'en est que plus apparent. En faisant traîner les négociations relatives au consortium, en abandonnant le projet au moment même où rien ne paraissait devoir retarder davantage sa réalisation, on n'irritait pas seulement un groupe financier allemand ; on donnait au gouvernement impérial l'impression malheureusement justifiée que l'on était résolu à lui barrer la route en Afrique Equatoriale. Cette impression ne pouvait qu'être confirmée et agrravée par l'échec du projet de chemin de fer CongoCameroun qui succéda à celui du consortium. Il est malaisé, à vrai dire, de découvrir à qui incombe la responsabilité de ce dernier échec. Pour appliquer coûte que coûte à l'Afrique Equatoriale les principes de collaboration qui avaient donné naissance au projet de consortium, les deux gouvernements avaient. imaginé de faire construire par une société franco-allemande une ligne qui eût prolongé jusqu'à l'Oubangui la Mittellandbahn du Cameroun (2). Les Allemands se montrèrent-ils trop exigeants en demandant que la société d'études eût en même temps une promesse de concession et celle d'une garantie d'intérêt ? Le gouver

(1) Cf. ANDRÉ TARDIEU, op. cit., pp. 288 et suiv. Cf. aussi PIERRE ALBIN, op. cit., p. 132.

(2) Cf. ANDRÉ TARDIEU, op. cit., p. 354.

nement français eut-il le tort de se laisser intimider par la menace d'une opposition parlementaire ? La question est mal éclaircie. M. André Tardieu se borne à écrire que « si l'on en juge par la rapidité de la genèse de ce projet, on a le droit de penser que l'examen des services compétents avait été plus sommaire encore et qu'il avait résolu, par des affirmations à première vue contestables des problèmes qui eussent mérité d'être analysés de plus près. » Il ajoute un peu plus loin : « Au total, toute cette affaire paraît avoir été conduite par le gouvernement correctement, mais de façon superficielle, avec des alternatives de faveur et de délaveur, qui témoignent de peu d'esprit de suite » (1). Quelle que soit, toutefois, la raison de ce dernier insuccès, il n'est pas douteux qu'il acheva de convaincre le gouvernement impérial de la nécessité de recourir à une autre méthode. Après avoir manifesté l'intention de seconder l'action de l'Allemagne en Afrique Equatoriale, la France se dérobait à tort ou à raison. Et la politique de coopération économique, ayant déjà avorté au Maroc.venait de donner fâcheusement sa mesure sur le seul terrain où l'Allemagne eût souhaité se dédommager.

Ces prémisses sont claires. Après les résultats entièrement négatifs produits par l'accord de 1909, il n'est pas surprenant que l'interlocuteur allemand, volontiers bourru, ait tout à coup donné un coup de poing sur la table. On ne saurait s'étonner non plus que les négociations qui suivirent et dont M. Tardieu retrace avec clarté le cours tortueux, aient été empreintes de quelque embarras. Est-ce à dire, toutefois, que cette évolution diplomatique ail été fatale? Après le double échec marocain et congolais de l'entente franco-allemande, était-il impossible d'éviter le malentendu qui détermina la crise? M. Tardieu paraît le croire. C'est sur ce point, toutefois, que son raisonnement, ordinairement serré, se trouve peut-être en défaut.

Ce qui frappe, en effet, lorsqu'on relit dans son propre ouvrage, comme dans celui de M. Pierre Albin, l'histoire des événements qui précédèrent l'éclat de la mauvaise humeur allemande, c'est qu'entre le moment où fut décidé l'expédition de Fez et celui où le Panther vint jeter l'ancre devant Agadir, la diplomatie français eût deux grands mois pour se retourner et qu'elle n'en profita guère. A coup sûr, l'interlocuteur était incommode. En allant trop franchement au-devant d'une négociation avec l'Allemagne, on risquait d'éveiller dans l'estomac germanique un appétit dangereux. Mais, était-ce une raison pour éviter, avec un soin né

(1) ANDRÉ TARDIEU, op. cit., p. 358.

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