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contre-révolution, Voltaire et Rousseau sont d'autant plus maudits qu'ils méritent davantage d'être bénis.

«Eh oui, ces grands hommes furent des hommes. L'un a multiplié les polissonneries; l'autre les vilenies. L'un a eu tous les dédains de l'aristocrate; l'autre toutes les haines du démocrate L'un s'est fait un jeu des bassesses du courtisan; l'autre s'est fait un rôle des impertinences du misanthrope. Mais la splendeur des bienfaits cache les défauts comme l'éclat du soleil ses taches.

<< Chez Voltaire, la sève gauloise; chez Rousseau la sève républicaine. L'ancêtre de Rousseau, l'ancêtre de Voltaire est Rabelais. Ici éclate le rire du bon sens ; là gronde la plainte de la conscience. « Puis la tâche est différente. Il y avait deux puissances à renverser le despotisme sacerdotal et le despotisme dynastique. Il fallait ménager l'un pour frapper l'autre. Voltaire vise principalement la tyrannie des prêtres; Rousseau, la tyrannie des rois. Le cri de Voltaire est: Libre examen, justice, tolérance! Le cri de Rousseau est Liberté, égalité, fraternité ! A eux deux, ils sont la Révolution.

<< Rousseau avait beaucoup lu Tacite et Sénèque, dont il égale fréquemment la concision et l'éclat ; il s'obstinait à apprendre par cœur Virgile, qui, secondant ses instincts de musicien, dut l'aider à introduire dans sa prose ce rythme, cette harmonie si douce à l'oreille; il avait beaucoup pratiqué Montaigne, à qui il emprunta, outre une multitude d'idées sur les vices de la civilisation et sur la réforme de l'éducation, le relief de sa plume vive et colorée.

« A l'influence des écrivains préférés, il convient de joindre l'influence des milieux alpestres où s'écoulèrent les meilleures années de Rousseau.

<< Mais c'est surtout dans son âme et dans la trempe native de son génie qu'il faut chercher le secret de ce style qui enchante l'imagination, maîtrise l'intelligence et trouble le cœur.

« Il y a dans les œuvres de Rousseau une ampleur tout antique. Montesquieu et Voltaire, esprits éminemment fins, précis, sensés, alertes, merveilleux mouleurs d'idées, n'ont ni ce souffle continu, ni cet accent oratoire. Chez eux, rien du tribun. L'un procède en penseur, l'autre en causeur. Tous deux sont un peu courts d'haleine. Dans Buffon, on retrouve le ton suivi de Rousseau. Mais Buffon est aussi froid que Rousseau est ardent. C'est un mort à côté d'un vivant.

« Rousseau fut la sensibilité la plus vibrante du xvIIe siècle. »

REVUE POLIT., T. LXXII.

ALFRED FOUillée.

7

II

AGADIR : LÉGENDE ET VÉRITÉ

La crise franco-allemande de 1911 est déjà entrée dans le domaine de l'histoire. Trois ouvrages viennent de traiter presque simultanément la question d'Agadir. M. Mermeix nous a donné, dans une Chronique de l'an 1911, de curieuses anecdotes diplomatiques et parlementaires. M. Pierre Albin s'est efforcé, dans le Coup d'Agadir, de résumer impartialement les origines et le développement du dernier conflit franco-allemand. Je ne crois pas faire injure à ces deux ouvrages en ajoutant que celui de M. André Tardieu, le Mystère d'Agadir, les dépasse tous deux sans contestation possible, par la nouveauté et la solidité de la documentation, la vigueur du raisonnement, la clarté des conclusions autant que par l'ampleur même de l'enquête dont il apporte les résultats. Mais ce serait une erreur que d'opposer les uns aux autres ces trois récits écrits à des points de vue divers. Loin de se détruire, ils se confirment mutuellement sur les points essentiels. Grâce aux efforts de MM. Tardieu et Albin, nous commençons enfin à entrevoir en cette affaire la vérité sous la légende.

Agadir eut, en effet, sa légende avant d'avoir son histoire. Rarement occasion plus belle s'était offerte aux amateurs de romans diplomatiques de montrer leur savoir-faire. Aussi bien n'y ontils point manqué et cette malheureuse crise franco-allemande a été travestie en feuilleton avant même d'avoir pris fin.

En voulez-vous un exemple ? Lisez les articles publiés par M. Félicien Challaye, dans la Revue de Paris du 15 janvier et du 1er février derniers. M. Challaye appartient à cette catégorie de gens pour qui toutes les crises diplomatiques sont dues aux intrigues des financiers et du journal Le Temps. Il a recours pour confondre ces puissances occultes à la méthode bien connue des rapprochements de dates. Savez-vous pourquoi l'Allemagne a demandé des compensations au Congo ? C'est parce que Le Temps l'y a encouragée. Preuve : c'est le 5 juillet au soir, que Le Temps, dans un article de tête, mentionne comme pouvant donner lieu à une entente un certain nombre de questions, parmi lesquelles figurent deux questions congolaises; il y revient le 7 juillet en termes plus suspects encore, de même le 11. Or, c'est le 10 juillet, selon M. Challaye, que l'Allemagne a prononcé pour la première fois, le mot Congo. C'est donc Le Temps qui est coupable d'avoir livré le Congo à l'Allemagne. Déduction rigoureuse

évidemment. Le malheur veut que la documentation de M. Challaye se soit trouvée en défaut. Ce n'est pas le 10 juillet que l'Allemagne a parlé du Congo pour la première fois, mais bien le 7, et cela par l'organe de M. de Schoen, ambassadeur d'Allemagne à Paris. Admirez l'effet d'un seul article de journal! car, le 4 juillet, la chancellerie allemande ne songeait pas au Congo plus qu'au Kamtchatka; le 5 au soir, un journal français rappelle l'histoire du consortium gabonais et du chemin de fer Congo-Cameroun : cela suffit pour que, moins de 48 heures plus tard, M. de Schoen ait reçu de Berlin les instructions sans lesquelles il n'eût certainement pas osé s'engager dans cette voie nouvelle. On ne saurait faire de plus belle réclame à un quotidien.

Un autre exemple non moins frappant de cette fécondité d'imagination, nous est involontairement fourni par un publiciste anglais, M. Edmund D. Morel. Dans un livre publié au début de cette année et intitulé Morocco in Diplomacy, M. Morel, qui s'était jadis fait honorablement connaître par sa campagne contre le Congo léopoldien, mais qui, à force de critiquer en passant le Congo français a fini par prendre la France en horreur, donne des événements de 1911 une interprétation non moins inattendue. A l'entendre, la France et l'Angleterre se sont concertées pour abuser de la candeur allemande. La diplomatie française, « immorale dès le début », a truqué le désordre marocain et, en particulier, le siège de Fez de 1911, pour se donner un prétexte de violer l'acte d'Algésiras et de priver l'Allemagne des justes compensations qui lui étaient dues. Sir Edward Grey s'est ensuite efforcé de brouiller les cartes, afin d'empêcher la France de se réconcilier avec l'Allemagne. Seul, le gouvernement allemand s'est fait le champion de l'équité, de la vertu et de l'égalité économique au Maroc, aussi bien qu'au Congo. C'est notamment pour défendre l'Europe contre les entreprises françaises en Afrique Equatoriale qu'il a soulevé au terme des négociations la question du droit de préemption que la France possède sur le Congo belge. Ainsi qu'il fallait s'y attendre, ce réquisitoire se termine par le conseil, donné au peuple anglais, de ne plus permettre que sa destinée soit liée en quelque manière que ce soit à celle de la France (1). M. Morel n'avait pas attendu le traité du 4 novembre pour recommander cette désertion. Il l'avait prêchée dans le Daily News au moment le plus critique du conflit franco-allemand (2). Sa conception de l'histoire contemporaine paraît peu goûtée jus

(1) Voyez le Temps, du 14 mai 1912.

(2) Voyez notamment le Daily News du 20 octobre 1911.

Vor M

qu'à présent de ses compatriotes. Elle est colportée néanmoins à travers le Royaume-Uni par un petit groupe germanophile fort agissant, dont le Daily News est l'organe ordinaire, et qui pourrait quelque jour devenir dangereux pour l'Entente franco-anglaise.

Il était temps que l'on fît justice de ces contes fantaisistes. Les débats parlementaires furent trop longs et trop confus, trop superficiels aussi, pour accomplir cette œuvre de déblaiement nécessaire. L'enquête de M. André Tardieu, confirmée par celle de M. Pierre Albin, permet pour la première fois d'allumer la lanterne et de jeter un peu de lumière sur les origines marocaines et congolaises de l'incident d'Agadir.

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C'est peut-être au point de vue des origines marocaines que cette enquête aura établi les faits les plus nouveaux. On se doutait bien que l'accord de 1909 avait été pour l'Allemagne au Maroc même une source de déceptions; que si l'Union des Mines et la Société marocaine n'avaient pas été paralysées dès leurs naissance, les événements du printemps de 1911 n'auraient pas éveillé en Allemagne un aussi vif mécontentement; que l'échec des projets de chemin de fer franco-allemand au Maroc, ce piteux aboutissement d'une coopération négative entre les deux pays, avait précédé de peu l'expédition qui nous conduisit sous les murs de Fez. On n'ignorait pas non plus et sur ce point les précisions données par M. Tardieu n'ont surpris personne, que le gouvernement français avait mollement usé des avantages politiques que l'accord franco-allemand lui conférait dans l'Empire chérifien; que l'organisation des douanes mise à part, œuvre dûe exclusivement à la ténacité de M. Gaston Guiot, rien ou presque rien n'avait été fait pour donner au sultan les instruments financiers et militaires qui eussent affermi notre influence et permis d'éviter les accoups. Mais ce qui n'était guère soupçonné du grand public et ce qu'il est désormais difficile de mettre en doute, c'est qu'un fâcheux malentendu, faussa, dès le début, l'accord francoallemand du 8 février 1909. La France avait considéré cet accord comme un acte de désistement fait par l'Allemagne au Maroc en échange de certains avantages limités. L'Allemagne y avait vu, au contraire, la base d'un condominium économique franco-allemand dans l'empire chérifien.

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Cette interprétation allemande se précisa dès le lendemain de l'accord. Cet accord stipulait que les deux gouvernements « chercheraient à associer leurs nationaux dans les affaires dont ceuxci pourraient obtenir l'entreprise », mais qu'en même temps, « ils ne poursuivraient et n'encourageraient aucune mesure de nature. à créer en leur faveur, ou en faveur d'une puissance quelconque,

un privilège économique. » On avait, d'ailleurs, spécifié bien. haut que l'on respecterait l'acte d'Algésiras. Or, dès le 2 juin 1909, le gouvernement allemand remettait à M. Gaston Guiot, un aide-mémoire significatif dont M. Tardieu nous donne, pour la première fois, l'analyse. Dans ce document, l'Allemagne examinait les moyens de permettre à « certains groupements allemands et français, qui avaient déjà fait des études préalables et dépensé de l'argent à cet effet, de soumissionner de grandes entreprises avec la certitude de les obtenir ». Pour parvenir à ce but, le gouvernement impérial conseillait de ne pas attacher trop d'importance à l'article 107 de l'acte d'Algésiras imposant la loi de l'adjudication sans distinction de nationalités. Il recommandait le système des contrats de gré à gré, afin d'écarter « une concurrence stérile et nuisible ». Dans les groupements franco-allemands à qui on réserverait par cet artifice les entreprises marocaines, il refusait d'ailleurs de faire une part aux autres nationalités. Du moins, toute participation anglaise ou espagnole devait-elle être mise à la charge de la quote-part française. En sorte que les groupements franco-allemands en question devaient jouir au Maroc. d'un véritable monopole. Selon l'expression de M. Tardieu, le gouvernement allemand entendait faire du Maroc « une chasse gardée franco-allemande ».

Il ne s'en tint pas aux velléités. A vrai dire, il fut encouragé dans cette entreprise de confiscation du Maroc par la réponse évasive que M. Pichon opposa le 14 octobre 1909 à l'aide-mémoire allemand du 2 juin. Cet encouragement involontaire ne fut pas perdu. Les négociations relatives aux chemins de fer marocains en fournissent la preuve. En février 1911, M. Pichon avait proposé à M. de Schoen de confier à une société franco-allemande, en l'espèce à la Société marocaine des Travaux publics, la construction de deux lignes de chemins de fer, celles de Casablanca à Settat et d'Oudjda à la Moulouya. Ces deux lignes ayant un caractère militaire ne devaient pas être soumises au principe de l'adjudication; mais l'adjudication devait, aux termes de la proposition française, entrer en vigueur pour les prolongements éventuels de la dernière ligne M. Pichon se bornait à demander que dans ce dernier cas, « aucune société allemande ne fît concurrence dans les adjudications à la Compagnie marocaine des Travaux publics ». C'était offrir au diable le petit doigt. Dans une contreproposition remise le 2 mars, M. de Kiderlen offrait de généraliser cet arrangement et de l'étendre à tous les chemins de fer à construire par la suite. Pour toutes les lignes marocaines, les deux groupements devaient prendre l'engagement d'interdire à

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