Colombe et la Fourmi; le danger croissant d'acte en acte, car il y en a de plusieurs actes, comme l'Alouette et ses Petits avec le Maître d'un champ; et le dénoûment enfin, mis quelquefois en spectacle, comme dans le Loup devenu berger, plus communément en simple récit. Cela posé, comme le fabuliste ne peut être aidé par de véritables acteurs, par le prestige du théâtre, et qu'il doit cependant me donner la comédie, il s'ensuit que son premier besoin, son talent le plus nécessaire, doit être celui de peindre : car il faut qu'il montre aux regards ce théâtre, ces acteurs qui lui manquent; il faut qu'il fasse luimême ses décorations, ses habits; que non-seulement il écrive ses rôles, mais qu'il les joue en les écrivant; et qu'il exprime à la fois les gestes, les attitudes, les mines, les jeux de visage, qui ajoutent tant à l'effet des scènes. Mais ce talent de peindre ne suffiroit pas pour le genre de la fable, s'il ne se trouvoit réuni avec celui de conter gaiement: art difficile et peu commun; car la gaieté que j'entends est à la fois celle de l'esprit et celle du caractère. C'est ce don, le plus désirable sans doute puisqu'il vient presque toujours de l'innocence, qui nous fait aimer des autres parce que nous pouvons nous aimer nous-mêmes; change en plaisirs toutes nos actions, et souvent tous nos devoirs; nous délivre, sans nous donner la peine de l'attention, d'une foule de défauts pénibles, pour nous orner de mille qualités quinecoûtentjamaisd'efforts. Enfin cette gaieté, selon moi, est la véritable philosophie, qui se contente de peu sans savoir que c'est un mérite, supporte avec résignation les maux inévitables de la vie sans avoir besoin de se dire que l'impatience n'y changeroit rien, et sait encore faire le bonheur de ceux qui nous environnent du seul supplément de notre propre bonheur. Voilà la gaieté que je veux dans l'écrivain qui raconte: elle entraîne avec elle le naturel, la grâce, la naïveté. Le talent de peindre, comme vous savez, comprend le mérite du style et le grand art de faire des vers qui soient toujours de la poésie. Ainsi je conclus que tout fabuliste qui réunira ces deux qualités pourra se flatter, non pas d'être l'égal de La Fontaine, mais d'ètre souffert après lui. Parlez-vous sérieusement, luidis-je, et prétendez-vous m'encourager? Si tout ce que vous venez de détailler n'est que le moins qu'on puisse exiger d'un fabuliste, que voulez-vous que je devienne? Ou laissez-moi brûler mes fables, ou ne me démontrez pas qu'elles ne réussiront point. Je pourrois vous répondre pourtant que l'élégant Phèdre n'est rien moins que gai, que le laconique Ésope ne l'est pas beaucoup davantage, quel Anglais Gay n'est presque jamais qu'un philosophe de mauvaise humeur, et que cependant.... Ces messieurs-là, reprit le vieillard, n'ont rien de commun avec vous. Indépendamment de la différence de leur nation, de leur siècle, de leur langue, songez que Phèdre fut le premier chez les Romains qui écrivit des fables en vers, que Gay fut de même le premier chez les Anglais. Je ne prétends pas assurément leur disputer leur mérite : mais croyez que ce mot de premier ne laisse pas de faire à la réputation des hommes. Quant à votre Esope, je ne dirai pas qu'il fut aussi le premier chez les Grecs, car je suis persuadé qu'il n'a jamais existé. Quoi! répliquai-je, cet Ésope dont nous avons les ouvrages, dont j'ai lu la vie dans Méziriac, dans La Fontaine, dans tant d'autres, ce Phrygien si fameux par sa laideur, par son esprit, par sa sagesse, n'auroit été qu'un personnage imaginaire ? Quelles preuves en avez-vous? Et qui donc, à votre avis, est l'inventeur de l'apologue? Vous pressez un peu les questions, reprit-il avec douceur, et vous allez m'engager dans une discussion scientifique à laquelle je ne suis guère propre, car on ne peut être moins savant que moi. Pour ce qui regarde Ésope, je vous renvoie à une dissertation fort bien faite de feu M. Boulanger, sur les incertitudes qui concernent les prer miers écrivains de l'antiquité. Vous y verrez que cet Ésope, si renommé par ses apologues, et que les historiens ont placé dans le sixième siècle avant notre ère, se trouve à la fois le contemporain de Crésus roi de Lydie, d'un Necténabo roi d'Égypte, qui vivoit cent quatrevingts ans après Crésus, et de la courtisanne Rhodope, qui passe pour avoir élevé une de ces fameuses pyramides bâties au moins dix-huit cents ans avant Crésus. Voilà déja d'assez grands |