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Le socialisme marxiste n'a pas remporté en Espagne les mêmes succès que l'anarchisme bakouniste, et ce que nous avons déjà dit permet de le comprendre. En dehors des raisons historiques que nous avons données, de ce fait surtout que l'Internationale fut introduite au sud des Pyrénées par un disciple et ami du célèbre agitateur russe, il faut dire que le tempérament individualiste et violent et l'esprit simpliste, épris d'idées grandioses, des Espagnols les porte d'un coup aux théories extrêmes, tandis que leur soif de clarté et leur manque de culture scientifique répugnent aux conceptions un peu nébuleuses et trop ardues de l'auteur du Capital et de ses disciples d'outre-Rhin.

Les quelques avantages remportés par le marxisme chez nos voisins, il les doit, en grande partie, aux qualités personnels de son principal représentant, Pablo Iglesias. Dans un pays où les partis politiques ne brillent d'ordinaire, ni par leur cohésion, ni par leur esprit de discipline, cet ancien ouvrier typographe, par le seul attrait irrésistible sur les foules de son éloquence et aussi par son énergie peu commune, a su grouper et retenir sous son autorité la presque totalité des adeptes du socialisme au sud des Pyrénées. Les rares tentatives d'esprits plus indépendants, assez audacieux pour secouer la tutelle un peu tyrannique de leur chef, n'ont eu d'autre résultat que de les faire exclure du parti.

C'est grâce surtout à Iglesias que l'Union Nacional de los Trabajadores est arrivée à son développement actuel. Le fait qu'il en est le président, en même temps que le leader officiel du Parli Ouvrier Espagnol, permet de comprendre que les sociétés qui constituent cette Fédération, si elles ne sont pas toutes affiliées au socialisme politique, en subissent forcément les tendances et l'esprit.

Fidèle à la tactique qu'ils ont observée en tous pays, les socialistes, en Espagne, n'ont cessé de lutter sur le terrain électoral sans succès, il est vrai, en ce qui concerne les élec

tions aux assemblées législatives (1). Aux dernières élections du printemps 1907, on s'attendait à ce que le nom de Iglesias, porté à la fois comme candidat à Barcelone et à Madrid, sortît des urnes. Cette attente fut déçue; mais, de l'aveu même de plusieurs de ses adversaires, la place du célèbre leader serait tout indiquée aux Cortès, le seul Parlement européen où le parti socialiste ne compte pas de représentant ! Après avoir longtemps repoussé l'alliance que leur proposaient les républicains, Pablo Iglesias et ses amis paraissent assez enclins aujourd'hui à l'accepter. Si cette entente réussit à se faire, ce sera un profond changement dans la tactique constamment suivie jusqu'ici par les socialistes, et il en résultera une augmentation d'importance du Parti, qui est en droit d'espérer l'envoi d'un ou de plusieurs de ses représentants à la nouvelle Chambre, qui sera élue au printemps de 1910. En attendant, les socialistes espagnols ont réussi à faire entrer dans les assemblées communales un certain nombre des leurs. Pablo Iglesias et deux de ses compagnons font partie de l'Ayuntamiento de Madrid et, avec la province, on compte 71 conseillers socialistes répartis dans 30 localités, notamment à Bilbao, Mieres, Oviedo et Salamanque. Plus qu'ailleurs, le parti socialiste en Espagne est dominé par une grande préoccupation de dignité et de tenue morale; il manifeste, à chaque instant, sa prétention de réformer les mœurs politiques — qui, outremonts, laissent, comme on sait, beaucoup à désirer - et son principal souci est d'assurer la sincérité des élections législatives.

Le parti socialiste ouvrier a pris une part active aux grèves de Bilbao, de Malaga, de la Corogne. Le fait qu'il préconise l'action électorale ne signifie nullement, en effet, qu'il répudie l'action directe, la grève générale. Quelques-unes de ces grèves, comme celles de Bilbao en 1890, 1892, 1903, 1906, ont donné lieu à des désordres sanglants. Elles eurent aussi pour effet d'appeler l'attention des pouvoirs publics sur la condition des travailleurs de ces régions.

Partout ailleurs, sauf peut-être à Alicante et à Oviedo, il ne

(1), Les socialistes ont obtenu, aux élections législatives de 1898, 20.000 voix; 23.000 en 1899; 25.400 en 1901; 29.000 en 1903; 26.000 en 1904; 23.000 en 1905 et 22.000 en 1907.

compte que des noyaux peu importants. Et la raison en est qu'en dehors de la Catalogne qui est à peu près fermée au marxisme la Péninsule n'a guère de grands centres industriels. Iglesias et ses lieutenants ont cherché aussi à faire des adeptes et à recruter de nouvelles troupes dans le monde des campagnes, particulièrement en Vieille Castille et en Andalousie. Mais leurs efforts n'on pas abouti jusqu'ici à de grands résultats. L'Union des Travailleurs, qui comptait, en 1904, 42 sections de travailleurs agricoles avec 6.309 fédérés, ne réunit plus, en septembre 1907, que 16 sections et 902 associés.

Depuis trois ans, on remarque, d'ailleurs, une diminution notable dans les forces du socialisme espagnol. Si on a égard aux chiffres fournis par la Union Obrera, organe officiel de la Union General de Los Trabajadores, on constate que cette Fédération, en octobre 1907, ne comptait plus que 225 sections et 30.066 associés.

Si, depuis les premiers mois de 1908, on a pu assister à un certain relèvement du socialisme, il faut observer que cette augmentation ne concerne qu'un petit nombre de provinces : la Nouvelle-Castille, la Galice, les Asturies, la Navarre.

D'après le rapport présenté par les compagnons Iglesias et Cortès, au nom du Comité national, au récent Congrès international de Stuttgart, le Parti ne compterait plus qu'une centaine de groupes et environ 6.000 affiliés. Ses journaux, presque tous hebdomadaires, sont réduits à sept.

Les socialistes s'inquiètent de cette crise, qui a fait l'objet principal de leurs discussions au Congrès de l'Union, en mai 1908, à Madrid. Ils s'occupent activement d'en rechercher les causes. La principale, à les entendre, serait la crise économique qui sévit dans la Péninsule depuis le milieu de 1905. Sans travail la plupart du temps, alors que le coût de la vie a sans cesse augmenté ces dernières années, les ouvriers se voient dans l'impossibilité de payer la cotisation, si minime soit-elle, qu'exige d'eux l'Union ou le Parti. L'analphabétisme serait aussi, pour certains, une des raisons du peu d'entrain des travailleurs à adhérer aux théories marxistes. Selon d'autres, la crise de l'Union résiderait dans l'Union elle-même, dans ses statuts, qui n'ont pas varié depuis 1888 et ne répondent plus aux besoins de l'organisation ouvrière, à l'esprit

localiste et corporatif qui y domine encore, à l'absence de sociétés à base multiple, etc.

Il faut dire aussi que l'insuccès des dernières grèves, fómentées ou soutenues par les socialistes, comme celle des « ouvriers de la mer » (chargeurs, marins, chauffeurs, pêcheurs) en mars 1894, celle des charpentiers de Valladolid en mars 1906, comme la grève générale de Bilbao la même année, ont contribué à décourager les esprits. Un certain nombre d'ouvriers, parmi les plus turbulents, ont été exclus des entreprises de la région, à cause de la part qu'ils avaient prise dans la grève; beaucoup ont dú émigrer. Ceux qui restent se montrent plus prudents et plus réservés, et la plupart redoutent même de s'affilier aux syndicats.

- à se cons

Il conviendrait surtout, je crois, de ne pas oublier l'actif travail de propagande fait, aux dépens des socialistes, soit par les anarchistes et les syndicalistes, soit par certains républicains radicaux, comme M. Lerroux, député de Barcelone, qui a réussi ainsi que nous l'avons dit tituer dans cette ville une importante clientèle ouvrière. Enfin, il n'est pas impossible, non plus, d'attribuer en partie, la désorganisation actuelle du socialisme espagnol, aux diverses réformes sociales réalisées par le Gouvernement et par le Parlement, à quelques œuvres, patronales ou ouvrières, créées en vue de l'amélioration du sort des travailleurs, et surtout au mouvement catholique qui s'est particulièrement affirmé ces dernières années.

Ces réserves faites, ce serait une erreur, cependant, de traiter le socialisme espagnol comme une quantité tout à fait négligeable. C'est sous son impulsion surtout que s'est réalisé le mouvement d'association ouvrière. Pour ne prendre que la capitale du royaume, les 700 ouvriers associés d'il y a vingt ans sont 30.000 aujourd'hui .Ils ont leur maison, je pourrais dire leur palais, la Casa del Trabajo, qui occupe en effet, l'ancien palais des ducs de Bejar, plusieurs fois grands

d'Espagne curieux signe des temps ! Son inauguration s'est effectué, en grande pompe, l'année dernière.

Les diverses sociétés ouvrières de Madrid ont consacré à son acquisition et à sa réfection la somme de 500.000 pesetas, représentant le total d'économies, réalisées sou à sou, et sans doute aussi de bien des privations! Ce n'est pas seulement, comme nos Bourses de Travail, un milieu où les ouvriers et artisans peuvent discuter librement des questions intéressant leurs professions; mais les travailleurs y trouvent aussi la satisfaction de tous leurs besoins essentiels. A côté des petites pièces qui servent de bureaux permanents aux diverses sociétés (elles sont au nombre de 99), et de la coopérative de consommation, on y trouve un café, des écoles pour enfants, une Université populaire et une bibliothèque. Dans le salon, capable de contenir trois mille personnes - au plafond doré et dont les murs ont gardé leurs anciennes décorations, derniers vestiges d'un aristocratique passé on donnera des conférences et des représentations théâtrales.

Voilà une preuve manifeste du développement de l'association ouvrière, à Madrid, en moins de quarante ans, sous l'impulsion surtout de l'Union générale des Travailleurs. En 1874, il n'y avait pas d'autre organisation, dans la capitale espagnole, que la Asociacion del Arte de Imprimir, fondée, en 1871, qui comprenait moins de 200 individus.

C'est autour d'elle que vinrent se grouper d'autres sociétés récemment constituées. Le local commun où elles tenaient leurs réunions prit d'abord le nom de Centro Obrero. De ces associations, trois se détachent par leur importance. Ce sont: celle des maçons (Sociedad de Albaniles), qui date de 1886, et qui a fourni, à elle seule, 200.000 pesetas pour l'achat et l'installation de la nouvelle Maison du Travail; l'Union des Cochers de Madrid, qui, après quinze années d'existence, compte 3.500 membres et possède un fonds social de plus de 100.000 pesetas, enfin, l'association des ouvriers boulangers (Sociedad de obreros panaderos), fondée en 1892.

Ces diverses sociétés ont aussi leur coopérative, la « coopérative socialiste », créée en mars 1907, qui fait des achats pour une valeur de 6.000 pesetas. Son but est à la fois «< de diminuer le coût des marchandises et de fournir des moyens

REVUE POLIT., T. LXIII.

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