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LA

VIE POLITIQUE & PARLEMENTAIRE A L'ÉTRANGER

1.- ESPAGNE

Par ROBERT MEYNADIER.

La question marocaine en Espagne. L'insurrection catalane. Les débats aux Cortès. Le ministère Moret et la position des partis.

Malgré tant de présages de longue vie et l'habileté si longtemps incontestable de son chef, le ministère de M. Maura a succombé sous le poids de deux actes, peut-être de deux fautes : la guerre dans le Rif marocain et le mode de répression, dans la Catalogne insurgée.

L'ère des difficultés de l'Espagne avec le Maroc entrait, au mois de mai dernier, dans une phase particulièrement aiguë, à la suite de la mission avortée de Mgr Merry del Val à Fez. Fûtce l'autoritarisme trop rude du ministre espagnol, ou bien la duplicité experte du sultan qui rompit le contact? toujours est-il que Moulay-Hafid refusa bientôt de recevoir Mgr Merry del Val et qu'à partir de ce moment, l'Espagne, malgré l'envoi d'une mission marocaine à Madrid, sentit se manifester contre elle une sourde hostilité de la part du Maghzen. En même temps, autour de Mélilla, dans le Rif, cette région du Maroc qui avoisine la Méditerranée et que peuplent de si belliqueuses tribus, une sorte de guerre sainte sembla se préparer de plus en plus ouvertement contre l'étranger, sans, néanmoins, qu'aucun acte décisif d'agression se produisît encore. L'équilibre instable d'une semblable situation ne pouvait, néanmoins, durer. Le gouvernement espagnol s'efforçait de paraître calme. Il semblait ne vouloir céder ni aux exaltés de la guerre, qui réclamaient le châtiment de l'insulte faite au représentant de l'Espagne, ni aux exaltés de la paix qui lui reprochaient les mesures défensives prises par lui en vue de parer à toute éventualité. Cependant, au milieu de juin, une demande de crédit extraordinaire de 3.300.000 pesetas pour le ministère de la Guerre vint souligner la gravité de la situation. Il s'agissait de renforcer le corps de garnison de Mélilla et d'acquérir d'ores et déjà des effets d'habillement ainsi que du matériel de transport.

L'opposition libérale en profita pour dénoncer les projets de conquête de M. Maura dans le Rif. Aussitôt une note officielle répondit que les crédits en question avaient pour seul but de rétablir l'ordre dans le voisinage immédiat des possessions espagno les; et cela, sur la demande même des indigènes, car l'autorité du sultan était devenue pour ainsi dire nulle dans la région. Les télégrammes de Mélilla ne cessaient, en effet, d'insister sur « l'attitude peu satisfaisante >> des tribus.

Or, dès les premiers jours de juillet, l'hostilité des actes succéda à celle des attitudes. Plusieurs ouvriers qui travaillaient aux mines espagnoles des environs de Mélilla furent attaqués et tués par des bandes de Rifains; et le général Marina, gouverneur de Mélilla, dut commencer une véritable expédition pour châtier les tribus coupables. Ce fut à ce moment que la Gaceta publia un décret royal autorisant le rappel sous les drapeaux du nombre de réservistes nécessaire à la mise sur le pied de guerre d'un corps d'armée tout entier. Ainsi, le gouvernement espagnol plaçait sa main dans l'engrenage. La situation paraissait, d'ailleurs, assez sérieuse pour que le roi, interrompant sa villégiature à Saint-Sébastien, retournât brusquement à Madrid. Le 21 juillet, l'Espagne apprit avec une stupéfaction inquiète que, les 18, 19 et 20, une véritable bataille avait eu lieu sous les murs de Mélilla, que les Rifains agresseurs n'étaient pas des centaines, mais des milliers et que la situation des troupes du général Marina pouvait fort bien devenir précaire si d'importants renforts n'étaient pas de nouveau envoyés de la Métropole. Quelques jours plus tard on estimait à 14.000 le nombre des soldats espagnols débarqués. Enfin, le 28 juillet, une nouvelle sensationnelle se répandit en Espagne, puis en Europe. Un nouveau combat venait d'avoir lieu à Mélilla; et les Espagnols avaient subi de grandes pertes. Mille hommes tués, dont un général et de nombreux officiers, quinze cents blessés, les avants-postes tournés, Mélilla en danger; tel était, d'après la presse, le bilan de la néfaste journée du 27. L'Espagne allait-elle revivre les temps de la guerre de Cuba ? Pourtant, les jours suivants, on remit les choses au point; et l'opinion put se rendre compte que, bien que l'affaire n'eût pas été heureuse pour les armées espagnoles, les résultats en avaient été exagérés. Mais un effort sérieux semblait, néanmoins, nécessaire. Le cri d'alarme des libéraux n'avait pas été poussé à tort. On se voyait engagé, peut-être par la faute des circonstances, peut-être par le fait de l'imprévoyance ou de la volonté ambitieuse du gouvernement, dans une guerre véritable. Les répercussions des événements du dehors sur la situation intérieure du royaume furent profondes et inattendues. Nous en parlerons plus loin, d'une façon détaillée. Quoi qu'il en soit, malgré les attaques de l'opposition dans la Métropole, à partir de ce moment, une offensive espagnole se prépara vigoureusement dans le Rif. Les renforts succédèrent aux renforts. Au milieu de septembre, le général Marina disposait d'un corps expéditionnaire d'environ 50.000 hommes, Puisqu'on avait décidé d'agir, il fallait que ce fût d'une façon irrésistible. Ainsi fit-on. Les résultats prouvèrent le bien-fondé de cette ligne de conduite, en même temps qu'ils apportèrent un démenti nouveau à la tactique des « petits paquets > trop souvent usitée ailleurs. Le 26 septembre, les troupes espagnoles s'emparent de Nador, point d'appui important situé à une dizaine de kilomètres au Sud de Mélilla ; le 27, elles entrent à Sélouan. Le massif montagneux de Gourougou, pivot de l'action des Rifains était ainsi tourné ; le but des opérations espagnoles allait être atteint. Le 29, en effet, une colonne de six compagnies d'infanterie et d'une brigade de disciplinaires part de Mélilla. Après une marche de cinq heures durant laquelle elle balaie quelques bandes de Rifains retardataires elle aborde le sommet du Gourougou, que l'on avait pu, un moment croire inexpugnable; et là, aux cris de « Vive le Roi », elle fait flotter le drapeau de l'Espagne.

La répercussion de ce fait d'armes semblait devoir être profonde dans la Métropole et digne d'assurer pour longtemps la situation du Cabinet. L'opposition parut, en effet, tout d'abord déconcertée en face de l'enthousiasme qui accueillit partout dans le pays le succès des armes espagnoles. Plusieurs manifestations projetées par elle avortèrent ou furent remises; mais le feu couvait sous la cendre; bientôt, à la suite du combat moins heureux de Souk-el-Khamis, les journaux libéraux et républicains s'empressèrent de faire remarquer combien l'opinion publique devait passer rapidement de la perspective d'une paix prochaine à celle d'une longue campagne, et El Païs conclut en demandant quelles raisons pouvaient modifier un si brusque changement d'attitude. Néanmoins, le gouvernement demeurait inébranlable aux yeux

REVUE POLIT., T. LXIII.

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de tous, lorsque les suites de l'insurrection catalane causèrent sa

chute.

La guerre du Maroc fut, sinon la cause profonde, tout au moins le prétexte saisi avidement de la révolte de Barcelone ainsi que de celle d'une partie de la Catalogne. Le gouvernement, pour être en mesure de faire face aux nécessités militaires et aux de-mandes de renforts du général Marina, se voyait forcé de dégarnir de leurs troupes certaines régions métropolitaines dont les garnisons devaient être envoyées dans le Rif.

Il avait à choisir. Or, son choix porta principalement sur la province catalane. Pourquoi ? On donna au moment, on a donné depuis, plusieurs explications officieuses ou malveillantes, les unes et les autres assez peu satisfaisantes. En tous cas, ce choix fut une faute et l'avenir le démontra bientôt.

Dégarnie de troupes la Catalogne, de toutes les régions d'Espagne la plus turbulente, c'était incontestablement faire une sorte d'invite aux fauteurs de désordres en leur laissant le champ libre; c'était aussi, par l'appel des réservistes catalans sur le théâtre d'une guerre impopulaire, s'exposer à l'accusation de tenter de basses représailles vis-à-vis d'une population plutôt hostile au Cabinet conservateur. A ce dernier reproche, il est vrai, M. Maura pouvait opposer victorieusement aux yeux de beaucoup, la noblesse incontestable de son caractère; mais il suffisait qu'on pût l'articuler pour qu'il fallût éviter d'y donner prise. Et en effet, la presse et la parole de l'opposition républicaine ou socialiste ne le négligèrent pas et elles s'en firent une arme dangereuse au milieu des exaltations ambiantes.

Dès le 20 juillet, à Barcelone, pendant l'embarquement des troupes pour Mélilla, un groupe de manifestants avait parcouru la ville en criant : « A bas la guerre », tandis que, à Madrid, des incidents pareils se produisaient. Aussi l'España nueva s'empressa de commenter aussitôt les faits avec passion, et le député catalan Lhorens partit pour Mélilla, voulant, disait-il, se rendre compte sur place des pertes subies par les troupes espagnoles. Le 26 juillet enfin débute, par la proclamation de la grève géné rale à Barcelone, ce qu'on pourrait appeler la semaine sanglante. En même temps sur d'autres points de l'Espagne, à Madrid, Valence, Bilbao, Saragosse, Tarragone, apparaissent les symptômes d'une agitation identique.

Le 27 juillet, le mouvement s'accentue dans la capitale de la

Catalogne; tous les chantiers et les ateliers sont désertés ; vers dix heures du matin, des barricades s'élèvent déjà au centre de la ville, près de la Rambla; bientôt on apprend que de véritables combats viennent d'avoir lieu à Puebloseco entre la police et des bandes armées ; même un comité révolutionnaire se forme à la Maison du Peuple. En vain, le capitaine général veut en imposer par sa présence et traverse Barcelone à cheval escorté de vingt cavaliers. Si, devant lui, un moment, la route reste libre, bientôt, dans le quartier de la Gracia et dans celui de Santa-Madona, des barricades nouvelles se dressent; à Saint-Martin de Provensals la populace envahit et saccage le couvent les frères maristes; partout la fusillade crépite, on emporte des blessés et des mourants; c'est bien une insurrection. La troupe arrive enfin; mais, désormais, le mouvement ne pourra plus être enrayé. Quatre journées vont se passer en luttes sanglantes, incendies, sacs de couvents et d'églises, avec, parfois, un tel degré d'âpreté et de rage, que seuls, les plus sombres temps révolutionnaires peuvent en donner une idée.

Au moins cent morts, plus de deux cents blessés, trente-sept églises et couvents détruits, plusieurs bibliothèques complètement ruinées, les rues, les places et les promenades de la ville saccagées, la population et le commerce terrorisés; tel était, le soir du 31 juillet, le bilan de l'insurrection catalane.

Le 1er août seulement, les dépêches officielles de Barcelone annoncèrent que le mouvement était réprimé au centre et dans la majorité des faubourgs de la ville; mais les communications télégraphiques et la circulation sur les voies ferrées ne furent rétablies complètement que quelques jours après.

La répression avait dû être d'autant plus énergique qu'elle avait été plus tardive. L'opposition reprocha même dès l'abord au gouvernement l'excès de rigueur des moyens employés. Une fois l'état de siège proclamé et la presse muselée à tel point que pendant cinq jours aucune nouvelle, sinon les communiqués officiels, ne put filtrer vers l'extérieur, des légendes se créèrent; on parla d'exécutions sommaires des insurgés prisonniers à Monjuich et de brutalités policières inutiles. Le fait est qu'une censure impitoyable, exagérée peut-être, indisposait l'opinion avide de renseignements et les journaux même loyalistes. D'ailleurs, de tous côtés, des arrestations préventives de socialistes et de républicains avaient eu lieu, entre autres celle de Pablo Iglesias à Madrid ; et les groupes avancés des Cortès ne devaient point pardonner ces mesures à M. Maura.

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