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on n'a qu'à lire le compte rendu de la discussion sur le monopole de l'Enseignement, qui a eu lieu au Congrès radical de Marseille de 1903. La manie monarchiste et cléricale de l'unité morale y hantait tous les cerveaux. Prenez l'ordre du jour voté par le Congrès : « Considérant que l'Etat républicain a le droit et le devoir de vouloir l'harmonie politique des citoyens, pour réaliser l'harmonie sociale; qu'il a donc le droit d'éduquer tous les citoyens pour la cité idéale et d'exercer en fait la fonction de l'enseignement à tous les degrés...", mettez la monarchie au lieu de l'Etat républicain, et l'harmonie religieuse au lieu de l'harmonie politique, vous pourrez, en lisant les discours des orateurs, qui vont jusqu'à exprimer le vœu que bientôt l'enseignement même du catéchisme soit interdit, comme un commerce de poisons, vous pourrez vous croire à une des assemblées du clergé du xvII° siècle, qui réclamaient la révocation de l'Edit de Nantes, un Roi, une Foi.

Il y a des républicains dont l'idéal est toujours celui de Louis XIV.

Nous voyons cet état d'esprit se manifester aujourd'hui avec une acuité singulière dans les questions d'enseignement, par suite de l'animosité de plus en plus ardente qui met aux prises les écoles de l'Etat et les écoles libres catholiques. Tandis que les catholiques, dépossédés de la situation privilégiée dont ils ont joui pendant tout le second Empire, se résignent avec peine aux lois qui ont supprimé les congrégations enseignantes et imposé aux établissements libres des conditions qui peuvent, suivant le point de vue, paraître des garanties ou des entraves, beaucoup de libres-penseurs, inquiets de l'importance de la clientèle des écoles catholiques, irrités de l'influence hostile aux institutions républicaines qu'elles exercent et de la guerre faite par le parti clérical et le clergé aux maîtres et aux méthodes des écoles de l'Etat, voient dans le monopole de l'enseignement le seul remède à une situation dont la gravité est indéniable.

La manifestation la plus significative du mouvement qui s'est produit en faveur du monopole a été le vœu voté au Congrès de la Ligue des droits de l'homme en 1907. Il ne se passe presque pas de mois sans que des vœux semblables

soient renouvelés par des sections de la Ligue. Et pourtant l'on se demande comment concilier ces vœux avec les principes de 89 que la Ligue a pour mission de défendre et qui déclarent tous les Français libres et égaux en droits. La Charte de 1830 avait promis la liberté d'enseignement par obéissance aux principes de 1789. Mais aujourd'hui nous voyons des hommes qui se considèrent comme les défenseurs de toutes les libertés et des principes de la Révolution, réclamer le monopole de l'enseignement au nom de la liberté même et de la République. Ils nous disent que dans une République l'Etat a le droit et le devoir d'assurer l'unité nationale par l'éducation nationale, que lui seul peut protéger la liberté de l'âme de l'enfant contre les influences étroites et contradictoires des Eglises et des familles, qu'une société vraiment démocratique, où l'égalité des citoyens ne sera pas un vain mot et où ils ne seront pas séparés les uns des autres par les distinctions d'origines, de classes, de richesses, ne peut être cimentée que par la réunion fraternelle de tous les enfants dans des écoles communes; qu'enfin cette éducation commune peut seule faire des citoyens capables de se comprendre, de s'aimer et d'agir ensemble pour la grandeur de la patrie. Ils ajoutent que si on mettait en pratique cette unité d'enseignement, la neutralité scolaire, le respect de toutes les croyances seraient beaucoup mieux observés qu'ils ne le sont aujourd'hui ; que c'est l'antagonisme des écoles de l'Etat et des écoles libres qui pousse les unes et des autres à opposer leurs doctrines; que le jour où il n'y aurait plus que des écoles nationales, leurs maîtres, ayant devant eux des enfants appartenant aux croyances les plus diverses, se sentiraient obligés à une réserve extrême, et se borneraient à enseigner ce qui est essentiel aux yeux de tous, à former des esprits sains et droits, capables de se faire plus tard librement leurs convictions personnelles.

Assurément, c'est là un idéal dont on peut souhaiter la réalisation, et on peut envier les pays qui, comme la Suisse, ne connaissent pas la rivalité des écoles confessionnelles, du moins dans l'enseignement primaire, et donnent à toute la jeunesse une préparation pédagogique et patriotique très fortement homogène. Mais cette uniformité de l'enseignement

primaire et cette homogénéité relative de l'enseignement secondaire ne peuvent être que le résultat d'un développement historique, d'un concours tacite des habitudes et des volontés; elles ne sauraient être imposées par une contraine légale. L'idéal spartiate d'un enseignement d'Etat unique, intégral et universel, que rêvent quelques-uns de nos concitoyens, n'est pas seulement, dans un pays divisé commme le nôtre, et dans notre état social et intellectuel, contraire à toutes les idées de liberté et de respect des consciences qui sont le plus glorieux héritage du xvш° siècle, il est irréalisable ; et toutes les mesures qui pourraient être prises pour le réaliser ne feraient que rendre plus aigus et plus dangereux les antagonismes d'opinions et de croyances dont nous souffrons.

Mais je laisserai maintenant de côté les questions de principes et de doctrine, quel que soit le prix que j'attache à la liberté, surtout à celle de mes adversaires. Je veux ne faire appel, pour défendre la liberté d'enseignement, ni aux droits des familles, ni aux droits des individus, ni au respect des consciences. Si j'avais à m'expliquer au sujet de la loi sur les Associations de 1901, je dirais que l'on a eu tort à mes yeux de décréter des mesures d'exception pour les associations religieuses, comme de laisser subsister la loi de 1884 sur les syndicats; qu'il aurait mieux valu promulguer une loi uniforme à laquelle toutes les associations auraient été soumises, loi plus restrictive à quelques égards et aussi plus libérale que la législation actuelle, puisqu'elle aurait permis aux congrégations religieuses de subsister et d'agir, en se soumettant, comme les francs-maçons, aux règles générales imposées aux associations. Mais je ne me propose en ce moment qu'un seul but:prouver que l'établissement du monopole de l'enseignement irait directement contre les intentions de ceux qui le préconisent, que l'unité des esprits est un rêve chimérique et mauvais, que l'union seule est possible et désirable, et que tout ce qu'on fait pour arriver à l'unité est un obstacle à l'union.

On s'en persuaderait facilement si l'on étudiait l'histoire de la liberté d'enseignement au XIXe siècle. On dit souvent que les leçons de l'histoire sont inutiles. Elles ne sont inutiles

que parce qu'on ne connaît pas l'histoire. Si on se donnait la peine d'écouter ses leçons, on en profiterait. On y apprendrait, je crois, que l'erreur du gouvernement de Louis-Philippe a été, par suite de l'union de l'Eglise et de l'Etat, de vouloir à la fois laisser à l'Eglise une situation privilégiée dans l'enseignement de l'Etat et lui refuser la liberté d'enseignement. Je sais bien que si les projets de loi de Guizot et de Villemain sur la liberté de l'enseignement n'ont pu être votés, la faute en a été surtout aux catholiques qui voulaient simultanément avoir le contrôle sur les établissements de l'Etat et jouir pour les leurs, séminaires ou écoles, d'une liberté sans conditions et sans contrôle ; mais l'échec de ces lois a tenu aussi à ce que la majorité gouvernementale était au fond favorable au monopole de l'enseignement secondaire, et ne voyait pas que la lutte entre l'Eglise et l'Université ébranlait la monarchie. Elle avait cru faire un coup de maître en livrant au clergé l'enseignement primaire par la loi de 1833, tout en conservant à l'Université son privilège de n'accorder ses grades qu'à ceux qui avaient fait dans ses établissements leurs deux dernières années d'études secondaires, ou aux élèves des séminaires qui jouissaient d'une indépendance presque absolue. Ce système qui, tout d'abord, avait été accepté par l'épiscopat d'autant plus volontiers que le Gouvernement associait les évêques à la surveillance de ses propres collèges, devint, depuis 1840, l'objet des plus furieuses polémiques et d'une bataille entre l'Université et l'Eglise, qui aboutit, après la révolution de 48, à la défaite de l'Université et à la loi Falloux. Cette loi, sans satisfaire entièrement les cléricaux, leur accordait cependant à la fois la liberté de l'enseignement primaire et secondaire et une part de direction et de contrôle dans l'enseignement de l'Etat. La loi de liberté de l'enseignement supérieur de 1873 acheva ce qu'avaient commencé la loi de 1833 et la loi Falloux loi inutile et imprudente, parce que la liberté de l'enseignement supérieur doit consister, non à organiser des Universités libres en opposition aux Universités d'Etat, mais à donner aux Universités d'Etat une assez large autonomie pour qu'elles soient des Universités nationales plutôt que des Universités d'Etat, pour que toutes les opinions y soient re

présentées, pour que les savants les plus compétents y soient appelés, sans acception de doctrines, et que la jeunesse, au sortir des écoles primaires et secondaires où elle aura subi des influences peut-être trop exclusives, y soit réunie dans la pleine liberté de la recherche et de la discussion.

L'Etat républicain, quand il résolut de se séparer radicalement de l'Eglise, non seulement écarta le clergé de toute immixtion dans la direction ou la surveillance des écoles publiques, mais crut, tout en laissant subsister la liberté d'enseignement, affaiblir l'influence de l'Eglise, en supprimant toutes les congrégations enseignantes, et en interdisant l'enseignement aux congréganistes.

Les résultats ont-ils répondu aux espérances de ceux qui ont voté ces mesures? Nous ne le croyons pas, et nous croyons qu'il eût bien mieux valu imposer à toutes les écoles libres des conditions aussi rigoureuses de grades qu'aux écoles de l'Etat, et le contrôle d'une inspection régulière, tout en laissant subsister les congrégations et les établissements congréganistes. On n'aurait pas été accusé de persécution et d'intolérance et on n'aurait pas développé, dans les familles et les écoles catholiques, un état d'esprit très nuisible à la République et à l'enseignement de l'Etat lui-même. Si l'on prend les statistiques de l'enseignement, on verra que ni le nombre des écoles libres, ni le nombre de leurs élèves n'a sérieusement diminué et que les changements survenus sont loin d'être favorables aux idées républicaines et à la pacification des esprits. J'ai pu surtout le constater en ce qui concerne l'enseignement des filles. Les institutrices. congréganistes ont été pendant longtemps très pacifiques et relativement tolérantes. Ce n'est que depuis une dizaine d'années qu'elles ont pris une attitude militante; mais les congréganistes sécularisées par nécessité, et surtout les laïques choisies pour diriger les écoles libres, sont le plus souvent animées d'un esprit nettement agressif contre l'enseignement de l'Etat et les institutions actuelles. Dans des centres industriels où des patrons non catholiques trouvaient un égal bon vouloir et une cordiale collaboration chez les institutrices congréganistes comme chez les institutrices de l'Etat, les relations sont devenues difficiles ou méfiantes. Autrefois on en

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