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LA

VIE POLITIQUE & PARLEMENTAIRE A L'ÉTRANGER

SUISSE

Par ED. SECRETAN, député au Conseil national suisse.

La signature par la France et par la Suisse de la convention de Berne pour les voies d'accès au Simplon a été considérée et saluée en Suisse comme un événement heureux, longtemps attendu, dans l'espérance qu'il servira les intérêts des deux parties contractantes. Je vous en ai exposé les termes dans ma chronique du mois d'août dernier je n'y reviens pas. Je veux seulement marquer ici quels effets nous en désirons et pourquoi nous l'avons conclue.

Notre territoire est si exigu qu'il peut être facilement tourné. Nous avons donc tout intérêt à ne laisser échapper aucune occasion d'amener sur nos rails et d'y retenir tout le trafic qu'on veut bien nous offrir, d'autant plus que par le fait de la configuration de notre sol, nos grandes voies de transit - Gothard, Simplon - ont coûté beaucoup d'argent. Quand donc la France nous a demandé de comprendre dans les voies d'accès au Simplon le raccourci MoutierGranges qui doit favoriser la politique commerciale de la Compagnie de l'Est, approuvée et appuyée par le Gouvernement français, de mettre entre nos mains et de faire transporter sur nos rails tout le trafic à destination de l'Italie provenant des régions industrielles de l'est et du nord de la France, de l'Angleterre par Calais et d'une partie de la Belgique, nous avons dû nous rendre compte qu'une pareille proposition ne pouvait que nous être profitable. Elle nous fournissait la possibilité d'établir d'une façon durable avec la France et la Compagnie de l'Est un puissant courant de trafic, susceptible de se développer et qui ne pourra pas facilement nous être ravi.

Je dois à la vérité de déclarer que nous n'avons pas vu cela de prime-abord. La proprosition française, à laquelle nous n'étions

pas préparés, a produit au premier contact un effet de surprise et a été plutôt froidement accueillie. Pour un grand nombre de Suisses, parmi lesquels des hommes influents dans le Conseil fédéral, dans les Chambres, dans la direction et les conseils des chemins de fer fédéraux, la ligne par excellence est celle du Gothard. Elle traverse le territoire sur sa plus grande longueur, de Bâle à Chiasso, et tout autre tracé dont l'action directe ou indirecte est d'enlever au Gothard une partie des marchandises ou des voyageurs qui actuellement y trajettent, doit dès lors être considéré comme fâcheux et nuisible. Ceux qui y pensent ainsi, ont déjà vu de mauvais œil le percement du Simplon et avec moins de sympathie encore la construction du Loetschberg et quand la France, inopinément, un peu brusquement peut-être, est venue nous demander la construction du Moutier-Granges comme un corollaire de sa coopération au Frasne Vallorbe, le premier mouvement a été celui de la défensive. Le trafic que la Compagnie de l'Est nous promet à destination de l'Italie par le Moutier-Granges et le Lotschberg via Simplon, a-t-on dit, peut et doit passer par le Gothard et emprunter nos rails sur un parcours beaucoup plus long; on nous demande donc de déshabiller Pierre pour habiller Jean, nous serons les mauvais marchands de cette affaire, d'autant plus que le Gothard appartient au réseau fédéral, tandis que le Loetschberg est affaire privée.

Il a fallu le temps de la réflexion pour qu'on revint à d'autres sentiments. M. Comtesse, aujourd'hui président de la Confédération et qui, l'an dernier, dirigeait les finances fédérales est intervenu à temps pour redresser l'opinion.

« C'est, a-t-il dit, se laisser absorber par le petit côté des choses que d'envisager seulement la part du trafic qui, au lieu de prendre la route du Gothard, s'acheminera sur l'Italie, de l'est et du nord de la France par le Moutier-Granges et le Loetschberg, au Simplon. Il semble vraiment que le Simplon, construit exclusivement avec des capitaux suisses, ne soit pas une ligne suisse et que nous devons écarter toute combinaison susceptible d'en augmenter le trafic. Nous n'avons pas non plus intérêt à priver le Lotschberg de tout élément de trafic international et à réduire cette ligne à la famine et à la misère. Si telle est la politique que la Confédération et les chemins de fer fédéraux devaient suivre, nous n'aurions pas dû alors accorder à cette ligne du Latschberg une subvention de 6 millions et exiger en même temps l'exécution des travaux qui doivent faciliter le doublement de la voie. »

M. Comtesse s'est élevé ensuite contre l'argument de l'intangibilité du Gothard. « Ce raisonnement, a-t-il dit, n'aurait une valeur

que si ce trafic était acquis d'une manière définitive à la route du Gothard et si aucune concurrence ne pouvait la lui enlever. Mais ce n'est pas le cas. D'abord le Simplon et le Loetschberg étant construits et offrant ainsi les avantages de la plus courte distance pour le trafic international venant du nord et de l'est de la France et de l'Angleterre, il est tout naturel que la Compagnie de l'Est français qui nous apporte ce trafic veuille bénéficier de ce parcours minimum. On sait le rôle que jouent les distances kilométriques réelles pour la distribution du trafic et on ne doit point s'étonner si la Compagnie du Loetschberg demande qu'on répartisse, selon un coefficient à déterminer, le trafic qui nous sera livré par la Compagnie de l'Est. Mais il faut poser la question autrement. Est-ce que ce trafic international ne peut pas, selon les combinaisons qui pourront surgir, être détourné de la Suisse et échapper, non seulement à la ligne du Simplon et à la ligne d'accès du Loetschberg, mais encore au Gothard? Et est-ce que nous ne risquons pas de tout perdre parce que nous n'aurons pas su profiter d'une occasion favorable actuelle, si par notre faute la convention pour les lignes d'accès auxquelles la France attache un très sérieux intérêt en voulant utiliser de préférence la route du Simplon pour l'acheminement du trafic destiné à l'Italie ? Si nous ne savons pas profiter de cette occasion, si nous décourageons par trop de lenteurs la Compagnie de l'Est et le Gouvernement français dans leurs dispositions favorables actuelles, si par notre faute la convention pour les lignes d'accès au Simplon n'aboutit pas, la politique qui est aujourd'hui poursuivie par le Gouvernement français sera abandonnée et nous aurons contribué au triomphe d'une politique rivale qui a aussi ses partisans et qui a pour objectif,en se plaçant sur le terrain de l'intérêt national,de conserver le plus possible le trafic français et international sur les rails français, de résister à l'accapare ment de ce trafic par les rails étrangers et surtout par le Gothard que l'on a toujours considéré en France comme une entreprise allemande et prépudiciable aux intérêts français. »>

A ce propos, M. Comtesse citait l'article publié ici même, en juillet 1908, par M. Trouillot, et dans lequel celui-ci s'appliquait à démontrer que la route de Delle au Simplon par le Loetschberg ne pouvait qu'être une source de pertes quotidiennes au préjudice du réseau français, et réclamait une route Bruxelles-Hirson-GraySaint-Jean-de-Losne-Mont-Blanc, capable de battre, par la supériorité de son profil, la ligne Bruxelles-Bâle-Gothard. M. Comtesse niait que le Mont-Blanc fût une entreprise trop difficile et trop coûteuse pour les forces de la France. « Ce serait vraiment,

disait-il, se leurrer que de soutenir une opinion pareille. Si notre petit pays, avec des ressources limitées, a pu réaliser le Gothard et le Simplon et si le canton de Berne peut dépenser 80 millions pour le Loetschberg, comment pourrait-on raisonnablement soutenir que la France, avec la puissance financière dont elle dispose, est incapable de dépenser 200 millions en plus pour percer le MontBlanc ? D'autant plus que l'Italie pourrait lui apporter, ce qui n'est pas exclu, un concours financier. ». En finale, M. Comtesse demandait qu'en Suisse on se haussât à la conception de l'unité du réseau national, qu'on n'opposât pas le Simplon au Gothard, mais le réseau suisse dans son ensemble aux réseaux de l'étranger et qu'on se hâtât de faire bon accueil à un projet de convention qui nous apportait à Delle et à Vallorbe le trafic de deux grandes compagnies dont les rails se soudent aux nôtres et longent nos frontières de Bâle à Genève et Saint-Gingolph.

C'était en mars 1909 que, par ces arguments, M. Comtesse gagnait le Conseil fédéral à l'entente franco-suisse et réveillait de leur torpeur les chemins de fer fédéraux. Vous savez le reste la réunion de la deuxième conférence de Berne en juin, la signature de la convention et la ratification par les Parlements en décembre. Il semble bien, par ce qu'on a appris dès lors, que le Conseil fédéral a saisi le moment opportun et qu'à tarder davantage, il eût compromis l'entente si heureusement intervenue. Quand elle est venue devant les Chambres fédérales, la cause était gagnée et la ratification ne s'est heurtée à aucune opposition. Dans la Suisse française, la conclusion de l'accord a causé une vive satisfaction, particulièrement dans le canton de Vaud et à Lausanne, auxquels elle assure l'exécution du raccourci Frasne-Vallorbe depuis si longtemps entrevu. Sans doute, les chemins de fer fédéraux auront consacré 18 millions à améliorer la ligne sur le versant sud-est du Jura et à transformer la gare de Vallorbe, mais la Suisse était tenue à faire cette dépeise uès le jour où elle s'engageait envers l'Italie à faire du Simplon une ligne internationale de premier ordre. Ce programme n'est pas encore entièrement réalisé : il reste à doubler la voie entre Martigny et Brigue, dans la vallée du Rhône et à construire le deuxième tunnel du Simplon, devenu nécessaire du fait de l'ouverture prochaine du Loetschberg et de l'obligation où nous sommes de l'exécuter à première réquisition de l'Italie, lorsque la recette kilométrique de la ligne Brigue-Iselle aura atteint 50.000 fr., ce qui ne saurait tarder. Mais ces grandes dépenses porteront avec elles leur rémunération. La ligne Paris-Vallorbe-Milan est la plus courte entre les deux capitales. Parachevée, elle sera aussi la meilleure par son profil, celle dont l'exploitation sera la moins coûteuse. Aucun

tracé ne peut lui ravir cette supériorité qui s'imposera un jour au regard de tous.

On a évalué à 82,5 millions la dépense que la convention de Berne impose à la Suisse, sans compter le prix de rachat de la gare de Genève et du tronçon Genève-la-Plaine (frontière française). Le Frasne Vallorbe ne figure dans ce total que pour la plus faible partie et le Moutier-Granges que pour une vingtaine de millions, ce qui représente, en capital, le manque à gagner découlant pour les chemins de fer fédéraux de la cession de trafic consentie à cette ligne et qu'on évalue à 750.000 fr. l'an. Quant à la Faucille, elle n'est pas construite encore. M. Forrer, conseiller fédéral, a nettement déclaré qu'elle n'est point dans les intérêts de la Suisse et que, si le Conseil fédéral l'a admise dans la convention, c'est uniquement dans l'intérêt de Genève. Il dépend de Genève et avant tout de la France, que cette entreprise aboutisse. Quoi qu'il en soit, la Suisse paye cher l'honneur d'être « la plaque tournante » de l'Europe, d'autant plus qu'elle n'est guère que cela, puisque les parcours kilométriques qui s'effectuent sur son petit territoire, d'ailleurs suceptible d'être tourné, sont relativement très faibles, qu'on aille de Bâle à Chiasso ou de Delle et de Vallorbe à Domodossola.

La ratification de la Convention du Gothard avec l'Italie et l'Allemagne devait intervenir aussi avant la fin de l'année. Elle n'est réalisée encore ni à Rome ni à Berlin et à Berne on n'est point pressé. C'est l'Allemagne qui pousse le temps à l'épaule : elle nous a fait savoir que le Reichstag n'était pas prêt à discuter la convention en décembre, ainsi qu'il avait été convenu. Etrange! Voilà neuf mois que la convention a été signée à Berne; on avait le temps de se préparer. On a donc cherché le motif réel de ce renvoi et on est arrivé à cette conclusion que par ce moyen on compte, à Berlin, favoriser les intérêts des actionnaires du Gothard, presque tous Allemands, dans leur procès pour le prix de rachat du réseau. Je n'ai pas besoin de vous dire que le Tribunal fédéral ne se laissera pas intimider par ce procédé. Les experts qu'il a commis à l'estimation de la valeur de la ligne, ou plus exactement de la moins-value du réseau en regard de ce que doit être une ligne de grand trafic international, ont terminé leur examen et déposé leur rapport. Dans le courant du présent mois devait avoir lieu à Berne une nouvelle conférence entre les parties intéressées, pour déterminer la possibilité d'une transaction. Il est possible que l'entente

REVUE POLIT., T. LXIII.

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