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Je répond à cela que la chose est possible, encore qu'elle ne soit rien moins que sûre. Mais si l'on s'en tient au présent, et c'est le présent qui nous occupe, on voit que le tarif-reform a encore bien du chemin à faire pour gagner la majorité des électeurs. Tout le Nord et le Nord-Ouest de l'Angleterre, sans parler du pays de Galles, les grandes villes industrielles et commerçantes, le pays du coton, de la houille, du fer et de l'acier restent résolument attachés au libre-échange. Le Royaume-Uni apparaît ainsi comme nettement coupé en deux. D'un côté, l'Angleterre rurale du centre et du sud, les villages qui sont autour des châteaux, les bourgs paisibles, les petites villes à l'ombre des vieilles cathédrales n'ont guère élu que des conservateurs. Par contre, les puissantes agglomérations industrielles, à l'exception de Birmingham, la citadelle de Chamberlain, continuent à nommer des libéraux. En d'autres termes, les ouvriers demeurent libéraux ou socialistes ; ce qui reste d'agriculteurs, petits, moyens ou grands bourgeois, les clercs d'offices ou de magasins, qui forment une catégorie si nombreuse, tout ce monde-là est plutôt

conservateur.

Il y a une autre considération, dont il faut tenir compte; le vote plural existe comme on sait en Angleterre. Chez nos voisins, ce n'est pas l'homme qui vote par le fait qu'il est citoyen âgé de plus de 21 ans, mais bien la propriété qu'il possède, la profession ou le métier qu'il exerce, la résidence qu'il occupe, etc.; le suffrage n'est pas universel, bien qu'en fait, tout le monde presque, ait le droit de voter.

Il résulte de là que certaines personnes votent plusieurs fois: ce sont, on le pense bien les plus riches, les hommes qui possèdent plusieurs résidences. Cet état de choses avantage très sérieusement les conservateurs. Le gouvernement libéral, dès son arrivée au pouvoir essaya de supprimer le vote plural. Il se heurta à l'opposition irréductible de la Chambre des Lords. Le principal organe libéral, la Westminster Gazette, évalue à 600.000 le nombre de personnes votant plusieurs fois; sur ce nombre, dit-elle, les conservateurs sont dans la proportion de 2 pour 1.

Tel qu'il est, avec ses étrangetés et ses anomalies, le scrutin qui vient de finir n'a donné une majorité nette à aucun des deux partis. L'électeur britannique s'est un peu comporté comme l'âne de Buridan; placé entre deux picotins, le picotin radical et le picotin unioniste, il s'est montré incapable de choisir définitivement l'un ou l'autre. Il est donc possible, il est même probable que cette épreuve non concluante, devra être prochainement re

commencée. Ce sont les Irlandais, qu'on le veuille ou non, qui seront les arbitres du prochain Parlement anglais. M. Asquith, en battant le rappel de toutes ses forces, pourrait, à la rigueur, gouverner sans eux; mais il ne peut pas songer à gouverner contre eux; le voilà contraint de s'entendre étroitement avec M. Redmund, le leader nationaliste qui devient désormais son plus sûr appui.

Le fait qu'un Parlement britannique se trouve ainsi à la merci du groupe irlandais prouve assez les complications et l'embarras qu'entraîne pour l'Angleterre cette malheureuse question d'Irlande dont les Anglais n'ont pas pu ou n'ont pas voulu jusqu'ici faire aboutir la solution. En déniant aux Irlandais le droit de se gouverner eux-mêmes en les rivant bon gré, mal gré au Parlement de Londres, les Anglais courent le risque de voir dans certains cas ce Parlement échapper à leur propre direction. C'est la vengeance, la juste vengeance de l'Irlande; on a, il y a un siècle, détruit son Parlement; on lui refuse obstinément le Home Rule; or, par le jeu des circonstances, ces députés irlandais qui n'ont aucun droit à Dublin deviennent les maîtres de Westminster.

Il est clair, toutefois, qu'aucun des grands problèmes intéressant directement l'Angleterre ne saurait être réglé par une majorité dépendant presque uniquement des voix irlandaises. Le simple bon sens le proclame; les libéraux ne réformeront pas les Lords, grâce au concours irlandais pas plus que ce concours-là n'autoriserait les conservateurs à introduire le Tarif-Reform. La nouvelle Chambre des Communes, telle qu'elle est constituée es' incapable d'effectuer aucun de ces grands changements.

Les députés irlandais sont, de par une vieille tradition, liés au parti libéral. Ils savent que, pour la réalisation de leur plus cher désir, s'ils n'ont pas autant qu'on pourrait croire à espérer des libéraux, ils n'ont, par contre, rien, absolument rien, à attendre des conservateurs. La Chambre des Lords, notamment, est leur plus violent adversaire. N'est-ce pas elle qui rejeta et fit définitivement échouer le Home Rule après que les Communes sous l'impulsion de Gladstone l'avaient voté ? Il n'est pas sûr, néanmoins, que les Irlandais suivront en tout et pour tout M. Asquith et surtout qu'ils le suivront sans conditions. Dans le budget de Lloyd George, qui va être voté par les deux Chambres, certaines clauses, les droits sur le whisky notamment, leur déplaisent et ils en demanderont peut-être la modification. Ils n'accorderont leur concours que donnant donnant. Or, la principale compensation qu'ils pourraient demander, c'est-à-dire telle ou telle forme d'autonomie,

M. Asquith n'a guère les moyens de la leur accorder, sous peine de mécontenter gravement les électeurs anglais qui ont, à différentes reprises, clairement indiqué, qu'ils ne voulaient pas entendre parler du Home Rule tout projet de loi proposant de l'instituer, s'il était voté par les Communes serait, infailliblement, rejeté par les Lords. Voilà le gouvernement libéral obligé de subir cette nouvelle humiliation ou bien de la relever en dissolvant la Chambre et en décrétant de nouvelles élections qui, faites sur une pareille question, donneraient presque sûrement la majorité aux

conservateurs.

C'est là ce qui rend la situation si difficile et si incertaine. N'oublions pas que les députés irlandais ne sont pas libres du côté de leurs électeurs. M. Redmond, leur leader, s'il est très puissant à Westminster, l'est beaucoup moins à Dublin. Le nationalisme irlandais se manifeste par de nouvelles organisations qui n'ont que mépris pour les luttes et les tactiques parlementaires. Il se peut aussi que l'Irlande, dans son ensemble n'ait pas les mêmes raisons que les libéraux anglais de se détourner du protectionnisme. L'Irlande, pays agricole presque dépourvu d'industrie, à l'exception du district de l'Orange et de la région de Belfast, aurait, semble-t-il, plus à gagner qu'à perdre à l'établissement d'un tarif protecteur. Et voilà encore une nouvelle complication.

Le scrutin du mois dernier, s'il a pu causer quelque surprise, a fait paraître dans son ensemble, les qualités et les défauts de l'électeur britannique. Il nous éclaire merveilleusement sur le caractère de John Bull; pratique, terriblement réaliste, plein de pondération et de bon sens, ayant horreur des notions abstraites, méfiant pour tout ce qui sent la nouveauté. De cette controverse constitutionnelle, où prétendait l'entraîner Lloyd George, il se moque comme d'une guigne l'arbitraire des Lords, les privilèges des Communes, l'atteinte portée aux droits de la démocratie, toutes les belles phrases qu'on peut échafauder là-dessus le laissent indifférent. Il n'est sensible qu'aux réalités environnantes; ce sont les faits seuls qui le frappent, non point les grandes idées ou les grands mots. Il ignore ce que peut bien être une constitution. De fait, il a toujours connu des Lords, une Chambre-Haute. Il ne concevrait guère son pays sans Lords, pas plus qu'il ne le concevrait sans foot ball et sans cricket. Ce qu'il voit de plus clair dans l'affaire actuelle, c'est que les Lords ont donné un coup de pied à Lloyd George; il n'arrive pas à leur en vouloir pour cela; il dirait plutôt comme l'autre :

Cet animal est très méchant,
Quand on l'attaque il se défend.

Et voici un trait de John Bull, qui mérite assurément tous les éloges, et qui doit lui valoir toute notre sympathie. Pour enflammer l'opinion publique, Lloyd George et ses acolytes n'avaient pas craint de recourir aux excitations démagogiques, à la haine de classe non déguisée. C'était là, remarquons-le, chose toute nouvelle en Angleterre. Pour peu que vous ayez lu quelqu'une de ces innombrables harangues électorales, pleines d'esprit populassier et de verve gouailleuse que le Chancelier de l'Echiquier a prononcées dans toutes les parties de l'Angleterre, vous avez senti certainement ce qu'il y avait là de violent et de haineux. On en voulait aux Lords non pas tant parce qu'ils exerçaient un pouvoir législatif, mais parce qu'ils possédaient la fortune et la terre; contre ces quelques privilégiés qui possèdent, on essayait d'ameuter la masse de ceux qui ne possèdent pas. Or, cette propagande socialiste est restée sans résultat. Le peuple anglais dans son ensemble, n'a pas marché contre les grands propriétaires et les riches. Il a refusé de voir, dans cette guerre à la richesse, le souverain remède à tous ses maux : « Quand j'aurai ruiné quelques landlords, s'est-il demandé, en serai-je moi-même mieux portant?» Et il a résolument tourné le dos à Lloyd George et à ses prédications.

Il convient d'admirer, sans doute, cette sagesse, cette clairvoyance, ce bon sens. Chaque fois qu'il s'agit de toucher à quelqu'une des choses fondamentales de la société, l'électeur britannique se montre plein de précautions; il a le sentiment confus qu'on ne saurait toucher à ces choses qu'en y regardant à deux fois, que cette société, telle qu'elle est, est le produit d'innombrables efforts, que les prétendues réformes ne font assez souvent que rendre les choses pires, qu'il est très facile de déranger, de détruire et très difficile au contraire, de fonder. Oui, tout cela sans doute, vaut qu'on le loue et surtout qu'on l'imite; tout cela fait partie de ce sens politique qui est inné chez nos voisins.

N'oublions pas, cependant, que si les conservateurs, si les Lords, les riches ont victorieusement déjoué les attaques de leurs adversaires, c'est surtout à leur propre énergie, à leur vigueur, à leur forte organisation qu'ils le doivent.

Aide-toi

L'électeur t'aidera !

C'est là une maxime qu'on applique en Angleterre et que les personnes intéressées feraient bien de méditer chez nous. Pour

avoir une idée de ce qu'est la lutte électorale chez les Anglais, il suffit de considérer la proportion des votants. Cette proportion est énorme dans certaines circonscriptions, elle a été de 97 0/0, c'est-à-dire que tout le monde a pris part au vote à l'exception des malades à l'agonie. Si l'on considère l'ensemble du pays, on voit qu'elle a été en moyenne de 90 à 95 0/0, c'est-à-dire, presque le double de ce qu'elle est chez nous.

Comme il sied à un peu

Les Américains et la Mandchourie. ple jeune, nouvellement né à la politique internationale, les EtatsUnis d'Amérique possèdent une diplomatie dont le personnel pas plus que les méthodes ne ressemblent aucunement à ceux de l'ancien monde. Au lieu des lenteurs, des hésitations, des réticences, on va droit au but; on dit les choses crûment; quand on se trouve devant quelque difficulté trop grande, au lieu de perdre son temps à tâcher de la résoudre, on commence par la supprimer. Le malheur est que ladite difficulté existe toujours au profit de quelqu'un; rien d'étonnant que ce dernier proteste contre une manière d'agir aussi expéditive.

Les Américains se plaignent que le fameux principe de la porle ouverte en Mandchourie, s'il existe dans les traités, n'existe aucunement dans la réalité. Les Russes lui portent atteinte dans le Nord de la province et les Japonais beaucoup plus encore, dans le Sud. Sous prétexte de protéger leur chemin de fer (et l'on sait qu'ils embranchent sur la ligne principale des lignes accessoires), ceux-ci entretiennent dans le pays, un véritable corps d'occupation; leurs soldats, leurs agents règnent en maîtres sur plusieurs kilomètres à droite et à gauche de la ligne, c'est-à-dire, dans presque toutes les grandes villes. Le gouvernement continue à être exercé par les autorités chinoises; mais les mandarins chinois mettent toute leur souplesse (et Dieu sait s'ils en ont), à ne rien faire qui puisse déplaire aux hommes puissants que tant de baïonnettes protègent. Partant, où sont les Japonais, les commerçants étrangers éprouvent, pour s'installer, des difficultés presque insurmontables.

Pour modifier un tel état de choses qui leur est préjudiciable, les Américains viennent de faire aux grandes puissances la proposition suivante : le chemin de fer transmandchourien, la partie russe aussi bien que la partie japonaise serait neutralisé ; on le prendrait aux Japonais et aux Russes pour le rendre à la Chine. Au cas où les deux intéressés n'accepteraient pas semblable proposition, les puissances aideraient la Chine à construire une autre

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